Déclaration de M. Xavier Bertrand, ministre de la santé et des solidarités, sur l'interdiction de fumer dans les lieux publics, à l'Assemblée nationale le 27 septembre 2006.

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Circonstance : Audition auprès de la Mission d'information sur l'interdiction de fumer dans les lieux publics à l'Assemblée nationale le 27 septembre 2006

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les Parlementaires,
Aujourd'hui, je viens vous présenter ma conviction de Ministre de la santé. Et ma conviction c'est qu'il faut interdire de fumer dans les lieux publics le plus vite possible, dès le début de l'année 2007. Chacun s'accorde à reconnaître que le statu quo n'est plus possible. En effet, comme en matière de sécurité routière, les comportements évoluent, et cette décision est très attendue. Par ailleurs, la loi de 1991 et son décret d'application sont mal appliqués et ne suffisent plus, M. Evin le reconnaît lui-même. Il faut dire que ce texte, novateur à l'époque, ne pouvait pas tenir compte de faits nouveaux : ce qui était davantage un problème social est désormais un problème et un enjeu de santé publique. Oui, la médecine progresse et elle nous apporte de nouvelles connaissances sur les conséquences du tabagisme passif, autrefois mal connu. Le tabagisme tue des fumeurs et aussi des non-fumeurs.
C'est donc l'affaire de tous de protéger les non-fumeurs, de mettre fin à la cohabitation forcée entre fumeurs et non-fumeurs, de protéger les salariés et les clients, mais aussi d'aider ceux qui souhaitent s'arrêter.
Mais cette décision, si elle est ambitieuse en termes de santé publique, devra être également réaliste, pragmatique pour être réellement efficace, non seulement applicable mais surtout appliquée. C'est pourquoi je souhaite que nous nous déterminions sur les seules questions qui demeurent, celle des adaptations. Jean-Louis Debré, Président de l'Assemblée nationale, l'a bien compris lorsqu'il a souhaité la mise en place de votre mission d'information sur l'interdiction de fumer dans les lieux publics : il est nécessaire que le débat démocratique s'engage sur l'ensemble de ces questions. D'ailleurs, le débat s'est en quelques mois déplacé pour l'ensemble de la société ; la question n'est plus de savoir s'il faut interdire, mais quand et comment le faire.
I/ Vos travaux l'ont démontré, la situation a changé, tant sur le plan scientifique que juridique et social.
Rappelons-nous les débats autour de la Loi de 1991, qui portaient plus sur la question de la publicité et plaçaient la séparation entre fumeurs et non-fumeurs sous l'angle de l'éducation à la santé. Rappelons-nous aussi combien les méfaits du tabac sur la santé étaient peu connus, pour les fumeurs et surtout pour les non-fumeurs exposés à la fumée.
En la matière, la science a progressé ; il est normal que la politique de lutte contre le tabac connaisse des avancées continues, progressives, en rapport avec ce que nous savons. Ce que nous savons, et que nous ne savions pas au début des années 1990, ce sont deux chiffres forts : le tabac tue 66 000 fumeurs par an, mais aussi 5 000 personnes victimes du tabagisme passif ! Oui, on peut mourir du tabac sans fumer.
Tenant compte de ces nouvelles connaissances, nous menons depuis 2002 une politique volontariste. La hausse des prix, notre politique de sensibilisation et de prévention accrues ont produit de réels effets: ce sont 1,4 million de Français qui ont arrêté de fumer en trois ans. Mais l'augmentation de la consommation de cigarettes au début de l'année 2006, après une diminution de 30 % depuis 2002 nous incite à la vigilance, et surtout à mener une politique plus active sur le tabagisme passif comme le Président de la République nous y a engagé lors de la présentation de la deuxième phase du Plan Cancer. Nous avons mené nos politiques de prévention et de hausse des prix du tabac ; il est temps désormais de franchir une nouvelle étape avec l'interdiction de fumer dans les lieux publics.
Toutes ces données nous confortent dans notre premier objectif : il s'agit bien de mettre fin à la cohabitation forcée entre fumeurs et non-fumeurs.
Notre deuxième objectif, protéger les salariés, est bien sûr une exigence de santé publique ; c'est aussi de plus en plus une exigence juridique. Comme vous l'avez souligné lors de vos travaux, le cadre juridique a profondément évolué depuis 15 ans.
Les conséquences de l'arrêt du 29 juin 2005 de la Cour de cassation sont importantes. Si un salarié fait connaître à son employeur qu'il est mis dans des conditions de travail telles que ses droits ne sont plus préservés sur le plan de la santé et si l'employeur ne respecte pas le droit du salarié à ne pas être exposé au tabac dans l'entreprise, le salarié peut prendre acte de la rupture ; cela revient à constater le licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Le salarié aura obtenu gain de cause avec toutes les indemnités afférentes à ce type de licenciement.
Les salariés fumeurs pourraient également être désormais mis en cause par leurs collègues.
Enfin, la responsabilité de l'Etat a été directement mise en cause dans un arrêt du Tribunal administratif de Paris de 2006. Celui-ci reconnaît un préjudice moral du fait de la carence de l'Etat à faire respecter la réglementation relative à la lutte contre le tabagisme.
Ces données s'imposent à tous.
II/ L'interdiction est d'ailleurs attendue, très attendue, par les Français.
Toutes les enquêtes d'opinion, régulières, nombreuses, convergent : entre 70 % et 80 % des Français sont favorables à une interdiction totale de fumer dans les lieux publics et les fumeurs comme les non-fumeurs adhèrent à cette idée. Mais seuls 40 % des Français sont favorables à une interdiction totale, y compris dans les restaurants, les discothèques, les bars et les bars tabac [sondage IFOP/MAS de septembre 2006]. Plus de la moitié des personnes interrogées est favorable à des aménagements, et à un délai pour s'habituer à cette mesure. Ces chiffres doivent être pris en considération si nous souhaitons prendre une décision réellement comprise et appliquée.
La consultation du grand public a aussi eu lieu sur le forum tabac accessible sur www.forum.gouv.fr. Depuis le 31 mai, nous avons eu 4 mois de débats très riches sur l'interdiction en général, mais aussi sur d'éventuelles adaptations, avec près de 200 échanges par jour en moyenne, et des pics de fréquentation qui ont saturé par deux fois le serveur du SIG. Je voudrais vous faire part de quelques messages d'internautes :
- « Parce que je ne supporte pas l'odeur du tabac, dois-je me priver d'aller boire un coup au bistrot ou manger au restaurant ? » ;
- « C'est la même chose qu'il y a quelques années, avec la sécurité routière : certains automobilistes disaient : moi je ne mets pas la ceinture, je roule à 180,... Depuis que des sanctions sévères et régulières sont appliquées il y a beaucoup moins d'infractions et surtout beaucoup moins de mort sur la route ! » ;
- « Un aménagement des espaces publics, concerté, laissant à tous la liberté de fumer ou de ne pas fumer serait nettement plus en adéquation avec le principe de liberté. L'idée de fumoirs pourrait le permettre. »
- « La situation entre fumeurs et non-fumeurs s'est largement tendue sans que rien de sérieux soit fait pour y remédier. A l'exagération des enfumeurs (ce qui ne représente qu'une fraction des fumeurs), s'est opposée l'intransigeance croissante des enfumés. Il semble qu'en France, il faille qu'une situation devienne extrême pour que quelque chose soit fait, mais à ce moment là, le remède est drastique. Le balancier passe d'une extrême à l'autre. »
- « C'est fou cet axiome comme quoi l'interdiction de fumer dans les bars va définitivement enterrer la profession. On a l'exemple étranger de l'Irlande, l'Italie, certains états des Etats-Unis,... et a chaque fois il n'y a pas eu de problèmes, bien au contraire. »
Ce forum m'a conforté dans une conviction : nous devons interdire aussi pour mobiliser l'ensemble de la société et déclencher une prise de conscience, comme cela a été le cas pour la sécurité routière où nous avons réussi avec succès à faire reculer le nombre de victimes, le nombre de morts.
Il était également nécessaire d'écouter tous les experts, de rencontrer l'ensemble des professionnels concernés et des associations qui se mobilisent depuis longtemps sur ce dossier. Le travail de cette mission d'information me semble à ce titre exemplaire, avec la volonté d'avancer sur les sujets qui préoccupent nos concitoyens par la concertation, le dialogue et la transparence, préalables à toute décision.
J'ai moi-même depuis un an mené une large concertation : j'ai reçu des spécialistes, des responsables d'associations comme d'organisations professionnelles. Je peux vous dire que les esprits ont très nettement évolué, surtout ces derniers mois : le principe de l'interdiction n'est même plus remis en cause et certains syndicats comme le SYNHORCAT (Syndicat national des Hôteliers Restaurateurs Cafetiers et Traiteurs) se prononcent même pour l'interdiction totale. D'autres comme les bars tabac souhaitent un délai, alors que les représentants des casinos et des discothèques sont plutôt soucieux de pouvoir obtenir des adaptations pérennes.
Je veux le redire : le principe d'interdiction n'est plus aujourd'hui remis en cause. Les principaux acteurs de ces secteurs d'activité ont compris le caractère inéluctable de l'interdiction de fumer en raison notamment de l'évolution européenne.
III/ Vous le voyez, vous le savez, à l'évidence, l'interdiction s'impose ; mais le débat public nous a montré que la vraie question aujourd'hui est, plus que de l'acceptation de la décision, celle de son applicabilité. C'est sur ce point que j'attends beaucoup des conclusions de la mission d'information.
Je suis pour ma part pour une solution à la fois ambitieuse et pragmatique. Je crois qu'il est nécessaire de réfléchir à d'éventuelles adaptations pour que cette mesure soit applicable et appliquée. C'est, je le pense, la question essentielle. Celle du vecteur juridique, si elle est bien sûr importante, ne vient qu'après.
L'étude des modèles étrangers se révèle intéressante : dans tous les pays européens qui ont changé leur législation, la question des adaptations a fait l'objet de nombreux débats. Certains pays européens comme la Norvège, l'Irlande ou l'Ecosse ont mis en place une interdiction totale de fumer dans les lieux publics. Demain, l'Angleterre, l'Irlande du Nord, la Slovénie et la Lituanie le feront également. D'autres pays pratiquent des adaptations. Ainsi la Belgique, la Suède et l'Italie ont aménagé l'interdiction avec des pièces fumeurs fermées, que ce soit dans tous les lieux publics ou juste dans les lieux de convivialité.
Ces pièces fumeurs, hermétiquement closes et ventilées, respectant des normes sanitaires très strictes. Aucune prestation de service ne devrait être autorisée dans leur enceinte, de manière à protéger tous les salariés, même les salariés des entreprises de nettoyage de ces espaces réservés, soumis aux mêmes normes de sécurité. Ce type d'aménagement ne contredirait pas les objectifs de santé publique, dans la mesure où plus personne ne serait exposé à la fumée de cigarette sans le vouloir. Salariés comme non-fumeurs seraient ainsi protégés. Et je voudrais rappeler que permettre les adaptations, ce n'est pas les encourager.
La question doit aussi se poser du périmètre des lieux concernés. Vous avez soulevé lors de vos auditions le cas particulier des lieux de convivialité. Dans la plupart des pays européens, des dérogations ou des aménagements sont prévus pour les restaurant, les bars, les bars tabac, les discothèques et les casinos. Vous avez largement évoqué le cas particulier des bars tabac, dont la situation est particulière à deux égards. D'une part, ils sont caractérisés par un lien contractuel de servitude avec l'Etat. D'autre part, les bars tabac jouent un rôle important pour la vie sociale sur l'ensemble de notre territoire. Mais il n'est pas envisageable de faire une exception totale et donc définitive ou alors il faudrait renoncer à vouloir protéger les salariés. Ce serait aussi s'exposer pour les professionnels à nombre de contentieux dont nous constatons aujourd'hui l'émergence.
Se pose enfin la question du délai de mise en oeuvre de l'interdiction. Dans tous les pays européens qui ont renforcé leur législation anti-tabac, un délai de 9 à 22 mois a été laissé entre le vote et l'application. Par exemple, un délai de 22 mois en Italie, et d'un an en Irlande, a été laissé entre le vote et l'application. Aucun pays n'a laissé aucun délai. Mais il faut rappeler qu'en France cela fait déjà près d'un an que le débat est sur la place publique : c'est pourquoi je pense qu'une interdiction de fumer dès le début de l'année prochaine est à la fois envisageable et souhaitable, et qu'une progressivité peut être nécessaire pour certains secteurs d'activité. Elle correspond également au temps que nous souhaitons employer pour les campagnes d'éducation à la santé et l'accompagnement à l'arrêt du tabac. D'ores et déjà, depuis 2002, nous avons mené 2 campagnes grand public par an sur les méfaits du tabagisme. Et depuis 2004 nous menons des campagnes grand public sur les méfaits du tabagisme passif : en novembre 2004, en mai 2005 et en mai 2006. La prochaine est prévue pour novembre, et il est évident que nous amplifierons ce mouvement en cas d'interdiction dans les lieux publics. En effet, il faut renforcer la sensibilisation et l'éducation à la santé en parallèle de la mise en oeuvre d'une telle mesure. Interdire est certes efficace ; mais interdire en responsabilisant, c'est mieux.
Afin de s'assurer de la mise en oeuvre effective de ces mesures, les contrôles et les amendes, pour les propriétaires et gérants d'établissement comme pour les clients, pourraient être renforcés.
Ce n'est pas cette approche répressive que je souhaite favoriser, mais une approche globale de prévention et de responsabilisation.
Nous souhaitons aussi accompagner l'arrêt du tabac pour les fumeurs qui le désirent. C'est, avec la protection des non-fumeurs et celle des salariés, le troisième pilier de cette interdiction. Nous travaillons ainsi avec l'Assurance maladie sur la question de la prise en charge des substituts nicotiniques. Je souhaite également associer les complémentaires santé, ainsi que les entreprises qui font le choix d'aider leurs salariés, sur ce sujet.
Je suis persuadé que l'interdiction de fumer est attendue. Nous sommes, Mesdames, Messieurs les Parlementaires, très attendus. source http://www.sante.gouv.fr, le 3 octobre 2006