Texte intégral
Madame la Vice Premier Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Présidents de délégation,
Mesdames, Messieurs,
Je suis venu ici, apporter avec beaucoup d'humilité (n'y voyez surtout pas une précaution oratoire), une contribution à votre réflexion sur la nature du combat contre l'intolérance. Votre présence à ce Forum, tout comme la mienne au demeurant, est en elle-même un premier signe : nul ne peut faire l'économie d'une telle réflexion car l'intolérance est partout une menace dans le monde. Si les valeurs le sont, les anti-valeurs, elles aussi, peuvent être universelles. J'aurais aimé être en mesure de dire que, sur ce point, la France fait exception.
La société française pourtant, est elle aussi confrontée au fléau de l'intolérance. Elle est traversée par la multiplicité des formes de ce phénomène : dans sa relation complexe à l'étranger, dans sa relation ambiguë à l'universalité et à la parité, dans sa volonté réparatrice qui tolère les discriminations en prétendant les réprimer, qu'il s'agisse du choix de sa sexualité ou de regarder en face les inégalités sociales.
Aussi singulières que soient chacune des manifestations de l'intolérance, toutes consistent à opprimer les individus en bafouant leur dignité, leur égalité et l'exercice concret de leur liberté.
Pour le citoyen français que je suis, mais aussi comme membre du gouvernement de mon pays, il y a de l'intolérable dans cette réalité-là. Je suis pourtant enclin à penser que l'intolérance est davantage une réaction, un réflexe second, que toute autre chose. Cela ne retranche rien au scandale qu'elle constitue, mais le savoir permet, peut-être, de mieux la combattre.
En effet, l'intolérance n'est jamais aussi forte que là où les difficultés sociales de tous ordres poussent dans l'impasse du repli sur soi. De même, n'est-elle pas également l'envers négatif d'un enjeu progressiste et contemporain, celui de la reconnaissance de la diversité culturelle ? En ce sens, l'intolérance désigne elle-même ce qui la fera succomber. Il s'agit là d'un trait particulièrement marqué dans mon pays.
Nous sommes en effet de toute part sommés de relever le défi de la diversité culturelle. Pas une de nos institutions, pas une de nos représentations n'y échappe. Cela concerne ainsi notre système éducatif, qui cherche à se transformer, sans rien concéder de ses ambitions républicaines, mais afin de remplir ses missions auprès de tous. C'est vrai de nos médias, de nos institutions culturelles elles-mêmes, qui ne sont pas toujours le reflet de l'étonnante diversité du paysage culturel français.
Ma conviction est que, pour changer vraiment les choses, nous sommes tenus de surmonter un obstacle majeur : le centralisme dans l'organisation politique de la société. Beaucoup pensent, en France y compris, que nous héritons ce centralisme de notre histoire. A mes yeux, il relève bien davantage d'une usurpation historique. Le génie de "89", c'est le partage du pouvoir et le surgissement d'une communauté de citoyens respectueux de leur propre diversité. Mais la question reste entière car cet idéal est en perte de vitesse faute de prise sur le réel.
Faut-il dès lors emprunter la voie que certains préconisent ? Elle consiste à entériner le déclin de l'Etat nation pour ouvrir l'ère du communautarisme et du régionalisme. J'aimerais vous dire brièvement pourquoi je ne m'inscris pas dans cette perspective, sans aucunement dénier la validité qu'elle peut avoir dans d'autres cas nationaux.
Permettez-moi tout d'abord de remarquer que le communautarisme promet beaucoup plus qu'il ne tient. En se repliant sur elle-même, une communauté, quelle qu'elle soit, nourrit l'illusion de se protéger et de cultiver son identité. Mais l'expérience enseigne l'inverse. Comme l'a très bien montré le sociologue français Alain Touraine, le rejet du cadre national par une communauté, présente le fâcheux inconvénient de la livrer poings et mains liés à un autre type d'uniformité : celui de la mondialisation libérale qui n'a pas encore trouvé de véritable concurrente.
Le communautarisme permet certes de se mettre à l'abri des pires des agressions que suscitent une origine, un choix sexuel ou une appartenance religieuse. Mais pouvoir cohabiter sans échanger avec les autres, est-ce vraiment une victoire ? Plus encore, il y a une forme de tolérance qui dessert ce qui est toléré. Je fais ici référence à toute une tradition philosophique, qui, de Vladimir Jankélévitch à Karl Popper, a su montrer que la tolérance rimait parfois avec l'indifférence. Condorcet souligne quant à lui que la tolérance s'apparente parfois à "une permission donnée par des hommes à d'autres hommes". Sous cette forme, elle comporte donc immanquablement une part de condescendance et de mépris. Elle est la perpétuation déguisée d'une domination, d'une supériorité illégitime. Tolérer l'avortement en privant de moyens ceux qui s'efforcent de faire respecter ce droit, c'est au fond se montrer intolérant.
Il me semble en tout cas que le respect authentique est préférable à cette figure de la tolérance. Si l'intolérance est toujours une anti-valeur, la tolérance n'est pas toujours une valeur.
Cela d'autant plus que, poussée à l'extrême, la tolérance "finit par se nier elle-même". On ne peut pas, on ne doit pas, tout tolérer, l'argument est bien connu. Plus fondamentalement, quand la tolérance est le masque du "laissé faire", elle s'exerce en définitive au détriment de son objet. La Rochefoucauld nous l'indique ironiquement : "Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui."
D'autre part, il se pourrait bien que le communautarisme se trompe lui-même sur ce qu'est une communauté. Le philosophe italien, Roberto Esposito, le démontre magistralement. Permettez-moi de le citer un peu trop longuement : "... est commun ce qui n'est propre à personne (...). Est commun non pas ce qui est privé et particulier, mais ce qui est public et général, et même tendancieusement universel, ce qui par conséquent n'a pas à voir avec l'identité, mais au contraire avec l'altérité".
Etre en commun, vivre ensemble, ce n'est pas me confondre avec ceux qui me ressemblent, c'est à l'inverse avoir affaire à celui qui m'est étranger, qui est différent de moi. On me dira peut-être que cela vaut tout aussi bien pour la communauté nationale. Et c'est vrai. Sur ce point, je n'ignore pas que mon pays a encore beaucoup à faire. Respecter la diversité relève d'une tâche immense mais certainement pas insurmontable.
Le gouvernement auquel j'appartiens s'y efforce avec beaucoup de modestie.
Les premiers résultats obtenus sont autant de points d'appui. Il s'agit de la loi pour la parité entre les femmes et les hommes dans la vie publique, de la nouvelle forme d'union que constitue le Pacte civil de solidarité (PACS), des efforts demandés aux médias pour qu'ils reflètent mieux la diversité de la société française, ou bien encore du combat contre le harcèlement sexuel au travail, et de la loi Gayssot contre les discriminations.
Par ailleurs, nous sommes, en ce moment même, en train d'engager une nouvelle étape de la décentralisation de notre organisation politique. Le souci qui nous guide en permanence est de démocratiser nos institutions. Il n'y a qu'une seule décentralisation qui vaille, celle qui rend le pouvoir aux citoyens. Je suis pour ma part chargé, au sein du gouvernement français, de construire le volet culturel de cette ambition. Cela implique une révolution dans nos mentalités, nos représentations mais aussi nos structures. L'enjeu est de reconnaître, dans les actes, la diversité et la richesse de nos cultures régionales, de nos langues, des attentes de ceux qui les portent. Pour y parvenir, les collectivités publiques sont des points d'appui précieux quand on les traite en véritables acteurs.
La contribution de la France à l'humanisme universel est souvent soulignée. Si nous sommes porteurs de cet universalisme, c'est parce que notre culture a beaucoup emprunté aux vôtres. En ce sens, il est beaucoup plus une dette qu'un apport spécifique. Nous voulons aujourd'hui en faire une utopie concrète. Pour cela, nous voulons réhabiliter le désir de politique chez nos concitoyens. La France ne doit pas être une pyramide mais un amphithéâtre comme le disait un récent disparu Félix Castan, écrivain occitan, profondément attaché à l'unité de notre République. Je suis pour ma part très curieux de toutes vos contributions à ce chantier commun.
Merci de m'avoir écouté.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 31 janvier 2001)
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Présidents de délégation,
Mesdames, Messieurs,
Je suis venu ici, apporter avec beaucoup d'humilité (n'y voyez surtout pas une précaution oratoire), une contribution à votre réflexion sur la nature du combat contre l'intolérance. Votre présence à ce Forum, tout comme la mienne au demeurant, est en elle-même un premier signe : nul ne peut faire l'économie d'une telle réflexion car l'intolérance est partout une menace dans le monde. Si les valeurs le sont, les anti-valeurs, elles aussi, peuvent être universelles. J'aurais aimé être en mesure de dire que, sur ce point, la France fait exception.
La société française pourtant, est elle aussi confrontée au fléau de l'intolérance. Elle est traversée par la multiplicité des formes de ce phénomène : dans sa relation complexe à l'étranger, dans sa relation ambiguë à l'universalité et à la parité, dans sa volonté réparatrice qui tolère les discriminations en prétendant les réprimer, qu'il s'agisse du choix de sa sexualité ou de regarder en face les inégalités sociales.
Aussi singulières que soient chacune des manifestations de l'intolérance, toutes consistent à opprimer les individus en bafouant leur dignité, leur égalité et l'exercice concret de leur liberté.
Pour le citoyen français que je suis, mais aussi comme membre du gouvernement de mon pays, il y a de l'intolérable dans cette réalité-là. Je suis pourtant enclin à penser que l'intolérance est davantage une réaction, un réflexe second, que toute autre chose. Cela ne retranche rien au scandale qu'elle constitue, mais le savoir permet, peut-être, de mieux la combattre.
En effet, l'intolérance n'est jamais aussi forte que là où les difficultés sociales de tous ordres poussent dans l'impasse du repli sur soi. De même, n'est-elle pas également l'envers négatif d'un enjeu progressiste et contemporain, celui de la reconnaissance de la diversité culturelle ? En ce sens, l'intolérance désigne elle-même ce qui la fera succomber. Il s'agit là d'un trait particulièrement marqué dans mon pays.
Nous sommes en effet de toute part sommés de relever le défi de la diversité culturelle. Pas une de nos institutions, pas une de nos représentations n'y échappe. Cela concerne ainsi notre système éducatif, qui cherche à se transformer, sans rien concéder de ses ambitions républicaines, mais afin de remplir ses missions auprès de tous. C'est vrai de nos médias, de nos institutions culturelles elles-mêmes, qui ne sont pas toujours le reflet de l'étonnante diversité du paysage culturel français.
Ma conviction est que, pour changer vraiment les choses, nous sommes tenus de surmonter un obstacle majeur : le centralisme dans l'organisation politique de la société. Beaucoup pensent, en France y compris, que nous héritons ce centralisme de notre histoire. A mes yeux, il relève bien davantage d'une usurpation historique. Le génie de "89", c'est le partage du pouvoir et le surgissement d'une communauté de citoyens respectueux de leur propre diversité. Mais la question reste entière car cet idéal est en perte de vitesse faute de prise sur le réel.
Faut-il dès lors emprunter la voie que certains préconisent ? Elle consiste à entériner le déclin de l'Etat nation pour ouvrir l'ère du communautarisme et du régionalisme. J'aimerais vous dire brièvement pourquoi je ne m'inscris pas dans cette perspective, sans aucunement dénier la validité qu'elle peut avoir dans d'autres cas nationaux.
Permettez-moi tout d'abord de remarquer que le communautarisme promet beaucoup plus qu'il ne tient. En se repliant sur elle-même, une communauté, quelle qu'elle soit, nourrit l'illusion de se protéger et de cultiver son identité. Mais l'expérience enseigne l'inverse. Comme l'a très bien montré le sociologue français Alain Touraine, le rejet du cadre national par une communauté, présente le fâcheux inconvénient de la livrer poings et mains liés à un autre type d'uniformité : celui de la mondialisation libérale qui n'a pas encore trouvé de véritable concurrente.
Le communautarisme permet certes de se mettre à l'abri des pires des agressions que suscitent une origine, un choix sexuel ou une appartenance religieuse. Mais pouvoir cohabiter sans échanger avec les autres, est-ce vraiment une victoire ? Plus encore, il y a une forme de tolérance qui dessert ce qui est toléré. Je fais ici référence à toute une tradition philosophique, qui, de Vladimir Jankélévitch à Karl Popper, a su montrer que la tolérance rimait parfois avec l'indifférence. Condorcet souligne quant à lui que la tolérance s'apparente parfois à "une permission donnée par des hommes à d'autres hommes". Sous cette forme, elle comporte donc immanquablement une part de condescendance et de mépris. Elle est la perpétuation déguisée d'une domination, d'une supériorité illégitime. Tolérer l'avortement en privant de moyens ceux qui s'efforcent de faire respecter ce droit, c'est au fond se montrer intolérant.
Il me semble en tout cas que le respect authentique est préférable à cette figure de la tolérance. Si l'intolérance est toujours une anti-valeur, la tolérance n'est pas toujours une valeur.
Cela d'autant plus que, poussée à l'extrême, la tolérance "finit par se nier elle-même". On ne peut pas, on ne doit pas, tout tolérer, l'argument est bien connu. Plus fondamentalement, quand la tolérance est le masque du "laissé faire", elle s'exerce en définitive au détriment de son objet. La Rochefoucauld nous l'indique ironiquement : "Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui."
D'autre part, il se pourrait bien que le communautarisme se trompe lui-même sur ce qu'est une communauté. Le philosophe italien, Roberto Esposito, le démontre magistralement. Permettez-moi de le citer un peu trop longuement : "... est commun ce qui n'est propre à personne (...). Est commun non pas ce qui est privé et particulier, mais ce qui est public et général, et même tendancieusement universel, ce qui par conséquent n'a pas à voir avec l'identité, mais au contraire avec l'altérité".
Etre en commun, vivre ensemble, ce n'est pas me confondre avec ceux qui me ressemblent, c'est à l'inverse avoir affaire à celui qui m'est étranger, qui est différent de moi. On me dira peut-être que cela vaut tout aussi bien pour la communauté nationale. Et c'est vrai. Sur ce point, je n'ignore pas que mon pays a encore beaucoup à faire. Respecter la diversité relève d'une tâche immense mais certainement pas insurmontable.
Le gouvernement auquel j'appartiens s'y efforce avec beaucoup de modestie.
Les premiers résultats obtenus sont autant de points d'appui. Il s'agit de la loi pour la parité entre les femmes et les hommes dans la vie publique, de la nouvelle forme d'union que constitue le Pacte civil de solidarité (PACS), des efforts demandés aux médias pour qu'ils reflètent mieux la diversité de la société française, ou bien encore du combat contre le harcèlement sexuel au travail, et de la loi Gayssot contre les discriminations.
Par ailleurs, nous sommes, en ce moment même, en train d'engager une nouvelle étape de la décentralisation de notre organisation politique. Le souci qui nous guide en permanence est de démocratiser nos institutions. Il n'y a qu'une seule décentralisation qui vaille, celle qui rend le pouvoir aux citoyens. Je suis pour ma part chargé, au sein du gouvernement français, de construire le volet culturel de cette ambition. Cela implique une révolution dans nos mentalités, nos représentations mais aussi nos structures. L'enjeu est de reconnaître, dans les actes, la diversité et la richesse de nos cultures régionales, de nos langues, des attentes de ceux qui les portent. Pour y parvenir, les collectivités publiques sont des points d'appui précieux quand on les traite en véritables acteurs.
La contribution de la France à l'humanisme universel est souvent soulignée. Si nous sommes porteurs de cet universalisme, c'est parce que notre culture a beaucoup emprunté aux vôtres. En ce sens, il est beaucoup plus une dette qu'un apport spécifique. Nous voulons aujourd'hui en faire une utopie concrète. Pour cela, nous voulons réhabiliter le désir de politique chez nos concitoyens. La France ne doit pas être une pyramide mais un amphithéâtre comme le disait un récent disparu Félix Castan, écrivain occitan, profondément attaché à l'unité de notre République. Je suis pour ma part très curieux de toutes vos contributions à ce chantier commun.
Merci de m'avoir écouté.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 31 janvier 2001)