Texte intégral
Discours de Claude Allègre : "Le Printemps des poètes" le 16 février 1999
Au mois d'octobre dernier, je n'ai pas hésité une seconde à adhérer à l'idée de Jack Lang de créer une fête de la poésie. J'ai aussitôt décidé que l'Education nationale devait non seulement y participer, mais constituer avec la Culture le fer de lance de cette opération.
Si l'on se confine au terrain utilitariste de lenseignement, on pourrait être tenté de dire qu'il ne sert à rien d'enseigner la poésie. C'est là une conception dangereusement réductrice de l'école. Je dirais au contraire que c'est justement parce que cela semble ne servir à rien qu'il faut en réaffirmer la place à tous les stades de léducation. Car la poésie est un élément essentiel de toute éducation puisquelle associe la langue et le rêve.
Toutes les sociétés ont eu leurs poètes et une société sans poésie ne peut davantage survivre qu'une société sans science. Le poète est le complément naturel du savant et, loin d'être incompatibles entre eux, ils se rejoignent naturellement. Les professeurs Nimbus et Tournesol sont des personnages poétiques ; Einstein s'adonnait à la musique et à la poésie, et c'est le poète Charles Cros qui a inventé le phonographe.
Au même titre que le savant, le poète participe au déchiffrage de l'homme et de la nature. Il est doté d'une sensibilité qui le rend apte à explorer les richesses, la complexité et la diversité de l'univers. Et son talent consiste à rendre cette sensibilité contagieuse.
De même, comme le savant, le poète ne se confine pas au fini ou au statique ; comme lui, il bouscule les dogmes. En cela, il dérange, et les régimes totalitaires ne le tolèrent pas , ainsi que le confirme le sort réservé à Lorca, fusillé par Franco. Dans une école démocratique, le poète aiguise l'esprit critique et novateur, en donnant droit de cité à la fantaisie et à l'imagination, source d'invention créative.
Le rôle de l'enseignant, c'est douvrir et daccompagner l'accès à des textes. Dans la petite enfance, ce n'est pas difficile. Dès le plus jeune âge, lenfant est sensible à la berceuse, à la ballade, puis il récite ou invente des comptines dans les cours de récréation.
A l'école primaire, la poésie contribue également à développer sa mémoire, et il stocke pour la vie un réservoir de vers et de strophes qui font partie de notre patrimoine et de notre mémoire collective. Il acquiert du même coup une maîtrise du langage qui structurera son esprit. Au fond de notre mémoire gisent des bribes de poèmes dont l'école a enrichi notre esprit et qui tiennent une place importante dans notre vie. Tout un florilège de poèmes contribue à cimenter notre identité nationale, comme dautres différents marquent les anglais, les allemands ou les espagnols.
"Ce siècle avait 2 ans, Rome remplaçait Sparte..."
"O temps suspends ton vol..."
"Ce toit tranquille où marche la colombe"
"Sois sage, ô ma douleur, et tiens toi plus tranquille..."
"Ecoute bûcheron, arrête un peu ton bras..."
"Il pleut sur le toit comme il pleut sur la ville..."
"Mais où sont les neiges d'antan ?"
"Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle ?"...
" Il est des parfums frais comme des chairs denfants "
" Ariane ma sur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ? "
De telles phrases sont la traduction anoblie de nos rêves, de nos émotions, de nos désirs, de nos peines. Soudain magnifié, le langage nous mène à la source de ce qui nous fait agir, penser ou croire et nous relie à ce quil y a de plus profond en nous et qui déclenche le rêve. Et si l'enfant est si sensible à la poésie, c'est que rien n'entrave sa sensibilité et sa réception spontanée. Il y a un enfant dans tout poète, et réciproquement. Puisse chaque adulte conserver une part denfance en lui, cest à dire de fraîcheur naïve, démerveillement au beau.
Mais la poésie constitue également un exceptionnel outil d'apprentissage du langage. Car c'est en manipulant les mots que le poète délivre son message. Dans l'enseignement secondaire, au delà des théories critiques, le travail sur la langue et l'alchimie des mots doit renforcer le plaisir d'écrire et de créer.
Car le poète ne se contente pas d'écrire " au pied de la lettre ". Il sonde la langue et la revivifie. Il crée les métaphores, et lorsqu'elles deviennent clichés, il les tord pour les faire renaître de leurs cendres, comme Bachelard qui transforme la "forme élancée" en "élan forcé". Bien avant le cyberspace le poète est fabriquant dun monde virtuel mais différent pour chacun de nous.
La lecture et la production de la poésie s'avèrent particulièrement nécessaires pendant l'adolescence, à l'âge où l'on éprouve ce que Francis Ponge appelait "la rage de s'exprimer" et le besoin "de recréer le monde en le nommant différemment". L'adolescent trouve dans la poésie l'écho de sa violence intérieure, l'innocence d'un regard neuf porté sur le monde, lexpression de son besoin de vagabondage incarné par Rimbaud. La poésie anime le silence éternel des espaces infinis des jeunes. Elle détruit les entraves, les interdits, les limites. Le délire poétique endigue la violence en lex-primant ; et il mène à une nouvelle lucidité, en nous faisant comprendre que "notre pâle raison nous cache l'infini".
Au lycée, le rôle de l'enseignant est donc d'accompagner la quête de l'adolescent, en l'aidant à décrypter : l'analyse est indispensable, à condition qu'elle ne constitue pas un but en soi. Ce n'est plus une question de programme ou de méthode imposée. La tâche de l'enseignant est de nourrir, chacun à sa manière, la curiosité des élèves, d'encourager leur spontanéité, dégagée des méandres du raisonnement, de fournir un complément vital à l'enseignement de la logique en lui ouvrant les portes du rêve , du jeu gratuit et de la séduction . Car pour paraphraser Paul Valéry, l'école doit respecter " l'équilibre entre la force sensuelle et la force intellectuelle du langage ".
En effet, il ne faut jamais oublier que les mots ne servent pas simplement la raison. Comme le disait Benjamin Perret, "les mots font l'amour : ils se font des enfants", et, par essence, la poésie est féconde. Le langage est aussi un instrument de recherche onirique. Le poète aide l'enfant et l'adolescent à pêcher des mots sous la nuit de l'inconscient.
La présence de la poésie à l'école a donc pour objet d'accéder à des secrets susceptibles darmer les adultes et dhumaniser la société. Du reste, point nest besoin de donner des consignes ministérielles à ce propos : je sais que la majorité des enseignants ont conscience de ces enjeux, et je tiens à encourager particulièrement tous ceux qui, à la grande joie de leurs élèves, ont créé des ateliers de lecture et décriture, où des poètes interviennent parfois, à la grande joie des élèves.
Pour toutes ces raisons et bien d'autres, l'Education nationale s'est donc résolument impliquée dans le Printemps des Poètes. Plusieurs milliers d'écoles et de collèges participeront au concours "Poèmes à suivre". Trente sept poètes ont ébauché un poème. La première strophe de chacun des poèmes sera adressée à l'ensemble des élèves qui participent au concours ; chacun pourra compléter celui de son choix et le renverra à l'auteur de l'incipit. Les quelque 200 poèmes sélectionnés par les auteurs seront publiés dans une anthologie à la rentrée 1999.
Parallèlement, jai tenu à ce que des recueils de poèmes soient distribués dans nos établissements scolaires.
Dans les lycées, sous le titre de "Poésie en Liberté", un concours de poésie sera organisé par le biais d'Internet. Ce concours s'adressera à tous les lycées de France métropolitaine et des DOM TOM, ainsi qu aux lycées français à l'étranger connectés par Internet. Le lycée Henri Wallon d'Aubervilliers constituera le lieu d'accueil du jury. Les Editions Hatier hébergeront le site du concours et publieront un choix de poèmes des lauréats, après délibération par un jury composé de 11 lycéens.
Certains craignent que la poésie soit en jachères depuis quelques décennies. On nous dit que la poésie populaire est morte avec Prévert, Brassens et Jacques Brel. Qu'à la fin du XXème siècle la rupture avec le passé s'accentue au point de devenir angoissante, et que la poésie, devenue beaucoup plus difficile, voire hermétique, cède la place aux disques, aux cassettes, aux radios de toutes sortes ; que le rythme a remplacé la rime ; que lécoute passive a supplanté la lecture active.
Quon se rassure ! Au mois de décembre j'ai lancé un appel à projet aux universités en leur donnant des délais très courts.
En moins d'un mois, plus de 40 établissements d'enseignement supérieur ont répondu avec enthousiasme à cette proposition et m'ont soumis des projets de manifestations extrêmement intéressants et stimulants. Ce qui prouve qu'il suffisait de secouer le cocotier pour s'apercevoir que le besoin de la poésie n'a pas perdu le terrain que l'on craignait, et qu'il demeure toujours aussi vivace chez les jeunes.
Ces projets sont très divers : certaines universités ont invité des poètes, des acteurs ou des musiciens pour organiser des lectures ou des spectacles ; d'autres préparent un hommage à tel ou tel poète, organisent des cafés littéraires, des nuits de la poésie des débats vidéo, des colloques, des publications, des expositions, des joutes poétiques, des poèmes fleuves, des " tapis poétiques ", ou des "gueuloirs" de librairie.
La palme revient sans doute à une école d'ingénieurs qui s'apprête à fabriquer une "Pendule chaotique".
(Source http://www.education.gouv.fr)
Au mois d'octobre dernier, je n'ai pas hésité une seconde à adhérer à l'idée de Jack Lang de créer une fête de la poésie. J'ai aussitôt décidé que l'Education nationale devait non seulement y participer, mais constituer avec la Culture le fer de lance de cette opération.
Si l'on se confine au terrain utilitariste de lenseignement, on pourrait être tenté de dire qu'il ne sert à rien d'enseigner la poésie. C'est là une conception dangereusement réductrice de l'école. Je dirais au contraire que c'est justement parce que cela semble ne servir à rien qu'il faut en réaffirmer la place à tous les stades de léducation. Car la poésie est un élément essentiel de toute éducation puisquelle associe la langue et le rêve.
Toutes les sociétés ont eu leurs poètes et une société sans poésie ne peut davantage survivre qu'une société sans science. Le poète est le complément naturel du savant et, loin d'être incompatibles entre eux, ils se rejoignent naturellement. Les professeurs Nimbus et Tournesol sont des personnages poétiques ; Einstein s'adonnait à la musique et à la poésie, et c'est le poète Charles Cros qui a inventé le phonographe.
Au même titre que le savant, le poète participe au déchiffrage de l'homme et de la nature. Il est doté d'une sensibilité qui le rend apte à explorer les richesses, la complexité et la diversité de l'univers. Et son talent consiste à rendre cette sensibilité contagieuse.
De même, comme le savant, le poète ne se confine pas au fini ou au statique ; comme lui, il bouscule les dogmes. En cela, il dérange, et les régimes totalitaires ne le tolèrent pas , ainsi que le confirme le sort réservé à Lorca, fusillé par Franco. Dans une école démocratique, le poète aiguise l'esprit critique et novateur, en donnant droit de cité à la fantaisie et à l'imagination, source d'invention créative.
Le rôle de l'enseignant, c'est douvrir et daccompagner l'accès à des textes. Dans la petite enfance, ce n'est pas difficile. Dès le plus jeune âge, lenfant est sensible à la berceuse, à la ballade, puis il récite ou invente des comptines dans les cours de récréation.
A l'école primaire, la poésie contribue également à développer sa mémoire, et il stocke pour la vie un réservoir de vers et de strophes qui font partie de notre patrimoine et de notre mémoire collective. Il acquiert du même coup une maîtrise du langage qui structurera son esprit. Au fond de notre mémoire gisent des bribes de poèmes dont l'école a enrichi notre esprit et qui tiennent une place importante dans notre vie. Tout un florilège de poèmes contribue à cimenter notre identité nationale, comme dautres différents marquent les anglais, les allemands ou les espagnols.
"Ce siècle avait 2 ans, Rome remplaçait Sparte..."
"O temps suspends ton vol..."
"Ce toit tranquille où marche la colombe"
"Sois sage, ô ma douleur, et tiens toi plus tranquille..."
"Ecoute bûcheron, arrête un peu ton bras..."
"Il pleut sur le toit comme il pleut sur la ville..."
"Mais où sont les neiges d'antan ?"
"Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle ?"...
" Il est des parfums frais comme des chairs denfants "
" Ariane ma sur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ? "
De telles phrases sont la traduction anoblie de nos rêves, de nos émotions, de nos désirs, de nos peines. Soudain magnifié, le langage nous mène à la source de ce qui nous fait agir, penser ou croire et nous relie à ce quil y a de plus profond en nous et qui déclenche le rêve. Et si l'enfant est si sensible à la poésie, c'est que rien n'entrave sa sensibilité et sa réception spontanée. Il y a un enfant dans tout poète, et réciproquement. Puisse chaque adulte conserver une part denfance en lui, cest à dire de fraîcheur naïve, démerveillement au beau.
Mais la poésie constitue également un exceptionnel outil d'apprentissage du langage. Car c'est en manipulant les mots que le poète délivre son message. Dans l'enseignement secondaire, au delà des théories critiques, le travail sur la langue et l'alchimie des mots doit renforcer le plaisir d'écrire et de créer.
Car le poète ne se contente pas d'écrire " au pied de la lettre ". Il sonde la langue et la revivifie. Il crée les métaphores, et lorsqu'elles deviennent clichés, il les tord pour les faire renaître de leurs cendres, comme Bachelard qui transforme la "forme élancée" en "élan forcé". Bien avant le cyberspace le poète est fabriquant dun monde virtuel mais différent pour chacun de nous.
La lecture et la production de la poésie s'avèrent particulièrement nécessaires pendant l'adolescence, à l'âge où l'on éprouve ce que Francis Ponge appelait "la rage de s'exprimer" et le besoin "de recréer le monde en le nommant différemment". L'adolescent trouve dans la poésie l'écho de sa violence intérieure, l'innocence d'un regard neuf porté sur le monde, lexpression de son besoin de vagabondage incarné par Rimbaud. La poésie anime le silence éternel des espaces infinis des jeunes. Elle détruit les entraves, les interdits, les limites. Le délire poétique endigue la violence en lex-primant ; et il mène à une nouvelle lucidité, en nous faisant comprendre que "notre pâle raison nous cache l'infini".
Au lycée, le rôle de l'enseignant est donc d'accompagner la quête de l'adolescent, en l'aidant à décrypter : l'analyse est indispensable, à condition qu'elle ne constitue pas un but en soi. Ce n'est plus une question de programme ou de méthode imposée. La tâche de l'enseignant est de nourrir, chacun à sa manière, la curiosité des élèves, d'encourager leur spontanéité, dégagée des méandres du raisonnement, de fournir un complément vital à l'enseignement de la logique en lui ouvrant les portes du rêve , du jeu gratuit et de la séduction . Car pour paraphraser Paul Valéry, l'école doit respecter " l'équilibre entre la force sensuelle et la force intellectuelle du langage ".
En effet, il ne faut jamais oublier que les mots ne servent pas simplement la raison. Comme le disait Benjamin Perret, "les mots font l'amour : ils se font des enfants", et, par essence, la poésie est féconde. Le langage est aussi un instrument de recherche onirique. Le poète aide l'enfant et l'adolescent à pêcher des mots sous la nuit de l'inconscient.
La présence de la poésie à l'école a donc pour objet d'accéder à des secrets susceptibles darmer les adultes et dhumaniser la société. Du reste, point nest besoin de donner des consignes ministérielles à ce propos : je sais que la majorité des enseignants ont conscience de ces enjeux, et je tiens à encourager particulièrement tous ceux qui, à la grande joie de leurs élèves, ont créé des ateliers de lecture et décriture, où des poètes interviennent parfois, à la grande joie des élèves.
Pour toutes ces raisons et bien d'autres, l'Education nationale s'est donc résolument impliquée dans le Printemps des Poètes. Plusieurs milliers d'écoles et de collèges participeront au concours "Poèmes à suivre". Trente sept poètes ont ébauché un poème. La première strophe de chacun des poèmes sera adressée à l'ensemble des élèves qui participent au concours ; chacun pourra compléter celui de son choix et le renverra à l'auteur de l'incipit. Les quelque 200 poèmes sélectionnés par les auteurs seront publiés dans une anthologie à la rentrée 1999.
Parallèlement, jai tenu à ce que des recueils de poèmes soient distribués dans nos établissements scolaires.
Dans les lycées, sous le titre de "Poésie en Liberté", un concours de poésie sera organisé par le biais d'Internet. Ce concours s'adressera à tous les lycées de France métropolitaine et des DOM TOM, ainsi qu aux lycées français à l'étranger connectés par Internet. Le lycée Henri Wallon d'Aubervilliers constituera le lieu d'accueil du jury. Les Editions Hatier hébergeront le site du concours et publieront un choix de poèmes des lauréats, après délibération par un jury composé de 11 lycéens.
Certains craignent que la poésie soit en jachères depuis quelques décennies. On nous dit que la poésie populaire est morte avec Prévert, Brassens et Jacques Brel. Qu'à la fin du XXème siècle la rupture avec le passé s'accentue au point de devenir angoissante, et que la poésie, devenue beaucoup plus difficile, voire hermétique, cède la place aux disques, aux cassettes, aux radios de toutes sortes ; que le rythme a remplacé la rime ; que lécoute passive a supplanté la lecture active.
Quon se rassure ! Au mois de décembre j'ai lancé un appel à projet aux universités en leur donnant des délais très courts.
En moins d'un mois, plus de 40 établissements d'enseignement supérieur ont répondu avec enthousiasme à cette proposition et m'ont soumis des projets de manifestations extrêmement intéressants et stimulants. Ce qui prouve qu'il suffisait de secouer le cocotier pour s'apercevoir que le besoin de la poésie n'a pas perdu le terrain que l'on craignait, et qu'il demeure toujours aussi vivace chez les jeunes.
Ces projets sont très divers : certaines universités ont invité des poètes, des acteurs ou des musiciens pour organiser des lectures ou des spectacles ; d'autres préparent un hommage à tel ou tel poète, organisent des cafés littéraires, des nuits de la poésie des débats vidéo, des colloques, des publications, des expositions, des joutes poétiques, des poèmes fleuves, des " tapis poétiques ", ou des "gueuloirs" de librairie.
La palme revient sans doute à une école d'ingénieurs qui s'apprête à fabriquer une "Pendule chaotique".
(Source http://www.education.gouv.fr)