Déclaration de M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, sur le développement de la croissance par l'économie des services et de l'immatériel, Bercy le 4 décembre 2006.

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Circonstance : Remise des travaux de la Commission sur l'économie de l'immatériel : « Réinventer notre modèle de croissance » à Bercy le 4 décembre 2006

Texte intégral

Mesdames,
Messieurs,
L'année dernière, j'avais mis en place une commission transpartisane sur la dette publique, parce que j'estimais qu'il y avait urgence à recadrer notre politique de finances publiques. Cette commission fut le point de départ de la restauration de notre crédibilité. Avec les résultats que vous savez : un déficit public ramené nettement sous la barre des 3 % PIB, la levée de la procédure de déficit excessif engagée contre la France par la Commission européenne, et pour la 1re fois depuis 25 ans, la baisse du poids de la dette publique de 2 points de PIB cette année.
Mais je ne suis pas seulement ministre des finances. Je suis aussi ministre de l'économie. C'est pourquoi, de la même manière, j'ai installéen mars dernier une commission pluraliste sur l'économie de l'immatériel, afin de redonner une nouvelle frontière à l'économie française.
Car, même si nous y parviendrons cette année, je ne me satisfais pas d'une croissance potentielle de la France de comprise entre 2 % et 2,5 %. Avec des finances publiques assainies, la France doit trouver les voies et moyens d'une croissance de 3 à 4 %, si elle veut être - et j'en ai fait mon objectif -, l'économie la plus dynamique des grands pays européens d'ici 10 ans, et maintenir son rang dans le « top 5 » des économies mondiales dans 25 ans.
C'est possible, car les cartes du jeu économique mondial sont en train d'être complètement rebattues. Des mutations profondes vont rouvrir complètement la compétition entre les économies développées du monde. Cette nouvelle page économique qui s'ouvre, c'est ce que j'appelle, faute de mieux, l'économie « d'après ». C'est-à-dire une économie :
« post transition démographique » ;
« post pétrole » ;
« post industrielle ».
Sur les deux premiers sujets, la France est sur la bonne voie. Sur les questions démographiques, vous savez mes convictions en matière d'emploi des séniors, d'immigration économique, et de durée du travail. Sur les questions énergétiques, nous avons l'acquis gigantesque du nucléaire, et vous connaissez nos ambitions et notre plan d'action sur les biocarburants (E85) : nous sommes déjà entrés dans l'ère de l'après pétrole. Mais c'est bien sûr du troisième sujet dont je voudrais vous parler aujourd'hui.
L'économie « post industrielle », c'est l'économie des services et de l'immatériel. Parce que dans l'économie d'aujourd'hui, l'immatériel est le facteur de croissance le plus prometteur, le plus porteur, le plus essentiel. En réalité, et sans toujours en prendre conscience, une grande partie de l'économie française, européenne, mondiale est entrée, depuis une quinzaine d'années dans ce nouvel univers de l'immatériel. Un univers où l'innovation, la connaissance, le savoir-faire, la technologie sont au coeur de la création de richesses, et deviennent aussi essentielles que les facteurs physiques de la croissance (les ressources naturelles, les usines, ...).
J'ai souhaité que la Commission mène la réflexion la plus large possible sur cette nouvelle économie de l'immatériel. Cette réflexion n'a pas de précédent. C'est pourquoi je tiens à en rendre hommage à M. LEVY et à J-P JOUYET. Après trop de rendez-vous manqués avec l'Histoire économique - obnubilés que nous sommes par notre modèle social -, nous sommes prêts à prendre toute notre place dans le débat d'idées sur l'économie de demain.
Mais parce que je voulais également que ce rapport soit le plus opérationnel possible, j'avais proposé à la Commission trois déclinaisons concrètes de ses travaux :
apprécier les conditions de concurrence, monopole et rente dans cette nouvelle économie de l'immatériel, afin de s'assurer qu'elles correspondent bien à un optimum économique et social ;
analyser les nouveaux modes de création de valeur et de circuits de financement qui viennent de l'émergence de l'économie de l'immatériel, afin, notamment, d'examiner dans quelles conditions notre système de prélèvement fiscal ou social pourrait prendre en compte ces évolutions ;
nous aider enfin à concevoir une véritable politique d'évaluation et de gestion du patrimoine immatériel public. Car l'État détient des actifs immatériels considérables (licences, brevets, fréquences, marques, savoir-faire, images, ...). Il faut qu'il prenne la mesure de ces richesses immatérielles, pour définir une véritable politique pour les gérer, les faire fructifier, les faire évoluer, et pour dynamiser l'économie française, sans risquer de s'en faire déposséder sans le savoir.
J'ai ressenti personnellement tout au long de vos travaux et des nombreuses réunions que nous avons eues ensemble, combien la Commission s'est passionnée pour son sujet. Avec le pressentiment d'être, peut-être, à l'origine d'une prise de conscience aussi importante que celle qu'avait produite, à la fin des années 1970, le rapport de S. NORA et A. MINC sur l'informatisation dans la société. Permettez-moi de vous en remercier publiquement et de vous féliciter pour ce formidable travail, qui, j'en suis certain, fera date. Je vous laisse nous en présenter les principales conclusions.
A - Principales conclusions des travaux de la commission [M. LEVY - J-P JOUYET] Cf. diaporama
B - Conclusions du ministre
Je retire pour ma part de ces travaux trois conclusions :
1re conclusion : nous avons devant nous un immense travail de pédagogie à faire !L'économie de l'immatériel, c'est pour moi l'économie du talent et des technologies :
du talent, parce que, dans l'économie de l'immatériel, c'est notre capacité à créer, à inventer, à innover qui va devenir notre principal critère de compétitivité ; comme le dit la Commission, l'enjeu, ce ne plus de faire ce que font les autres, c'est de faire ce qu'ils ne font pas ;
des technologies, parce que, de même que l'électricité fut le moteur de la révolution industrielle, les technologies sont le vecteur de la révolution de l'immatériel.
Mais l'économie de l'immatériel, c'est encore plus que cela. C'est une économie nouvelle qui change notre rapport au temps et aux territoires :
au temps, pas simplement parce que tout va plus vite, mais aussi parce que le temps de l'imagination et de la création, n'est pas celui des « 3 huit » ! Dans l'économie de l'immatériel, on peut avoir des idées le week-end, on peut travailler à distance, on peut être créatif même quand on a dépassé l'âge de la retraite !
aux territoires, et concrètement à l'espace physique, parce que l'immatériel dessine un espace de réseaux sans frontières et non plus de territoires protégés. Dans l'économie de l'immatériel, par nature, le territoire de la croissance, mais aussi de la compétition avec les autres, est celui de la planète tout entière.
En synthèse, je conçois donc cette économie nouvelle de l'immatériel et de la connaissance autour de 4 mots clefs, les « 4 T » : le Talent, la Technologie, le nouveau rapport au Temps, et les nouveaux Territoires.
Il va donc falloir apprendre à réfléchir, à raisonner, à parler autrement. A adopter ce nouveau regard de l'immatériel. Au sein de la Commission, j'ai d'ailleurs voulu associer des personnalités extérieures reconnues et le meilleur des forces vives de l'administration française. Afin de créer une osmose, une synthèse, une nouvelle communauté de pensée économique chez nos élites républicaines, sur le modèle des grandes écoles de pensée américaines.
Je vais demander à M. LEVY et J-P JOUYET, ainsi qu'à tous les membres de la Commission de mener ce travail de pédagogie dans les prochaines semaines. Je solliciterai également le nouveau comité de diffusion de la culture économique (CODICE) que j'ai installé en septembre dernier. Je compte bien sûr aussi sur vous, les médias.
2e conclusion : porter notre croissance à 3 - 4% par an, c'est possible !
La Commission nous dit comment. Nous avons des réformes structurelles à poursuivre pour notre pays. Pour ma part, je retiens de ce rapport 5 axes prioritaires :
il faut un véritable « plan Marshall » pour l'enseignement supérieur. Dans l'économie des talents, comment se satisfaire d'un classement international qui place seulement 2 établissements d'enseignement supérieur français parmi les 100 premières universités mondiales ! La Commission avance des propositions ambitieuses : autonomie des universités, évaluation des résultats, sélection des étudiants, dispense de formations en anglais... Je pense pour ma part que notre place et notre rôle dans l'économie de l'immatériel dépendront de notre capacité à réussir la réforme de l'enseignement supérieur ;
il faut aussi poursuivre la réforme de la recherche. Ce n'est pas une simple question de moyens, comme je l'entends trop souvent. C'est aussi une question d'efficacité et de performance. Là encore, j'ai noté avec intérêt les pistes avancées par la Commission : regrouper nos instituts de recherche autour d'une dizaine de pôles d'excellence, articulés avec les pôles de compétitivité, financer les projets plutôt que les structures, moderniser la gestion des ressources humaines (en fusionnant les statuts de chercheur et d'enseignant chercheur), développer une véritable culture de la performance dans la recherche publique ;
il faut également sortir des situations de rente dans l'économie de l'immatériel, qui sont l'ennemie de la croissance et de l'emploi. En particulier, j'ai été frappé de découvrir (p. 76 du rapport) que les coûts de gestion de la SACEM sont le double de ses homologues étrangères, et que cela représente (p. 128) un manque à gagner de près de100 M euros chaque année pour les créateurs artistiques français (soit près de 20 % de leur rémunération) ! J'ai également bien noté que la Commission plaide pour une « remise à plat » des droits dans les professions dites réglementées. Il y a là en effet une source de création de richesses et d'emplois !
nous devrons aussi adapter notre fiscalité à l'économie de l'immatériel. A cet égard, je note avec satisfaction que le Commission propose une ambitieuse réforme de l'impôt sur les sociétés, en posant la question de l'adaptation de son assiette aux nouveaux modes de création de valeur dans l'économie de l'immatériel, et en proposant de ramener son taux dans une fourchette de 25 % à 30 %, dans la moyenne de l'Union européenne (recommandation n° 65). Par ailleurs, dans l'économie de l'immatériel, c'est dans le capital humain, autant sinon plus que dans le capital physique, qu'il faut investir. De ce point de vue, certaines propositions, comme la possibilité d'un crédit d'impôt pour les dépenses de formation, ont également retenu toute mon attention. Je vais demander à mes services de se mettre au travail pour expertiser ces différentes pistes en matière de fiscalité.
Enfin, M. LEVY et M. JOUYET ont raison de s'interroger sur la compétitivité de notre réglementation du travail dans l'économie de l'immatériel. « Il est clair qu'il convient d'adapter la législation ayant réduit pour tous et dans tous les domaines la durée légale du travail à 35 heures par semaine », écrivent-ils p. 166 du rapport. « Il faut modifier les dispositions [...] entravant [...] la poursuite d'une activité professionnelle pour des raisons de limite d'âge », « engager le dialogue social sur l'assouplissement des règles de cumul emploi-retraite », ajoutent-ils (recommandations n° 66 et 67). Ces recommandations, je les fais miennes ! Il va falloir trouverun nouveau consensus social pour assouplir au plus près du terrain voire au sein de chaque entreprise ces réglementations inspirées par une économie industrielle d'hier, mais - la Commission le démontre - totalement inadaptées aux nouvelles réalités de l'économie de l'immatériel. Au-delà de leur mise en place autoritaire au mépris du dialogue social, s'il fallait faire un seul grief aux 35 heures, c'est d'avoir été élaborées en regardant l'économie d'hier, et non pas celle de notre temps.
Au total, j'ai bien l'intention de porter les recommandations de ce rapport dans les mois qui viennent, où, je l'espère, les débats économiques vont occuper le devant de la scène.
3e conclusion : il y a des décisions rapides à prendre pour développer les facteurs immatériels de la croissance
Nous avons pris un temps d'avance dans la réflexion, nous devons prendre un temps d'avance dans l'action. Comme le travail de la Commission Pébereau sur la dette publique a guidé mon action en matière de finances publiques, je veux faire du travail de la Commission Lévy-Jouyet sur l'immatériel le fil rouge de mon action économique pour une nouvelle croissance, et encore plus, un carburant incontournable pour alimenter le programme de ma famille politique.
J'aurais l'occasion de décliner dans les prochaines semaines plusieurs mesures structurelles concrètes dans le prolongement des recommandations du rapport. Ce matin même, j'ai décidé de mobiliser une partie d'un actif immatériel de la France récemment constitué, son stock de quotas d'émission de CO 2, pour créer un mécanisme financier inédit et très incitatif au profit de l'ensemble des filières économiques qui n'ont pas d'incitation aujourd'hui pour la lutte contre l'effet de serre (transport, élevage, bâtiment, ...) et qui présentent des projets de réduction de leurs émissions de CO2. C'est un exemple très concret de la manière dont l'économie de l'immatériel peut trouver des applications inédites dans les politiques publiques (en l'espèce, le développement durable).
Je vais vous donner deux autres exemples, parmi une dizaine d'autres qui suivront dans les prochaines semaines. Mais je ne voudrais surtout pas que vous réduisiez la portée considérable des recommandations du rapport « Lévy - Jouyet » à ces quelques premières pistes qui n'ont pour moi qu'une valeur d'illustration concrète pour démarrer le travail de pédagogie et d'action.
1er exemple d'action, suivant les recommandations « Lévy - Jouyet » pour favoriser la création et l'innovation françaises : la modernisation du label « made in France »
Dans l'économie matérielle, nous avions le « made in France ». C'est un concept à la fois essentiel, parce que les marques, et notamment notre signature mondiale, sont d'une importance stratégique dans l'économie de l'immatériel. En même temps, notre « made in France » a vieilli dans la manière dont il est attribué, et plus grave, en ce qu'il est de plus en plus mal adapté à la production des biens et des services dans le monde d'aujourd'hui. J'ai donc l'idée de proposer, en plus de notre traditionnel label « made in France » - que l'on pourrait d'ailleurs toiletter à cette occasion - la création d'un label « Conçu en France » ou « Design by France », pour permettre à notre pays de valoriser et protéger notre créativité, notre style, notre image de marque quand les produits sont industriellement réalisés ailleurs mais que nous leur avons apporté cette touche si distinctive qui fait la différence et la valeur de notre pays.
À cette fin, je vais installer prochainement un groupe de travail présidé par une personnalité reconnue du monde de la création, afin de moderniser en profondeur notre marque « France » autour de cette piste principale, et d'autres dont je reparlerai.
2e exemple d'action, afin de replacer la France en tête de la course aux innovations technologiques : un nouveau pôle de compétitivité du logiciel libre et de l'open source
Dans le domaine des technologies, nous avons pris, avec l'Agence pour l'innovation industrielle (AII) de nombreuses initiatives. D'autres restent à prendre. Par exemple, en matière informatique, la France est mondialement reconnue pour la qualité de ses ingénieurs et a su générer des sociétés de service informatique parmi les plus performantes du monde. Mais nous avons parfois manqué certaines opportunités majeures de ces 20 dernières années (micro informatique, internet, ...) et certains décollages prometteurs comme dans l'industrie du jeu vidéo ont parfois du mal à se concrétiser à très grande échelle. La Commission a raison de s'interroger : où sont les google, les yahoo, les e-bay français ?
Actuellement un nouveau modèle économique et technologique se met en place dans l'industrie de l'informatique autour des logiciels libre de droit (linux, ...). C'est une nouvelle opportunité majeure qui se présente, qui peut changer la donne de l'édition et remettre en cause des positions dominantes acquises dans l'industrie du logiciel depuis 15 ans. La France doit saisir cette chance dans un secteur où elle bouillonne de talents.
Compte tenu de l'importance majeure de l'industrie du logiciel dans l'économie de l'immatériel, et du dynamisme de notre recherche, des entreprises et des communautés françaises du logiciel libre, je souhaite que ces talents et ces compétences se fédèrent dans le cadre d'un pôle de compétitivité du logiciel libre et de l'« open source ». Mes équipes ont déjà entrepris de demander aux acteurs de se mobiliser en ce sens, le travail avance bien, et je souhaite un aboutissement et une labellisation rapides.
Enfin, nous allons nous organiser pour mener les combats de l'économie de l'immatériel. Cela commence bien sûr par mon ministère, qui doit s'organiser mieux prendre en compte les enjeux liés à l'économie de l'immatériel, et mieux évaluer et valoriser les actifs immatériels publics.
Je vous annonce que chaque direction de mon ministère va créer en son sein un pôle de compétence qui prendra en charge ces problématiques,
et que ces pôles seront coordonnés par la Direction générale des entreprises.
Mesdames, Messieurs, nous avons en France une vision anxiogène de notre avenir économique. Parce qu'on fait croire au Français qu'il faut choisir entre le dynamisme économique et notre modèle social. Et on n'en finit plus de débattre sur un modèle social, auquel tous les Français sont légitimement attachés.
Mais nous nous trompons de débat ! Notre vrai débat n'est pas celui de notre modèle social : c'est celui de notre modèle de croissance ! Savoir comment passer d'une croissance potentielle comprise entre 2 à 2,5% depuis 30 ans à une croissance potentielle de 3 à 4%. Savoir comment gagner ce point de croissance qui nous sépare des économies développées les plus dynamiques de la planète. C'est ce débat que j'ai voulu ouvrir avec vous aujourd'hui, et que j'ai l'intention de porter dans les mois qui viennent !
Je vous remercie.
Source http://www.minefi.gouv.fr, le 5 décembre 2006