Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec I Télé le 6 février 2007, sur l'appel de Dominique de Villepin au retrait des forces américaines d'Irak en 2008, l'urgence de la formation d'un gouvernement palestinien d'union nationale, la gestion du dossier nucléaire iranien, la convention sur les disparitions forcées et l'ingérence humanitaire au Darfour.

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Média : Itélé

Texte intégral

Q - Le reportage concernant l'Irak que nous venons de voir Monsieur le Ministre, ce sont des jeux de guerre, c'est mortel. Mais dans ce jeu, on a eu jusqu'ici l'impression que la France était plutôt spectatrice qu'actrice, même si l'on connaît l'opposition française à la guerre en l'Irak. Ce soir, via les mots du Premier ministre, on a l'impression qu'il y revient de plain-pied. Dominique de Villepin fait une interview au "Financial Time" où il donne quasiment des ordres à l'Administration Bush, disant qu'il faut que dans un an, il n'y ait plus aucun soldat britannique ni américain en Irak. Il dit qu'il faut établir un calendrier, il faut partir.
R - Nous pensons en effet que la souveraineté irakienne doit être rétablie et, la seule solution, c'est qu'à l'horizon 2008, et nous l'avons déjà dit, il y ait un retrait des Forces militaires étrangères en Irak.
L'Irak vit aujourd'hui une guerre civile. C'est un triple aveuglement. L'aveuglement sur les objectifs initiaux : aller détruire des armes de destruction massive alors qu'il n'y en avait pas. C'est un aveuglement quant aux moyens : des moyens suffisants pour faire tomber un régime mais certainement pas suffisants pour rendre la stabilité à l'ensemble d'un pays, voire d'une région. C'est enfin, l'aveuglement d'une stratégie : la stratégie purement militaire. Il ne peut pas y avoir de solution militaire à la crise irakienne. Il ne peut y avoir qu'un processus politique qui inclue les différentes parties de la société politique.
Q - Si les choses continuent ainsi, si le gouvernement irakien ne fonctionne pas et si la guerre civile et confessionnelle que vous décrivez s'intensifie, que se passera-t-il dans un an, lorsque les Américains et les Britanniques partiront ?
R - Ce sera le chaos.
Q - Et on les laissera partir ! On leur demandera de quitter le pays néanmoins ? Que propose-t-on en remplacement ?
R - Non, parce qu'il faut justement un "glissement". C'est ce que nous avons toujours dit, au moment où les forces étrangères, en particulier américaines, quitteront l'Irak, il faut que l'on puisse mettre progressivement en place, avec le gouvernement irakien et son Premier ministre actuel, un Etat de droit avec une justice, une police et une armée. Bref, il faut que les Irakiens prennent leur sort en main et que la souveraineté et l'Etat de droit en Irak soient respectés ; c'est ce qui se joue aujourd'hui. Pour atteindre ce but, les différentes composantes de la société civile, de la société politique, de la société religieuse, doivent participer au gouvernement irakien. Il faut également qu'il y ait partage des ressources, en particulier les ressources pétrolières. Si une partie seulement de la société irakienne profite des ressources naturelles et pas les autres, nous assisterons à une guerre civile.
Q - Que font les Français et l'Europe à part donner un calendrier ? Que pouvez-vous faire pour que tout ce que vous venez de décrire se mette en place ? Doit-on prendre des contacts avec le gouvernement irakien, organiser une conférence internationale ou en appeler à l'ONU pour que les Casques bleus prennent la relève ?
R - Comme vous le savez, nous participons avec d'autres pays européens à la formation de magistrats et de policiers.
Nous avons dit que nous étions à l'entière disposition des Irakiens. Nous avons, je le rappelle, annulé la dette publique de l'Irak. Ce qu'il faut, c'est redonner au peuple irakien sa pleine souveraineté. Nous retrouvons là les valeurs universelles de la France.
Qu'a dit Dominique de Villepin à la Table de l'ONU en 2003 ? Que dit le président Jacques Chirac qui dirige la diplomatie française ? Ils déclarent qu'il faut respecter la souveraineté et l'indépendance des pays.
Q - Nous allons continuer à faire le tour des maux de la planète Monsieur le Ministre, à la fois en Arabie Saoudite et à Jérusalem où la situation se tend pour les Palestiniens. En Arabie Saoudite, on essaie désespérément de faire accoucher le Hamas et le Fatah d'un gouvernement d'Union nationale et dans le même temps, Ehud Olmert, depuis Jérusalem précise ce soir, dans ce climat de tensions puisqu'il y a aussi des troubles à Jérusalem avec des manifestations autour des mosquées car on a toujours peur qu'une troisième Intifada survienne. M. Olmert donne une date pour un sommet tripartite avec Mahmoud Abbas, le président palestinien et Condoleezza Rice. Tout ce contexte de tensions, avec ce gouvernement bancal, avec cette guerre civile palestinienne et avec le Hamas qui menace à nouveau de lever des troupes car on est en train de fouiller sous la mosquée Al-Aqsa. Peut-on décemment avoir des pourparlers qui "tiennent la route" ?
R - Il faut croire plus que jamais au processus politique. Là aussi, la solution militaire n'est, en définitive, que l'échec d'une diplomatie. Depuis 15 jours, on a atteint un nouveau sommet : 66 morts. Aujourd'hui, il y a des prises d'otages, des tirs entre le Hamas et le Fatah. Ce que je vais vous dire, il n'y a que les Européens qui peuvent le dire. Je pense en effet qu'il faut qu'il y ait un gouvernement d'union nationale entre le Fatah et le Hamas. Il faut que le Hamas puisse reconnaître les Accords d'Oslo, c'est-à-dire implicitement reconnaître Israël. Mahmoud Abbas doit être l'interlocuteur face aux Israéliens pour permettre le respect des Accords d'Oslo, la sécurité pour Israël et la Terre pour les Palestiniens.
Et c'est là je crois que les Européens peuvent être les premiers à parler avec un nouveau gouvernement palestinien, composé par le Hamas et le Fatah, à la condition bien sûr que les principes du Quartet soient reconnus par le Hamas.
Q - Le Hamas fait de petits pas tout de même en disant qu'il existe un Etat que l'on nomme Israël, que c'était un fait. Pourtant, derrière c'est toujours bloqué.
R - C'est la raison pour laquelle nous avons besoin de l'Union européenne et je l'ai dit au président du Conseil européen, mon homologue allemand. Nous pensons qu'il ne faut pas laisser tomber les Palestiniens. Nous insistons auprès de Mahmoud Abbas pour qu'il parvienne à construire son gouvernement d'union nationale.
Q - Parlons de l'Iran. Un nouveau diplomate iranien, et pas n'importe lequel, le deuxième secrétaire de l'ambassade à Bagdad, a été enlevé aujourd'hui. Evidemment, les Iraniens accusent les Etats-Unis. Sur le terrain, on sait que les Iraniens et les Américains s'affrontent. C'est une façon de régler ses comptes, Téhéran accuse les Américains ce soir. Et il y a cette petite phrase de Tony Blair qui est inquiétante pour ce qu'elle ne dit pas : "Il ne faut pas s'inquiéter, il n'y aura pas d'intervention militaire en Iran en ce moment". Est-ce une possibilité ? Comment la France se positionne-t-elle par rapport à cela ?
R - Nous sommes très clairs et très fermes, mais ouverts au dialogue. Nous pensons - et nous avons voté une résolution au Conseil de sécurité - qu'il n'est pas possible de laisser les Iraniens continuer d'avoir un programme nucléaire et balistique qui ait des fins non pacifiques. Nous demandons donc à l'Iran une suspension de ses activités nucléaires sensibles. S'il accepte, nous sommes prêts à lever les sanctions que nous avons déjà votées.
Vous aurez remarqué qu'un débat se développe en Iran. C'est intéressant, l'ancien président iranien, les réformateurs, le guide suprême lui-même, se posent des questions pour savoir si le président Ahmadinejad qui a tenu des propos très choquants sur l'Holocauste et sur Israël, ne fait pas fausse route. N'oubliez également pas qu'il a perdu les élections municipales à Téhéran.
Si les Iraniens continuent dans la voie qu'ils ont empruntée jusqu'ici, ils vont s'isoler. Et s'ils refusent d'accepter les inspecteurs de l'AIEA, il faut savoir que, progressivement, d'autres sanctions seront mises en place. Mais, notre idée, c'est de tendre la main, d'ouvrir le dialogue, s'ils suspendent leurs activités nucléaires sensibles.
Q - La France tente-t-elle de faire quelque chose actuellement en Iran ?
On a beaucoup parlé la semaine dernière des propos de M. Chirac, qui disait que, de toute façon, l'Iran parviendra à obtenir la bombe, quoique nous fassions. Il fallait donc faire avec, même si, par la suite, le président s'est corrigé. Le journal "Le Monde" a donné votre nom, disant que vous partiriez en Iran afin de tenter de négocier quelque chose. La France n'essaie-t-elle pas, ces derniers temps, de creuser sa propre ligne afin d'obtenir une issue de concert, ou à côté de ses partenaires européens et américains ?
R - D'abord, nous obtiendrons une solution de concert avec nos partenaires. Comprenez que la France n'agit pas seule dans le dossier nucléaire iranien.
Q - C'est pourtant l'impression que cela donnait ces derniers temps.
R - Sachez que cela n'a jamais été le cas. Ce n'est pas vrai, je vous le dis ici très franchement et très honnêtement. Nous avons toujours travaillé avec les Européens, en particulier avec les Allemands et les Britanniques. Et nous communiquons toujours l'avancée de nos discussions aux autres membres de l'Union européenne. Mais vous avez raison sur un point : en effet, les Américains souhaitent des sanctions plus fortes, les Russes et les Chinois moins fortes. La position de la France, c'est l'équilibre, et nous aidons à le trouver.
Au sujet de la résolution dont je vous parle, celle qui décide des sanctions à l'encontre des Iraniens, imaginez que la communauté internationale ne soit pas unie. Imaginez qu'il y ait, les Américains, les Britanniques et les Français d'un côté, et les Russes et les Chinois qui seraient absents. Les Iraniens auraient alors gagné. Nous voulons l'unité et nous sommes unis sur ce dossier.
Q - Deux dernières choses : l'une qui vous tient à coeur, Monsieur Douste-Blazy, c'est la Convention qui a été signée aujourd'hui concernant les disparitions forcées ?
R - 51.000 personnes, depuis 1980, ont disparu. Personne ne sait si elles sont vivantes ou si elles sont mortes.
Q - Ce sont des régimes qui les font disparaître ?
R - Oui, ce sont des régimes qui décident de faire disparaître ceux qui ne seraient pas d'accord avec eux. Et comme on n'a pas la preuve que ces personnes sont mortes, on ne peut pas aller punir de tels régimes. J'ai tout fait, la France a tout fait pour que soit signée une convention qui dit que tout régime qui fait disparaître une personne, en particulier pour ses opinions politiques, se rend coupable d'un crime et qu'il lui faudra répondre de ces crimes. Une cinquantaine de pays ont déjà signé aujourd'hui à Paris cette convention.
Q - Bernard Kouchner qui est un des penseurs du droit d'ingérence, lance un appel sur le Darfour, un sujet qui vous tient à coeur. Il demande l'ouverture immédiate de corridors humanitaires. Va-t-on ouvrir un tel corridor avec des Casques bleus ? La France soutient-elle cette initiative ?
R - Evidemment, nous sommes totalement d'accord. Nous avons voté une résolution prévoyant que 20.000 Casques bleus puissent intervenir au Darfour. C'est la première fois qu'une opération militaire d'une telle ampleur est envisagée. Le problème, c'est qu'il faut d'abord une action humanitaire : il y a 100.000, 200.000 personnes qui aujourd'hui n'ont pas accès à l'aide humanitaire. C'est un scandale. Mais en même temps, il faut faire avancer l'accord politique, celui que l'on appelle "Abuja plus". Je demande aux autorités soudanaises d'accepter de rencontrer les groupes rebelles. Il s'agirait alors d'une véritable action humanitaire et politique. Arrêtons ce drame du Darfour, établissons des corridors humanitaires, mais en même temps, arrivons à un accord politique.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 février 2007