Texte intégral
Q - Les vrais sujets de préoccupation des salariés sont-ils abordés par les candidats à la présidentielle ?
R - Oui. À la différence de 2002, on par le du pouvoir d'achat, des parcours professionnels, du logement, des retraites, de la dette et de l'Europe, thèmes de notre dernier congrès, en juin 2006. Mais les solutions apportées ne sont pas toujours à la hauteur et ne s'inscrivent pas dans une vision d'ensemble. Augmenter le Smic ne fait pas une politique des salaires. La hausse de la rémunération des heures supplémentaires par une exonération de charges sociales et d'impôt sur le revenu ne constitue pas une relance du pouvoir d'achat et encore moins une politique de l'emploi.
Par ailleurs, deux sujets sont très absents, la mondialisation et la croissance. Les candidats sont gênés par ces questions parce qu'elles les interpellent sur le rôle de l'État et qu'ils ne disent pas comment le faire évoluer. Prenons l'exemple d'Airbus. Ils ont cédé au réflexe classique de dire : l'État va intervenir en recapitalisant l'entreprise. Ce n'est pas la seule voie possible. Cela me rappelle la gauche, en 1981, qui promettait de renationaliser la sidérurgie. Cinq ans après, on fermait les usines et il fallait reconvertir la Lorraine ! L'aéronautique n'est heureusement pas dans une telle situation, mais les candidats feraient mieux de se demander comment aider la filière aéronautique de manière globale, dans sa dimension européenne, par la recherche, la formation, l'aménagement du territoire. Il faut aussi apprendre à anticiper : Alcatel-Lucent affronte un problème connu depuis cinq ans et l'explosion de la bulle Internet. Or le groupe inflige un plan social brutal à ses salariés ! Cela dit, il serait injuste de reprocher aux politiques de s'intéresser aux questions sociales. Mais ils le font à l'excès. Bien sûr, nos problèmes sont lourds, mais ils les généralisent alors que la société française se caractérise surtout par des inégalités et des différences de traitement. Ils parlent parfois des salariés comme si tous étaient des travailleurs pauvres ! Jean-Marie Le Pen peut répéter quotidiennement qu'il y en a 14 millions sans que personne corrige. Quand Nicolas Sarkozy affirme que 50 % des salariés sont smicards, je suis obligé de le reprendre [le bon chiffre est 17 %]. Je constate que le candidat ne le dit plus.
Q - François Bayrou et ses 4 millions de chômeurs, c'est du même ordre ?
R - Oui, parce qu'il ne distingue pas des situations très différentes, par exemple entre celui qui est au bord de l'exclusion et celui qui vit une transition entre deux emplois et pourra rebondir vite grâce à une formation. Même face au chômage, nous ne sommes pas tous égaux.
Q - En quoi cette élection est-elle spécifique ?
R - Nous nous apprêtons à changer de président de la République, or, pour moi qui ai 50 ans, ce sera seulement la deuxième transition : j'ai voté pour la première fois en 1981 et, depuis, il n'y a eu qu'un changement, en 1995, avec l'élection de Chirac. Nous vivons une situation politique assez paradoxale avec une stabilité présidentielle exceptionnelle et une forte instabilité gouvernementale, chaque majorité sortante étant battue aux élections. Cette fois, nous allons changer de président, de génération et, je l'espère, de gouvernance avec une pratique plus proche de la population. Tous les candidats le promettent. Le feront-ils ?
Q - Les syndicats ont-ils joué un rôle dans l'émergence des thèmes de campagne ?
R - Depuis 2005, la CFDT a mis en avant la question du pouvoir d'achat en demandant la tenue d'une conférence sur les revenus ; elle s'est interrogée sur la légitimité des allégements de charges, sans contrepartie, au profit des entreprises. Le combat contre le CPE a permis de faire émerger la question de l'insertion des jeunes dans le monde du travail, le problème de la transition entre l'école et l'entreprise, et le concept de sécurisation des parcours professionnels.
Q - Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy parlent de réhabiliter la valeur travail. Est-ce justifié ?
R - Dire que le travail est un passage indispensable pour l'émancipation est une bonne chose. Mais en profiter pour faire un mauvais procès aux 35 heures, comme le fait le candidat de l'UMP, c'est tomber dans la caricature idéologique. La durée hebdomadaire du travail en France n'est pas plus courte que celle des autres pays européens. Si les Français travaillent globalement moins, c'est parce que les jeunes arrivent tard sur le marché du travail et que les seniors en sont exclus. L'actuelle majorité et le patronat affirment vouloir maintenir l'activité après 55 ans, mais favorisent le recours aux préretraites sans retenue ! Et que signifie la valeur travail alors qu'un tiers des SDF sont des travailleurs? Que signifie-t-elle pour ceux dont les rémunérations ne permettent pas de payer des études à leurs enfants, de partir en vacances ? Quand la spéculation immobilière et boursière est plus payante que le salariat ? Quand le chômage est massif depuis vingt-cinq ans, quand l'on recense 2 millions de travailleurs pauvres, dont 80 % sont des femmes ?
Q - Parler de valeur travail, c'est nouveau pour la gauche ?
R - Ce qui est nouveau, et c'est positif, c'est de dire que l'on va aider les gens à retrouver du travail, mais dans un système de droits et devoirs. Qu'on se rappelle le conflit - idéologique à l'époque - que nous avons eu avec le gouvernement Jospin sur le Pare (plan d'aide au retour à l'emploi), parce que nous voulions passer un contrat avec les chômeurs. L'idée fait son chemin... Mieux vaut tard que jamais !
Q - La question de l'assistance est aussi posée dans cette campagne...
R - Oui, parce qu'elle ramène à la question des droits et des devoirs. Et qu'elle nous rappelle l'un des échecs du RMI, ce revenu minimum d'insertion où l'on a oublié l'insertion. Mais soyons clair : je ne connais aucune personne quittant un travail pour profiter des bienfaits de l'assistance. Si des cas existent, ils sont marginaux. En revanche, passer de l'assistance au travail entraîne de nouveaux frais pour régler le transport, les gardes d'enfants, etc., ce qui peut finir par coûter plus cher. C'est pour cela que nous soutenons l'idée de Martin Hirsch de créer un RSA (revenu de solidarité active), qui permettrait le maintien de certaines aides aux personnes retrouvant un emploi. Il faudra toutefois veiller à ne pas créer de ressentiment chez ceux qui occupent le même poste sans être passés par l'assistance et qui ne bénéficient d'aucune aide.
Q - La nécessité d'organiser le dialogue social est affirmée par les principaux candidats. Vous y croyez ?
R - Une loi sur le dialogue social acceptée par tous les partenaires sociaux a été récemment votée par le Parlement, sans opposition. Elle ne changera notre système de relations sociales qu'à deux conditions : d'abord, que le futur gouvernement laisse vraiment le temps aux partenaires sociaux de négocier. À entendre la méthode parfois proposée, j'ai quelques inquiétudes ! Deuxième condition : il faut que nous, partenaires sociaux, montrions que nous sommes capables de nous mettre d'accord dans un temps défini. Si nous nous éternisons sans résultats, comme dans la négociation sur la pénibilité au travail, alors nous ne pourrons pas reprocher aux politiques de faire à notre place.
Q - Que répondez-vous à Nicolas Sarkozy, qui affirme que l'onction du suffrage universel l'autorise à faire voter une loi sur le service minimum dans les transports publics, dès juin, s'il est élu ?
R - Qu'il confond l'élection présidentielle avec un référendum. La Constitution ne dit pas que le programme d'un candidat est adopté au pied de la lettre dès lors que celui qui le propose est élu. Et l'on sait bien que, souvent, c'est la méthode qui pèche. Les Français sont capables de comprendre les réformes, à condition qu'elles ne soient pas imposées. Je vous parie que, même avec l'onction du suffrage universel, le passage en force produira un rejet.
Q - C'est-à-dire des centaines de milliers de gens dans la rue ?
R - Une organisation comme la CFDT, qui veut faire avancer l'intérêt général par le dialogue tout en débattant avec les intérêts particuliers, ne pourra pas rester sans réagir.
Q - De quelle manière ?
R - À la SNCF, nos équipes CFDT se sont battues pour négocier des accords de prévention de conflit et elles n'ont pas participé aux deux dernières grèves. Elles réagiraient si, par une décision unilatérale, le gouvernement remettait en question le droit de grève. Ce serait une provocation.
Q - D'autres provocations dans cette campagne ?
R - L'abrogation de la loi Fillon sur les retraites par le Parti socialiste. Cela signifierait le retour à une durée de travail de 37,5 ans pour les fonctionnaires et de 46 ans pour ceux qui, dans le privé, ont commencé à travailler à 14 ans. Mais je note que la candidate du PS ne reprend pas cette proposition. Quant à l'idée de François Bayrou d'organiser un référendum sur ce sujet, ce serait prendre un risque d'échec très élevé. Annoncer, comme le fait Ségolène Royal, qu'elle reviendra sur l'accord sur les intermittents du spectacle est une autre provocation. Sur ces sujets-là, quel que soit le candidat, si on me cherche, on me trouvera !
Q - À être si raisonnable, la CFDT n'est-elle pas isolée ?
R - Depuis bien longtemps, nous jugeons les gouvernements en fonction non pas de leur étiquette politique, mais de leurs propositions. Cela nous renforce dans notre liberté d'analyse et d'action.
Q - Et l'Europe, personne n'en parle beaucoup ?
R - Effectivement, les partisans du non qui l'ont mise KO sont très silencieux sur ce sujet ! Nous sommes en cale sèche. Pour en sortir, il faut que les pays se mettent d'accord pour trouver le moyen de fonctionner à 27 et que l'Europe se lance dans des projets concrets qui feront la preuve qu'elle est utile à chacun : les investissements pour la recherche, l'innovation ; le développement durable, l'énergie, la sécurisation des parcours professionnels.
Q - S'il y avait un choc du 22 avril, avec Le Pen au second tour, la CFDT appellerait-elle à voter pour l'autre candidat, comme en 2002 ?
R - C'est plus aux partis politiques qu'aux syndicalistes de répondre et de sceller ensemble un pacte pour la nation, comme ils ne l'ont pas fait, à tort, en 2002. Je me demande si le président de la République n'aurait pas dû nous proposer les cinq conseils qu'il a énoncés le 11 mars dernier en avril 2002, au lieu de camper sur des positions partisanes. N'a-t-on pas loupé alors l'occasion de faire ce pacte républicain ?
Propos recueillis par Corinne Lhaïk. Source http://www.cfdt.fr, le 27 mars 2007