Texte intégral
Q- Paris Match. Pourquoi la campagne se durcit-elle autant entre Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et vous ?
R- François Bayrou : La campagne se durcit entre eux, mais je ne participerai pas à cette surenchère. Elle se durcit aussi contre moi. C'est normal, je suis le seul candidat avec qui, s'il est élu, les choses changeront durablement : les deux appareils du P.s. et de l'U.m.p. qui gouvernent la France depuis vingt-cinq ans seront obligés de se remettre en question. Mais ce qui se passe est formidable et impressionnant. Pour la première fois depuis plus de trente ans, tout un peuple est prêt à choisir une rénovation en profondeur de notre démocratie.
Q- Nicolas Sarkozy, plus atlantiste, plus à droite que ses prédécesseurs, est en "rupture" avec le gaullisme. Et Ségolène Royal, avec le drapeau français, l'encadrement militaire, rompt avec la culture politique de la gauche. Pourquoi, plus qu'eux, pensez-vous incarner la nouveauté ?
R- Elire l'un ou l'autre, c'est se retrouver avec le même schéma : l'U.m.p. ou le P.s. au pouvoir et l'autre dans l'opposition. On retrouvera les mêmes visages et la même ambiance d'embuscade perpétuelle. Il faut un souffle nouveau ; que les gens apprennent à travailler ensemble et pas seulement à s'opposer. Il y a tant à faire...
Q- Vous-même, n'êtes-vous pas là depuis vingt-cinq ans ?
R- Jamais depuis un quart de siècle nous n'avons eu la responsabilité du pouvoir. Depuis 2002, j'ai d'ailleurs refusé d'entrer au gouvernement parce que j'en désapprouvais les orientations. Mais, heureusement, j'ai une expérience de l'Etat qui me permet d'être élu.
Q- Toute votre vie vous avez marché main dans la main avec la droite. Quand se dit-on "c'est fini" ?
R- Le jour où l'on se rend compte que cette droite-là a oublié les principes d'équilibre, les principes sociaux et humanistes qui sont ceux de la France. Plus encore, le jour où l'on comprend qu'on a aussi envie de travailler avec ceux de l'autre rive. Qu'ils sont aussi dignes d'estime et que le pays a besoin de cette coopération. Construire le pays ne se fait pas front contre front !
Q- Gouverner avec tous ne conduit pas à l'immobilisme ?
R- Au contraire, c'est avec tous que l'on peut avancer. Pourtant, beaucoup disent que, quand vous étiez ministre de l'Education, après avoir mis un million de gens dans la rue en voulant réformer la loi Falloux, vous avez surtout cherché à ne plus faire de vagues. C'est le contraire. C'est quand je me suis interdit le passage en force que j'ai appris à réformer.
Q- Aujourd'hui, comment comptez-vous gouverner ?
R- En réunissant des personnes d'expérience mais surtout des personnalités nouvelles, des gens compétents des deux bords s'entendant sur la stratégie dont le pays a besoin. En Allemagne, le peuple a obligé les partis à gouverner ensemble. En dix-huit mois, simplement parce qu'ils se sont mis ensemble, le changement est époustouflant.
Q- Au second tour, ferez-vous alliance avec la gauche ou avec la droite ?
R- Quel que soit l'adversaire, je ne changerai pas de conviction. Je ne serai pas le candidat d'un camp contre l'autre, mais celui du rassemblement.
Q- Comment concilier les différences idéologiques entre le P.s. et l'U.m.p. sur l'immigration, la place de l'Etat... ?
R- Prenons l'immigration. Dans les mots, il y a des différences. Dans la réalité, tous disent "examinons les dossiers au cas par cas", sans régularisation massive. J'imposerai juste que cela se fasse de manière humaine : on a en face de soi des femmes et des hommes et non des objets.
Q- Votre fils cadet affirme que vous dites souvent : "Si je pouvais, je ne ferais pas de politique, j'écrirais des livres, j'élèverais des chevaux." Pourquoi vous sentez-vous "obligé" d'en faire ?
R- Parce que je le pense nécessaire à la France. Je ne vois pas qui d'autre que moi serait aujourd'hui en situation de renouveler la vie politique. La France est bloquée dans leur affrontement dépassé et stérile. Il faut bien faire bouger les lignes et créer du nouveau.
Q- Quels sont vos modèles ?
R- De Gaulle, Mendès France, Churchill, Gandhi. Autrement dit des résistants, de ceux qui n'ont jamais accepté l'ordre des puissants. A l'inverse, l'absence de caractère dans cette Ve République en crise est stupéfiante. Combien ont abandonné leurs idées pour faire carrière ? Je veux réhabiliter les idées, le panache, et montrer que tout est possible. On me donnait à 6 % il y a six mois et aujourd'hui je peux gagner. Les Français, en renversant les pronostics, ont montré qu'ils étaient les vrais maîtres du jeu ! Personne ne pourra plus l'ignorer.
Q- Qu'est-ce qu'un président de la République ?
R- C'est l'homme qui fait vivre les Français ensemble, qui les fait se comprendre et qui les entraîne. Il est l'inspirateur des changements qui permettront à notre peuple d'être grand, en bonne santé et soudé.
Q- Comment se prépare-t-on à cette charge ?
R- En travaillant beaucoup, en regardant ce qui se passe ailleurs, en réfléchissant sur l'Histoire, mais également en écoutant nos concitoyens pour comprendre les pièges et les drames à éviter. Il faut du temps.
Q- Vous sentez-vous différents des autres candidats ?
R- Ma vie est différente. J'ai travaillé de mes mains. J'ai eu du mal. Je sais ce que c'est qu'une petite exploitation agricole, que d'avoir une famille nombreuse, ce que sont les artisans, les ouvriers, les enseignants. En même temps, j'ai beaucoup reçu de la culture, de l'histoire, des livres.
Q- Quelle sera votre "grande stratégie" pour gouverner ?
R- Elle consiste en quatre articles essentiels. 1. Tout miser sur l'éducation et la recherche. 2. Dénouer les blocages administratifs et sociaux qui empêchent la création. 3. La société doit réparer les injustices. Il est insupportable que des gens ayant travaillé toute leur vie touchent une retraite de 600 euros par mois. Je la porterai à 90 % du Smic. Il faut inciter les entreprises à partager une part de leurs bénéfices avec les salariés et offrir aux R.m.istes une activité.
Q- Et le dernier article ?
R- Retrouver l'ascenseur social. Dans notre société, tout est joué à 20 ans : si vous intégrez l'Ena, vous aurez tous les galons toute votre vie. Mais si vous n'avez pas réussi à ces études précoces, les postes de responsabilité vous seront à jamais interdits. En Allemagne, les vingt ministres ont tous travaillé avant d'entrer en politique et trois d'entre eux, dont le numéro deux et le numéro trois du gouvernement, n'ont pas le bac, ils ont été apprentis. Voilà ce que j'entends par diversité sociale ; nouveaux visages et parcours.
Q- Vous parlez de "révolution", on vous dit rebelle. Un candidat du centre peut-il être celui de l'"antisystème"?
R- Les Français exigent un changement profond et, en même temps, attendent d'être rassurés. Cette révolution tranquille exige l'équilibre : un vrai centre, c'est le lieu où l'on peut se rassembler. Elle demande aussi de l'expérience, du sang-froid, une pensée structurée pour éviter les dérapages. Le système ne peut être remis en cause que par quelqu'un capable de parler à toutes les sensibilités.
Q- Pourquoi voulez-vous le pouvoir et ses attributs ?
R- Seul mon pays m'intéresse. Je vois tant de désespoir que de continuer avec les deux mêmes partis est l'assurance de l'échec : Nicolas Sarkozy met constamment en scène les violences, alors même qu'il était ministre de l'Intérieur pendant quatre ans. Un pays, ça se recoud, ça se répare, ça mérite que l'on s'occupe de son moral, de son coeur, de son âme sans déchirement, sans cette perpétuelle mise en scène d'opérations coups de poing. Et chaque jour Ségolène Royal retire une idée avancée la veille...
Q- Comment vivez-vous cette campagne que vous trouvez violente ?
R- Dans ma vie d'homme, je n'aime pas les affrontements. S'il m'est arrivé de faire des rappels à l'ordre, je n'ai jamais eu de conflit avec un seul de mes enfants. Mais, dans la vie publique, je les assume et, quelquefois, je les provoque ! Les coups ne me dérangent pas. Ce qui me dérange, c'est la bêtise de ceux qui les donnent.
Q- Si vous êtes élu, vous installerez-vous à l'Elysée ?
R- Je ne crois pas. Je pense que je continuerai à habiter en ville. Je garderai mes liens avec mon village. Je ferai tous mes efforts pour vivre simplement en étant un président-citoyen qui ne se laissera pas enfermer.
Q- Est-il important de conserver ses racines ?
R- Un homme est fait comme un arbre. Les racines comptent autant que le feuillage. Elles me donnent une boussole, m'empêchent de péter les plombs et me rappellent à chaque instant la vie des gens sans pouvoir. Je n'ai jamais quitté mon village natal. J'ai gardé tous mes amis d'enfance. C'est une grande force. Je sais au nom de qui je parle.
Q- La campagne a-t-elle modifié vos rapports avec vos proches ?
R- Non. Mon équipe politique et amicale est un commando. On sait ce que l'on pense sans même se le dire. On est unis comme les doigts d'une main, on a survécu aux grandes épreuves. Et ma famille c'est épaule contre épaule. Tout ça est d'une grande aide et me met à l'abri de la solitude.
Q- Comment choisissez-vous vos amis ?
R- Au coup de foudre.
Q- N'est-ce pas un peu irrationnel ?
R- Je sens qui sont les gens. Il m'est arrivé d'accorder trop ma confiance. Mais mes vrais amis ne m'ont jamais fait défaut. Ils sont rares, donc chers. Je n'en ai pas de mondanité. Je suis table de bistro, omelette et bordeaux.
Q- N'êtes-vous pas inquiet, si vous êtes élu, qu'en s'agrandissant votre cercle perde ses équilibres ?
R- Jamais. Quand on a toutes ces années de combat ensemble, il n'y a aucun risque qu'il y ait des difficultés. Je suis très attentif aux gens. Ils sont mon bien le plus précieux. Et je me suis fait le serment que je ne changerai pas.
Q- Existe-t-il une dimension religieuse à votre engagement ?
R- Cela n'a rien à voir. J'ai la foi. Mais mon engagement politique est un engagement civique.
Q- N'est-ce pas difficile de séparer les deux ?
R- Pour moi, c'est une distinction d'évidence. Je suis croyant. Je suis chrétien. Et, en même temps, je suis un défenseur de la laïcité. Le monde de la spiritualité est très important, mais il n'envahit pas l'univers civique. Ainsi, je fais attention aux déclarations du Pape, mais pour ma responsabilité politique j'obéis à ma conscience.
Q- Comment comptez-vous réconcilier les Français avec l'Europe ?
R- En acceptant de regarder en face les raisons qui ont conduit au "non" à la Constitution, en apportant des réponses et en leur garantissant que l'on ne fera pas l'Europe dans leur dos. Face aux grandes puissances - Etats-Unis, Chine... - d'autres piliers doivent s'édifier. L'Europe est le premier. Dans le monde actuel, dangereux, la France a la voix pour faire respecter des principes assurant l'équilibre de la planète. Mais l'Europe doit être son relais.
Q- La France a-t-elle alors encore les moyens de se doter seule de l'arme nucléaire ?
R- La France est une puissance nucléaire. La Grande-Bretagne aussi. Un jour, il faudra discuter avec tous nos partenaires de l'évolution de notre armement nucléaire pour tendre vers un monde plus sûr. Mais cela n'aura de sens que lorsque l'Europe existera vraiment.
Q- Quelle est votre définition de la nation ?
R- C'est une famille et des valeurs. Et les valeurs sont celles de la République. Des gens différents qui vivent ensemble parce qu'ils croient aux mêmes choses. La nation, ce ne sont pas les signes extérieurs. On l'aime dans son coeur.
Q- Et la France ?
R- Elle est un des rares pays construits autour d'un idéal.
Q- Comment, dans ces quinze derniers jours de campagne, comptez-vous cristalliser les voix autour de vous?
R- Ce sont les plus importants. Une seule question se pose : "C'est à portée de la main, on en a envie, mais est-ce possible ?" C'est à moi d'être rassurant, de montrer que c'est possible. Si je suis avec les Français, le changement l'emportera. Je ne vais pas les quitter du regard !
Q- Si vous n'êtes pas au second tour...
R- Il n'y a pas de si.
Q- Pourtant, vous jouez quitte ou double.
R- Je ne joue pas. Quand on entreprend de reconstruire la maison, on ne s'arrête pas en chemin et on ne se demande pas si le rez-de-chaussée ne suffirait pas. On va jusqu'au toit. Jusqu'au bout.
Q- Votre femme est restée vivre à Bordères, votre village natal. Comment vit-elle cette campagne ?
R- Il y a cinq ans, j'ai eu l'impression que c'était une rude épreuve. Aujourd'hui, elle l'accepte avec humour et détermination. Beaucoup de Français lui font signe, lui écrivent. Sans la connaître, ils se reconnaissent dans sa manière d'être qui n'est pas mondaine.
Q- Et vos six enfants ?
R- Ils sont émouvants de courage et de bonne humeur dans cette période qui n'est pas facile pour eux. Ils sont proches de moi. Ils me parlent tous les jours. Ils m'entourent, ils m'épaulent et je les épaule.
Q- Comment les protégez-vous ?
R- En leur apprenant à être une femme ou un homme. En parlant beaucoup avec eux de l'essentiel de la vie.
Q- Est-il vrai que votre épouse apprend l'arabe ?
R- Oui, parce que les langues l'intéressent, parce qu'elle est ouverte sur le monde et parce que, depuis le départ des enfants, elle a plus le temps d'aller au bout de ses rêves. C'est un esprit ouvert, curieux, intelligent et généreux. Source http://www.bayrou.fr, le 13 avril 2007