Déclaration de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, sur les priorités de la politique spatiale notamment le projet de l'Agence spatiale européenne en direction de la planète Mars, Paris le 2 février 1999.

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Circonstance : Colloque "Programme d'exploration de Mars et missions de retour d'échantillons", à Paris le 2 février 1999

Texte intégral

Tout dabord, bienvenue à tous et merci de votre participation à ce symposium international.
Depuis notre arrivée au gouvernement, nous avons redéfini, petit à petit, une stratégie dans le domaine spatial assez différente de celle qui était menée ces dernières années. Avec trois priorités qui ne sont pas trois exclusivités.
La première priorité, cest lobservation de la Terre. Observation de la Terre, qui à mon avis, na pas pour linstant, sauf en océanographie et en météorologie bien sûr, exploité le dixième des possibilités que lui offrent les techniques spatiales. Faute sans doute davoir impliqué les spécialistes adéquats, qui de leur côté continuent à ne pas assez utiliser les techniques spatiales. Pourtant, je pense que dans le troisième millénaire, une partie importante de ce quon appelle aujourdhui la géologie se fera à partir des observations spatiales.
Les merveilleuses expériences dinterférométrie radar menées par le groupe de Didier Massonet du CNES et ses collaborateurs, ont montré les possibilités extraordinaires de cette technique, et indiquent une voie à suivre, une voie remarquable. Les résultats obtenus par la mission Topex-Poséidon montrent aussi que, dans le domaine de locéanographie, beaucoup de choses restent à faire, en combinant un certain nombre dobservations en mer, grâce à des balises et les observations spatiales.
Lobservation de la Terre est un tout nouveau champ dinvestigation, également vis à vis de lécologie, de lobservation de lévolution quantitative des espèces vivantes, leur influence sur notre environnement, leur développement avec les saisons et les latitudes. Nous avons les instruments maintenant pour les étudier quantitativement. Et aucune autre méthode que lobservation spatiale ne permet de telles études globales. Je pense quil y a beaucoup de recherches à mener, à condition de ne pas mettre la technique avant la science, et que la science reste la motivation essentielle ; ce sont les idées des scientifiques qui doivent guider la définition les missions, et non pas les idées de fabrication de tel ou tel instrument, pour ensuite se demander à quoi il pourrait servir.
Lobservation de la Terre est donc un élément essentiel de notre stratégie spatiale.
La deuxième priorité pour nous, vous concerne moins directement en tant que scientifiques ; il sagit des télécommunications et de la navigation par satellite. Je pense en particulier au système GPS et à lautonomie de lEurope en ce domaine à lavenir. Je pense aussi à tous les systèmes de télécommunication par satellites géostationnaires ou aux constellations qui se développent et dans lesquels naturellement nous souhaitons que lEurope prenne une part active.
Et puis la troisième priorité, que je mapprête à développer plus longuement devant vous : cest lexploration planétaire. Nos discussions avec NASA sur la coopération autour de la mission de retour déchantillons de Mars nous réunissent aujourdhui. Cette coopération se place dans un contexte plus large détude de la planète Mars à laquelle contribuera aussi la mission Mars Express de lESA.
Par ailleurs, jai demandé à lESA au nom de la France détudier la possibilité dune mission de retour déchantillons de Vénus. LESA a déjà réalisé une première étude, et des suggestions intéressantes en complément ont montré que, avec un budget raisonnable, on pouvait envisager une mission de retour déchantillons de Mercure. Cette pré-étude, menée actuellement par lESA, reste ouverte à dautres partenaires. Je vais y revenir.
Je crois que lexploration des planètes va être une grande aventure scientifique et technologique de ce nouveau siècle, mais dans un contexte politique très différent de celui que nous avons connu dans les dernières décennies. Lexploration des planètes a été, au cours de ces vingt dernières années, le symbole dune compétition acharnée entre deux pays, entre deux systèmes politiques, entre deux philosophies. Aujourdhui lexploration des planètes va être au contraire le symbole de la coopération internationale. Le mot dordre ce nest plus compétition, cest émulation, collaboration ; chacun cherche à montrer ce quil a de mieux pour le bénéfice de tous.
Et donc, ce nest pas parce que cette exploration, ce retour déchantillons de Mars est actuellement amorcé dans le cadre de coopération franco-américaine que cest une opération fermée. Toutes les compétences, tous les talents, toutes les bonnes volontés doivent être associés à cette aventure. Je crois que, si nous voulons développer une science active dans le domaine spatial, ce qui demande des investissements importants, il faut que nous mettions nos moyens en commun, par delà les divisions politiques ou les différentes compétitions.
Cest une nouvelle philosophie de coopération internationale, de coopération multinationale dans le domaine spatial, tout comme dailleurs - et jen discutais il y a peu de temps avec le conseiller pour la Science du Président Bill Clinton- dans le domaine des hautes énergies. Je pense en particulier à la compétition entre le CERN, Daisy, Batavia, et Stanford, qui nous mènerait finalement à la fermeture de ces grands accélérateurs de plus en plus coûteux. Donc, nous avons à développer une autre philosophie dans ces domaines : celle de la coopération plutôt que celle de la compétition. Je crois que cest un enjeu très important, un problème crucial pour le développement scientifique de certains domaines.
Concernant le retour déchantillons de Mars - je parle ici en tant que Ministre chargé de la Recherche et de la Technologie-, je ne suis pas certain quon va découvrir sur Mars lorigine de la vie, des girafes, la confirmation ou linfirmation de la panspermie. En revanche, je pense quon va progresser dans notre compréhension de lévolution du système solaire, de la formation des planètes, et même de la cosmochimie au sens large.
Vous avez été sans doute interrogés en tant que chercheur par des journalistes qui eux-mêmes sinterrogent : "Quest-ce quon a appris en allant sur la Lune ? Il ny avait pas de vie, il ny avait pas de matières premières ; Alors, quest-ce quon a appris ?" Eh bien, et ce nest peut-être pas suffisamment dit, on a appris tout simplement comment les planètes sétaient formées. Il faut se souvenir quavant lexploration lunaire, la théorie de laccrétion qui avait été développée par O. Y. Schmidt puis par son élève Sapronov, nétait admise par presque personne en occident. A part un ou deux individus qui vont lever le doigt dans lassemblée en me disant : "Si, si, moi, jy croyais." Cest vrai, la plupart des scientifiques ny croyaient pas.
Cest à partir du moment où on a évalué la densité de cratères et mesuré la datation absolue des roches de ces cratères, quon a pu montrer que la théorie de laccrétion progressive était la bonne. Ce qui constitue une avancée très importante, parce que tous les physiciens du monde pensaient avec lunification des idées que, du moment que les étoiles se forment par effondrement gravitationnel, les planètes ipso facto, se sont formées aussi par effondrement gravitationnel. Et cette théorie perdure encore dans un certain nombre de livres dastronomie. Eh bien, cest inexact : les planètes ne se forment pas par effondrement gravitationnel et sans lexploration lunaire, nous ne le saurions pas. Lensemble de notre vision de la formation des planètes et des corps planétaires est donc un produit direct de lexploration lunaire. Lexploration de la Lune a entraîné une révolution dans notre manière de penser nos origines. Elle ne sest pas simplement arrêtée à une exploration spectaculaire.
Et je pense que sur Mars, il va en être de même. Certes les problèmes abordés maintenant sont différents de ceux de la lune. Mais Mars a été une planète vivante, elle lest peut-être encore un peu.
Naturellement, pour planifier nos missions je pense quau stade où nous sommes, nous devons être audacieux. Est-ce que nous devons aller chercher un échantillon ou plusieurs échantillons ? Est-ce que nous devons prévoir de prélever une petite carotte venant des calottes polaires, qui apporterait peut-être des réponses à nos grandes énigmes climatologiques sur la terre ? Faut-il se doter de moyens pour pénétrer le sol ? Faut-il que nous prenions des échantillons orientés de manière à pouvoir étudier le paléomagnétisme, ce qui nécessite une technologie tout à fait adaptée ? Il faut bien sûr des prélèvements datmosphère, mais peut-on espérer échantillonner un profil ? Nous sommes confrontés à de grands problèmes, et je souhaite quils soient abordés en posant dabord les questions scientifiques, ensuite en regardant les possibilités techniques. Naturellement on terminera par un compromis entre les deux. Mais noublions pas : la science dabord, la technique et les aspects financiers prendront bien assez tôt le dessus.
Une des grandes avancée réalisée par la NASA à loccasion des explorations lunaires, et qui malheureusement na pas été reproduite dans dautres programmes internationaux, cest que la science était au cur du projet. La NASA a dépensé beaucoup dargent pour explorer des perspectives nouvelles. Je citais tout à lheure la conséquence des explorations lunaires au point de vue des avancées fondamentales des concepts. Mais je pourrais citer aussi les conséquences sur le plan technologique, grâce à mon ami Jerry Wasserbug on a développé une technique danalyse pour mesurer les compositions isotopiques qui était totalement inconnue auparavant.
Je vais vous donner un exemple, pour ceux qui ne sont pas des spécialistes de ce domaine. On mesurait les compositions isotopiques jusqualors à 1 % près. Cétait déjà bien. Avec cette barre derreur, les échantillons venant de nimporte quel point du manteau terrestre nous paraissent homogènes. Donc, on en déduisait que le manteau de la Terre était un milieu homogène et lon pouvait dire, à ce niveau de précision : « le manteau est chaud, convectif, donc il est homogène. »
Puis, grâce à lexploration lunaire, on a développé une technologie qui a permis de mesurer les compositions isotopiques au 10 millième près. Aujourdhui, on en est au 100 millième. Au 10 millième, cest une nouvelle science qui est née, qui consiste à utiliser le traçage isotopique pour suivre les mouvements du manteau. Cest le même rapport déchelle que lorsque vous observez des insectes à travers un tesson de bouteille et que vous les regardez ensuite au microscope.
Le changement a été total, et a entraîné des répercussions scientifiques gigantesques. Je voudrais donc insister sur ce point : nous devons développer des recherches sur le plan technologique, sans oublier la motivation fondamentale qui doit rester la science.
Donc je crois que, dans tous vos travaux de ce colloque aujourdhui, et dans les groupes de travail qui suivront au cours des années, en coopération dabord entre la France et les États-Unis, mais également avec dautres pays européens, avec le Japon, il faut toujours garder à lesprit cette motivation de la science : "essayer de lancer le bouchon toujours plus loin".
Jacques-Emile Blamont en est un vivant exemple. Chaque fois quon lui donne satisfaction sur un domaine il revient et lance le bouchon un peu plus loin et réclame bien sûr plus de moyens ; ça la conduit à développer le CNES, son laboratoire, le centre de Kourou, etc. Aujourdhui, il a entrepris un développement universitaire en Guyane. Je crois que cest une bonne attitude. On se bat. Pour obtenir une avancée avec la force du questionnement scientifique.
Et naturellement, les techniciens sont là pour avertir les scientifiques :
"Attention, cest impossible !" Alors, il faut convaincre, expliquer que cest indispensable, discuter les performances, les budgets et finalement ils reviennent la plus part du temps avec des solutions imaginatives et efficaces. Ensemble, ils trouvent des compromis et ils progressent.
Je crois que cest ça la grande aventure de lexploration spatiale.
Je vous souhaite beaucoup de plaisir à travailler tout au long de ce symposium guidé par cet espoir formidable dassister à lélargissement de notre perspective dans la décennie à venir. Au cours des quinze prochaines années, on verra revenir sur Terre des échantillons de Mars, de Vénus, de Mercure, peut-être dAstéroïdes, peut-être même de Comètes ; et je suis certain que notre vision du système solaire et de sa formation sera complètement changée.
Noublions jamais quand même que toute cette mobilisation dénergie et dintelligence, cest pour répondre à la question, qui est la même pour tous les hommes depuis la nuit des temps : « Doù venons-nous ? »
Merci.
(Source http://www.education.gouv.fr)