Interview de M. Hervé Morin, ministre de la défense, à "Europe 1" le 14 décembre 2007, sur la sécurité en Corse après la condamnation d'Yvan Colonna, la question du nucléaire iranien, le budget militaire, les interventions militaires françaises en Côte d'Ivoire et au Tchad, l'accident du Rafale en Corrèze, sur le MODEM et le Nouveau Centre.

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Média : Europe 1

Texte intégral

 
J.-P. Elkabbach.- Vous êtes ministre de la Défense, président du Nouveau centre né de la rupture avec votre ex ami F. Bayrou. H. Morin, bonjour. D'abord la Corse, à partir d'aujourd'hui est-ce que la sécurité y est renforcée ?
 
R.- La sécurité, on a en permanence la volonté d'assurer la sécurité en Corse. Ce que je crois c'est qu'il faut faire confiance en la justice du pays. Il faut accepter l'idée que nous avons en France une justice qui est une justice indépendante. Et je trouverais bien qu'enfin on donne la sérénité nécessaire et cette sérénité c'est de considérer, au moins pour les hommes politiques, que l'on ne doit pas commenter les questions de justice...
 
Q.- C'est pour ça que je ne vous ai pas posé de question sur le procès lui-même, mais comment vous faites pour éviter... comment faites-vous ?
 
R.- Parce que le Royaume-Uni s'en fait une règle de base : jamais un homme politique britannique ne viendrait à commenter une décision de justice et je pense que l'on devrait faire la même chose en France.
 
Q.- C'est bien, c'est pour ça que je ne vous ai pas posé la question Monsieur Morin. Mais la question est : comment éviter des réactions isolées de désespoir et de violence en Corse ?
 
R.- Eh bien ce sera toujours difficile à éviter, nous avons des forces de sécurité importantes en Corse. Il y a une volonté permanente du Gouvernement de faire en sorte qu'on aille vers la normalisation complète de la situation en Corse. Il faut reconnaître que depuis deux ou trois ans les choses se sont nettement améliorées et donc on va continuer cet effort. Le président de la République y est attaché, le président de la République l'a réaffirmé lorsqu'on a eu notre Conseil des ministres en Corse et on continue à le faire.
 
Q.- M. Morin, après le procès et la condamnation d'Y. Colonna, quelle leçon devraient en tirer les nationalistes corses ? Et est-ce que, par exemple, vous vous attendez à un regain ou à un déclin du nationalisme corse ?
 
R.- De toute évidence, les nationalistes en Corse n'ont plus la même activité qu'ils avaient il y a quelques temps, parce qu'il y a eu des efforts considérables d'effectués par l'ensemble des moyens mis en oeuvre par l'Etat. Il faut qu'on continue dans ce chemin.
 
Q.- Vous avez signé des accords et des contrats avec la Libye, parfois vous-même et vous avez accompagné la visite à Paris du colonel Kadhafi, le guide. La visite a été apparemment politiquement utile. A qui le tour maintenant ? A l'iranien Ahmadinejad ?
 
R.- Comme vous le savez, avec l'Iran nous avons une position extrêmement claire et très ferme où la France joue un rôle majeur pour essayer de faire en sorte que l'Iran se conforme au droit international et ouvre ses portes. Nous considérons que, pour la question de l'Iran, tant que l'Iran n'aura pas clairement donné les preuves à l'ensemble de la communauté internationale qu'il n'y a pas de programme d'enrichissement d'uranium à des fins militaires, qu'il n'y a pas de programme visant à construire des armes de destruction massive, tant que l'Iran n'aura pas ouverte les portes de l'AIEA, c'est-à-dire de l'Agence chargée du contrôle de l'ensemble des installations, eh bien nous maintiendrons l'idée qu'il faut des sanctions à l'égard de l'Iran pour que l'Iran ne participe au déséquilibre de la région.
 
Q.- Mais on continue à essayer de parler, puisqu'on parle avec tout le monde, à parler avec la Syrie, avec l'Iran. Mais est-ce que je peux vous demander si les services secrets français ont confirmé ce qu'ont dit les seize agences américaines du renseignement et qui sont bien racontés par F. d'Orcival dans Valeurs actuelles : l'Iran a arrêté son programme d'armement nucléaire en 2003.
 
R.- J'ai vu un certain nombre de ces documents. Ces documents ne sont pas aussi clairs que ça, ne sont pas aussi affirmatifs que cela.
 
Q.- Donc les agents français ne confirment pas ? Les services secrets français ne confirment pas ce que disent les Américains ?
 
R.- Pour accéder à l'arme nucléaire, il y a deux éléments, pour que les choses soient claires. Il y a d'une part le programme d'enrichissement - faire en sorte d'avoir de l'uranium assez enrichi ; ensuite, bien entendu être capable de construire l'arme permettant de faire cela - et puis il y a aussi le programme balistique, c'est-à-dire de faire en sorte d'avoir des missiles qui soient capables d'avoir des portées de 3 ou 4.000 kilomètres. Or, selon la connaissance que nous pouvons avoir de ce dossier, même si c'est compliqué, la question de l'accès à des missiles balistiques de moyenne portée, l'Iran continue à mener ces programmes-là. Et par ailleurs, nous demandons simplement d'avoir accès aux installations. Et après, si l'Iran n'a rien à se reprocher, il n'y a aucune raison qu'elle n'ouvre pas ses portes.
 
Q.- Donc les Français ne croient pas forcément ce qu'ont dit les seize agences américaines.
 
R.- Sachant que bien entendu que ces agences américaines sont dans le cadre d'un contexte qui est le contexte d'une pré campagne américaine, etc., etc.
 
Q.- Oui, oui, mais quel est notre ennemi aujourd'hui, Monsieur le ministre de la Défense ?
 
R.- Notre ennemi, ce que nous savons c'est que nous sommes probablement moins en sécurité aujourd'hui que nous ne l'étions il y a dix ou quinze ans. Après la chute de Berlin, on a pensé grosso modo que la menace s'éloignait. Et on a eu ces discours sur les dividendes de la paix etc. De nouvelles formes de menaces sont apparues, notamment le terrorisme, le fait que sur notre territoire national même...
 
Q.- Donc votre ennemi c'est ?
 
R.- Notre ennemi ce sont des formes diffuses, variées, de risques et ce qui nous oblige notamment, parmi les efforts que nous devons effectuer, d'avoir un effort particulier sur le renseignement, sur l'observation. Faire en sorte qu'on puisse en permanence avoir la capacité d'apprécier les risques.
 
Q.- Et ça, on l'aura dans la loi de programmation militaire qui est prévue pour 2008-2013, elle est en préparation. Elle tiendra compte sans doute du Livre blanc sur la Défense que prépare le groupe de travail de J.-C. Mallet qui a été désigné par le Président et le Gouvernement. Est-ce qu'il faut diminuer pour 2008, 2013 les dépenses consacrées à la défense ?
 
R.- Je crois que ce serait une erreur grave que de diminuer nos crédits sur la défense. D'une part, nous avons lancé, il y a eu un très gros effort effectué sous J. Chirac pour relancer et pour faire en sorte que la disponibilité opérationnelle du matériel des armées s'améliore pour relancer toute une série de programmes pour des équipements qui arrivaient à obsolescence. Nous avons des difficultés budgétaires pour boucler la période 2009-2013...
 
Q.- Et où on fait des économies alors ?
 
R.- Je termine, donc nous n'avons certainement pas besoin... nous avons besoin plutôt de crédits supplémentaires pour faire en sorte qu'on mène les programmes qui ont été décidés et lancés. Eh bien entendu, il nous faudrait en moyenne 5 milliards d'euros supplémentaires sur la prochaine loi de programmation. C'est-à-dire qu'au lieu d'avoir 16 milliards d'euros, il nous faudrait 21 milliards en moyenne pour arriver à mettre en oeuvre les programmes qui ont été décidés. Ce qui est clair, c'est que les 5 milliards d'euros, compte tenu de la situation, on ne les trouvera pas. Et donc, il nous faut, de notre côté faire des efforts de rationalisation, de restructuration. Le président de la République m'a donné son feu vert pour réorganiser l'échelon central du ministère, pour supprimer les doublons, pour aller vers « l'interarmisation » pour qu'on cesse d'avoir des services identiques dans chaque état major...
 
Q.- Donc il y a des gaspillages encore et vous luttez contre ces gaspillages ?
 
R.- Oui, moi j'ai fait campagne notamment en pensant qu'on ne pouvait pas continuer éternellement à avoir des déficits autour de 40 ou 45 millions d'euros. Donc je n'ai aucun souci pour le faire.
 
Q.- Par exemple, les armées françaises sont très actives hors de France, il y a les OPEX, les opérations extérieures, en Afrique, en Afghanistan. Quand allez-vous alléger et de combien le dispositif militaire en Côte d'Ivoire ?
 
R.- Le dispositif militaire en Côté d'Ivoire, il y a deux éléments pour que les choses soient claires. Il y a d'une part, ce qu'on appelle l'opération Licorne qui est une opération française avec les troupes françaises à partir du « BIMAD » d'Abidjan et puis il y a l'ONUCI, qui est la force de l'ONU. Et donc, la force française est en quelque sorte la force de réaction rapide de l'ONUCI où il y a 9.000 hommes de différents pays. Et pour l'instant, nous avons autour de 2.500 hommes. Nous pourrons probablement, au fur et à mesure que la situation s'améliore, réduire les effectifs, comme nous l'avons déjà fait.
 
Q.- Cela commence quand ?
 
R.- Non, on l'a déjà fait, on a déjà réduit de plus de 1.000 hommes durant l'année 2007 et probablement, compte tenu de l'amélioration de la situation, nous pourrons encore réduire dans les semaines qui viennent.
 
Q.- Il y a le Darfour, Monsieur Morin, près de 2.000 soldats français sont prévus au nom du maintien de la paix décidé par les Nations Unies. Quand elles vont s'y déployer ou ces soldats vont s'y déployer ? Il paraît qu'il y a des difficultés, il y a des pays européens qui ne veulent pas venir etc. Pendant ce temps, il y a des enfants qui meurent au Darfour ?
 
R.- C'est vraiment quelque chose, vraiment il y a une question de crédibilité européenne dans cette affaire. La France et le Royaume-Uni ont porté devant le Conseil de sécurité des Nations Unies l'idée que l'Europe allait prendre en main une partie de la question de la sécurité du Darfour, au Tchad et en République Centrafricaine, l'autre partie étant assurée par une force hybride de l'ONU. Nous avons porté ce message au nom des Européens à l'ONU, nous avons obtenu que ce soit une force européenne qui soit mise en oeuvre au Tchad et en République Centrafricaine, et maintenant...
 
Q.- D'accord, cela ne se fait pas, on est floué !
 
R.- Et maintenant, on a des partenaires européens, qui c'est vrai, sont engagé comme nous dans de nombreuses opérations extérieures, certains le sont même lourdement...
 
Q.- Donc cela veut dire qu'il va y avoir du retard ?
 
R.- Il y a du retard, il y en a déjà parce qu'on espérait pouvoir être sur place, disons à la fin de l'année et qu'on y sera probablement courant janvier. Mais nous ne cessons de rappeler à nos partenaires européens qu'il y va de la crédibilité, de la responsabilité de l'Europe. On ne peut pas à la fois vouloir développer l'Europe de la défense, faire en sorte que notre continent soit autre chose qu'une zone de libre échange mais aussi une puissance, et de ne pas être capable de déployer 3.000 hommes au Tchad et en République Centrafricaine.
 
Q.- Au nom de la rationalisation dont vous avez parlée et avec le "Pentagone" à la française ou le "Bercy" de la défense qui se prépare, au nom de l'Europe de la défense aussi, la France et la Grande-Bretagne ont prévu de construire un deuxième porteavions. Est-ce qu'il est utile, à votre avis personnel ?
 
R.- D'une part, la décision sera prise dans le cadre du Livre blanc, à la suite des travaux que nous mènerons...
 
Q.- Mais votre avis personnel ?
 
R.- Ce n'est pas aussi simple que cela.
 
Q.- Est-ce qu'il faut s'en passer ou est-ce qu'il faut le faire ?
 
R.- C'est une capacité de projection importante, cela ne fait aucun doute. En revanche, c'est aussi une dépense importante, puisque c'est aux alentours de 3 milliards et demi d'euros. Et donc, il faut voir, précisément en fonction de l'analyse, des capacités de projection dont nous avons besoin pour se dire, on le construit ou pas. Ce que je sais c'est que j'ai mis les 3 milliards d'euros dans le budget 2009, ce qu'on appelle en autorisation d'engagement, pour que si le président de la République le décide on puisse commencer les travaux.
 
Q.- Un mot sur un sujet qui est important pour la Corrèze et les départements voisins. Huit jours après la catastrophe d'un Rafale, une première catastrophe, on redoute les effets nocifs des particules de carbone, est-ce que c'est vrai qu'il y a danger, est-ce que l'armée garantit qu'elle va décontaminer, dépolluer la zone de l'accident ?
 
R.- La zone de sécurité n'a absolument rien à voir avec ces questions. Bien entendu, il y a des fuites de carbone, bien entendu, ce qu'on retrouve partout dans la vie...
 
Q.- Mais il n'y a pas danger ?
 
R.- Il n'y a pas danger, la seule chose c'est que malheureusement, l'avion s'est explosé et il y a des débris sur plusieurs centaines de mètres. Il y a une enquête du Bureau enquête accidents, il y a une enquête judiciaire. Et nous sommes dans un travail précis...
 
Q.- Pour le moment, qu'est-ce que vous savez après l'étude de la boîte noire ? Est-ce que c'est une défaillance du pilote qui est pourtant un chef de patrouille expérimenté, ou de la machine ?
 
R.- C'était un excellent pilote.
 
Q.- Alors c'est la machine ?
 
R.- Non, on ne peut pas le dire aujourd'hui. Ce que je sais, c'est que bien entendu, on est incapable aujourd'hui de pouvoir tirer des conclusions sur ce dossier-là. Mais ce qu'il faut que vous ayez en tête, parce qu'en général, personne ne le sait, c'est qu'une des grandes difficultés de tous les pilotes de l'Armée française c'est ce qu'on appelle le risque de désorientation spatiale. C'est-à-dire que lorsque vous avez des manoeuvres, en temps de brouillard ou de nuit, vous pouvez perdre totalement vos repères spatiaux et vous considérez à plat normal et en fait sur le dos ou être dans une orientation qui est totalement, qui peut vous mener au drame. Et donc il y a un principe de base, ce qu'on apprend à tous les pilotes, c'est qu'il faut faire confiance d'abord aux instruments de bord. Considérer toujours que quelle que soit votre sensation, c'est toujours les instruments de bord qui vous disent comment vous êtes. Et tous les pilotes disent : un jour ou l'autre, on a refusé de croire... cela fait partie des analyses que nous avons, mais nous n'en savons rien.
 
Q.- Je croyais que vous étiez surtout cavalier, vous êtes aussi pilote !
 
R.- Non, mais vous savez, ce sont des hommes formidables.
 
Q.- Evidemment et on les admire. Est-ce que pour les politiques, il n'y a pas de temps en temps de la désorientation spatiale, non ? Alors demain et dimanche...
 
R.- Je ne sais pas à qui vous pensez quand vous dites ça.
 
Q.-...vous réunissez votre premier conseil national du Nouveau Centre. A Bordeaux - je vais vite - pour les municipales, F. Bayrou et A. Juppé ont conclu un pacte de partenariat. On verra peut-être la même chose à Lyon ou d'autres villes. Est-ce que l'exemple Juppé- Bayrou peut être contagieux, et à ce moment-là, le MoDem prendre de plus en plus de place au détriment du Nouveau centre.
 
R.- Je crois que la stratégie de F. Bayrou elle est claire : elle a été celle de l'entre deux tours de l'élection présidentielle, c'est-à-dire le fait d'être la première force d'opposition à N. Sarkozy, à la majorité. Il n'a pas été jusqu'au bout de sa démarche, qui était d'être avec S. Royal et le PS. Mais...
 
Q.- Ce que vous lui aviez conseillé entre les deux tours ?
 
R.- Oui.
 
Q.- Ouais ?
 
R.- Oui, bien sûr, c'est ce que je lui avais dit. Je lui avais dit : va jusqu'au bout de ta démarche.
 
Q.- Va jusqu'au bout et moi je me barre chez les sarkozystes ?
 
R.- Je lui ai dit : moi je n'irai jamais avec S. Royal. Je lui ai dit moi j'irai rejoindre l'UMP, mais va jusqu'au bout de ta démarche. Bon, il n'a fait qu'une partie du chemin. Ce qui est certain c'est que, aujourd'hui... L'idée de F. Bayrou c'était de dire, globalement : "quand c'est bien, je le dis, quand c'est mal, je le dis". Maintenant, c'est toujours mal.
 
Q.- Je ne vais pas vous demander si vous allez vous réconcilier un jour avec lui. Mais est-ce vrai que vous avez toujours la carte du MoDem ?
 
R.- On a reçu, comme tous mes collaborateurs, comme tous ceux qui sont au Nouveau Centre, un texto nous appelant à venir au Congrès du MoDem. Donc dans leur fichier, il y a probablement, certainement un peu de nouveaux tris à effectuer.
 
Q.- Mais vous, au Nouveau Centre, vous n'avez pas une carte pour Bayrou ?
 
R.- Ah non, pas encore.
 
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 14 décembre 2007