Déclaration de M. Eric Besson, secrétaire d'Etat chargé de la prospective et de l'évaluation des politiques publiques, sur la définition de la "classe moyenne" et sur les politiques publiques à mettre en oeuvre pour favoriser son ascension sociale, Paris le 10 décembre 2007.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque "Classes moyennes et politiques publiques" organisé par le Conseil d'analyse stratégique le 10 décembre 2007

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux d'ouvrir cette journée d'étude consacrée aux classes moyennes, et à leur place dans les politiques publiques.
J'imagine aisément que vous consacrerez une partie de vos travaux à la définition même du concept de classes moyennes. J'imagine aussi que vous constaterez assez aisément que tous les candidats aux élections majeures dans les pays occidentaux prétendent tous vouloir agir dans l'intérêt des classes moyennes, qui constituent une cible d'autant plus importante qu'elles sont non seulement numériquement les plus nombreuses mais que, de plus, les catégories les plus modestes se projettent en elles, aspirant à y accéder.
Cela explique sans doute pourquoi la définition des classes moyennes est toujours politique : il ne s'agit pas d'une notion neutre, il s'agit d'une sorte d'idéal, qui mêle les deux rêves contradictoires qui sont le moteur des sociétés modernes : l'égalité et l'ascension sociale !
Pour ma part, j'adopterai pour les besoins de l'exercice une définition subjective : puisque 70 % des Français estiment faire partie des classes moyennes, eh bien, considérons provisoirement qu'il s'agit là d'une définition possible.
Sociologiquement, cette définition est d'ailleurs assez juste : il s'agit grosso modo de la majorité de Français qui se répartissent, en cercles concentriques, autour de 1 500 euros nets /mois, jusqu'à 1 000 euros nets vers le bas, et 2 000 euros nets vers le haut.
On a là tous les emplois intermédiaires (techniciens, agents de maîtrise, infirmières, commerciaux, instituteurs) à quoi l'on peut ajouter la plus grande partie des employés et ouvriers et une partie des cadres. Pour être plus parlant, et pour fixer les esprits, il s'agit notamment des couples avec deux enfants qui gagnent entre 2 000 et 4 000 euros par mois. N'oublions pas, en dépit de l'image souvent faussée que la publicité donne des classes moyennes, que 90 % des salariés à temps plein gagnent moins de 3 000 euros nets par mois. N'oublions pas non plus que les ouvriers et employés représentent toujours 60 % de la population active, comme en 1960 !
La "classe moyenne", je l'ai dit, c'est le nom d'un idéal. Cet idéal peut être ainsi résumé :
vivre de son travail,
mettre un peu d'argent de côté (plus ou moins selon le niveau où l'on se situe dans cette classe, bien sûr, mais jamais au point de se constituer un patrimoine qui dispenserait de travailler),
avoir l'espoir raisonnable de laisser quelque chose à ses enfants,
avoir aussi l'espoir de voir ses enfants réussir, sinon mieux, du moins aussi bien que soi-même.
Se sentir membre de la classe moyenne, c'est donc aussi se sentir en mouvement, c'est avoir de l'espoir, l'espoir de progresser ; c'est pourquoi il n'est pas tout à fait absurde de considérer que sont aussi membres de la classes moyennes tous ceux qui s'estiment en être... parce qu'ils sont sur le point d'y entrer !
C'est le sens, je pense, de la définition encore plus large que certains économistes, comme Thomas Piketty, donnent de la classe moyenne, en disant que ce sont finalement 80% des Français, autrement dit, quasiment tous ceux qui tirent l'essentiel de leur revenu du travail, c'est-à-dire ni des aides sociales, ni du patrimoine !
Et si les Français rêvent d'ascension sociale, c'est au sein de la classe moyenne, et pas en dehors d'elle. C'est ainsi que l'idée de "classe moyenne" est une manière de concilier aspiration à l'égalité et aspiration à la distinction !
Mais si les classes moyennes sont un idéal, comme je viens de le dire, elles sont aussi une réalité...
Une réalité qui tend pourtant à s'éloigner de cet idéal à en croire les experts.
Si j'en juge par les adjectifs, les classes moyennes seraient "désenchantées", "déclassées", "dépassées", "à la dérive"... Les classes moyennes nous sont décrites comme vivant un grand malaise. Ce diagnostic n'est pas dépourvu de fondement !
Depuis plus de dix ans, le pouvoir d'achat des professions intermédiaires progresse au ralenti.
Depuis plus de dix ans, le niveau de vie de 80 % des Français progresse moins vite que celui des 10 % les plus pauvres et des 10 % les plus riches.
Depuis plus de dix ans, les classes moyennes ont l'impression de n'être pas assez pauvres pour bénéficier d'aides, et pas assez riches pour bénéficier des niches fiscales ! C'est d'ailleurs une assez bonne manière de les définir dans notre système.
Depuis plus de dix ans, les parents des classes moyennes ont le sentiment que leurs enfants ne vivront pas mieux qu'eux, et même souvent qu'ils vivront moins bien.
Depuis plus de dix ans, l'allongement des études n'apparaît plus comme une garantie d'emploi.
Le nombre de "Smicards" augmente continûment, donnant l'impression grandissante d'une smicardisation du salariat.
La dynamique ascendante qui donnait de l'espoir, semble s'être inversée en une dynamique descendante : les professions intermédiaires se demandent si leur salaire qui stagne ne va pas bientôt rencontrer le SMIC qui monte...
Depuis beaucoup plus de dix ans, le fort taux de chômage place les salariés dans une position de faiblesse dans la négociation sur le partage de la valeur ajoutée, ce qui explique aussi la stagnation salariale.
Depuis plus de dix ans enfin, la part du logement dans le budget des ménages ne cesse d'augmenter, ramenant les jeunes couples de la classe moyenne à des problèmes que leurs aînés n'avaient pas connus...
Derrière ce malaise des classes moyennes se cachent plusieurs problèmes d'ordre différent :
D'abord un fait structurel, qui tient à l'histoire de la société française : après une période de très forte mobilité structurelle ascendante qui a vu l'avènement des classes moyennes pendant les Trente Glorieuses, il est d'une certaine manière naturel que le mouvement se ralentisse ; dès lors, même si la mobilité sociale demeure au sein de cette classe, elle n'est pas forcément ascendante : les destins sont plus contrastés ; l'ascenseur social est toujours en marche, mais il lui arrive souvent de descendre !
Ensuite une question de croissance et d'emploi : si les classes moyennes voient leur salaires stagner, c'est aussi, c'est d'abord parce que le chômage frappe une part importante des classes plus populaires - on ne peut donc traiter la question du revenu des classes moyennes comme une question spécifique, indépendamment de la question de l'exclusion des plus pauvres - leurs destins sont en fait liés !
Enfin, la question de la formation, et singulièrement de l'université et de son lien avec le monde du travail, est centrale pour expliquer le désarroi des jeunes de la classe moyenne, qui tardent à entrer sur le marché du travail.
On pourrait ajouter d'autres questions, connexes, comme la crise du logement, et son poids grandissant sur les classes moyennes ; mais il s'agit là aussi d'une question qui ne peut être traitée seulement sous un angle "classes moyennes" ; c'est une question plus large, qui nous ramène aux causes de l'explosion de la demande de logements et de leur pénurie...
La question politique est donc moins de savoir si les classes moyennes doivent faire l'objet d'une politique spécifique que de savoir si les problèmes qu'elle expérimente - et qui sont aussi vécus, sous une autre forme, mais encore plus durement par les classes les plus modestes - sont susceptibles d'être réglés par des politiques efficaces !
Ces problèmes se ramènent pour l'essentiel, me semble-t-il, aux trois suivants :
D'abord, la question du travail et de sa rémunération ;
Ensuite la question de la sécurisation des parcours professionnels ;
Enfin la question de l'université et de son lien avec le monde du travail.
S'agissant du travail, les choses sont assez claires ; la stagnation salariale est en grande partie due au taux de chômage, et cela pour deux raisons :
l'"armée de réserve" des chômeurs place les travailleurs dans une position de faiblesse dans la négociation salariale ;
la masse grandissante des revenus de substitution pèse lourd sur les prélèvements obligatoires et donc sur les salaires de ceux qui travaillent.
C'est donc une évidence, mais il faut la répéter : la question du pouvoir d'achat des classes moyennes, des classes qui travaillent, se réglera par le retour au travail du maximum de Français !
Dès lors, ceux-là mêmes qui n'ont aujourd'hui pour vivre que les revenus de l'assistance, pourront espérer s'agréger un jour à la classe moyenne (ce qui leur est aujourd'hui de fait quasiment interdit) tandis que la classe moyenne sortira du syndrome de la smicardisation.
Voilà en tout cas l'analyse du Gouvernement dont découlent les mesures que vous connaissez :
Réforme de l'assurance chômage, pour faire du retour à l'activité une priorité absolue grâce à un accompagnement personnalisé du chômeur ;
Réforme de l'indemnisation du chômage et création du Revenu de solidarité active pour rendre le travail nettement plus attrayant que l'assistance ;
Défiscalisation des heures supplémentaires ;
Monétisation des jours de RTT non pris ;
Relance des négociations salariales dans les entreprises (qui conditionneront l'obtention des baisses de charges patronales) ;
Déblocage des fonds de participation ;
Crédit d'impôt sur les emprunts immobiliers ;
Indexation des loyers sur les prix.
Deuxième question capitale : la sécurisation des parcours professionnels
Ce chantier est devant nous. Vous savez que des négociations sont en cours. Je n'oublie pas que les pays les plus ouverts à la compétition internationale, ceux dont la part du commerce extérieur dans le PIB est la plus grande, sont aussi ceux dont les protections sociales sont les plus fortes. Je pense que la nécessaire flexibilité peut être accompagnée d'une meilleure sécurité, faite de droits et de devoirs.
Pour la classe moyenne, dont les emplois sont appelés à connaître la fluidité propre aux nouveaux services, c'est essentiel : comme on ne peut plus prétendre protéger les emplois, il faut donc aider les personnes.
Troisième question capitale : l'Ecole et l'Université
Sur cette immense question, quelques observations :
La massification de l'enseignement secondaire et supérieur est inséparable de l'ascension des classes moyennes dans les 40 dernières années : mais aujourd'hui, nous touchons une limite ; les diplômes ont moins de valeur, les études s'allongent continûment sans garantie d'emploi.
Nous avons le sentiment que nous affrontons deux problèmes : D'abord un problème d'adéquation, et de vitesse d'adaptation du système de formation à la demande réelle de l'économie ; Ensuite un problème d'insertion dans le monde du travail, qui se fait de manière trop tardive.
Le premier problème exige que nous poursuivions la réforme des cursus universitaires, en informant les étudiants sur les débouchés réels des filières, en révisant l'esprit général de l'université, dans le sens d'une plus grande professionnalisation et d'une plus grande responsabilisation des étudiants.
Le second demande que l'apprentissage et la formation en alternance se développent enfin vraiment ; on ne peut non plus exclure une réforme du marché du travail, qui permette aux étudiant d'acquérir plus vite une expérience professionnelle.
Pour conclure, je voudrais dire un mot des politiques de redistribution.
On le sait, et c'était sous-entendu plusieurs fois dans mon propos : la courbe de la redistribution en France a la forme d'un "U". Elle bénéficie surtout aux plus modestes et aux plus riches.
S'agissant des très modestes, notre but n'est pas de moins les aider, mais de mieux les aider, en leur permettant de retrouver un emploi ; s'agissant des plus riches, nous estimons naturel qu'ils contribuent à due proportion, en particulier par le biais des rémunérations exceptionnelles comme par exemple les stocks options ! Le président de la République s'y est dit ouvert ; à titre personnel, j'y suis franchement favorable.
Par ailleurs, dans le cadre de la Revue générale des prélèvements obligatoires que conduit Christine Lagarde, nous réfléchissons à une architecture fiscale à la fois plus efficace et plus équitable : s'il est contreproductif d'afficher un taux marginal très élevé - nous sommes dans une compétition des systèmes fiscalo-sociaux -, il est par ailleurs tout à fait injuste de multiplier les niches et exemptions de toutes sortes, qui profitent d'abord aux plus riches !
Nous devons donc, vous l'avez compris, faire des classes moyennes l'objectif central des politiques publiques. Pour ce qu'elles représentent. Pour ce à quoi elles aspirent. Et pour tous ceux qui aspirent à ce qu'elles représentent.
Je vous remercie.Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 14 décembre 2007