Interview de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi et M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, à "Europe 1" le 15 mai 2008, sur le chiffre de la croissance pour 2007 en France, les réformes dans l'enseignement et l'annonce d'un service minimum, le pouvoir d'achat et la politique industrielle.

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Média : Europe 1

Texte intégral


B. Duquesne.- Les situations sont agitées en ce moment sur le terrain politique. Madame Lagarde, bonjour, vous êtes venue en exclusivité nous dévoiler certains chiffres qui devraient nous donner du baume au coeur du côté de l'économie. On va attendre un petit peu avant de les dévoiler puisqu'il y a un petit embargo sur la question. J.- M. Ayrault, vous êtes le président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, vous êtes aussi le maire de Nantes. C'est la grève avec un service minimum d'accueil pour les enfants, en principe, en tout cas pour ceux qui veulent, et vous, à Nantes, vous avez choisi de ne pas le faire.

J.-M. Ayrault : Non, on ne le fait pas. Et comme la très, très grande majorité des communes en France. Le ministre de l'Education a annoncé qu'il y avait un peu moins de 3.000 communes qui mettaient en place laborieusement ce service dit "minimum", pour accueillir les enfants à la place des enseignants en grève, en disant que tout ça, c'était la faute du PS s'il n'y avait pas de service minimum. Je voudrais quand même vous rappeler que...

On dit que c'est la grève des mairies socialistes...

J.-M. Ayrault : ...Que sur les 36.000 communes de France, il n'y a quand même pas 34.000 communes dirigées par les socialistes. Donc il y a beaucoup de maires de droite ou du centre qui ne mettent pas en place ce service minimum. Pourquoi ? Parce que le service minimum, ce n'est pas aux communes de le faire s'il doit y en avoir, ce qui est déjà contestable, il n'y a pas des grèves toutes les semaines, et de toute façon, ce serait à l'Etat de le faire. [...]

X. Darcos, dans Le Figaro, ce matin, évalue à 23.000 le nombre d'enseignants qui ne sont pas en situation d'enseignement, qui ne sont physiquement devant des élèves, parce qu'ils sont affectés à d'autres tâches. [...] Madame Lagarde, votre seule réponse c'est de supprimer les fonctionnaires, vous n'avez pas d'autres idées ?

C. Lagarde : Je retiens quelques chiffres que vous avez indiqué, vous avez parlé tout à l'heure de 40.000 élèves en moins l'année prochaine, on parle de 23.000 enseignants aujourd'hui qui n'enseignent pas. Il y a tout simplement des recettes pratiques et logiques qu'il convient d'appliquer, c'est exactement ce que fait X. Darcos. Et je crois qu'en ce qui concerne l'avenir des élèves, on est tous attachés à l'avenir de nos enfants et à leur réussite scolaire et ensuite à leur réussite professionnelle. Très clairement, il a mis en oeuvre et on ne peut pas récolter le lendemain du jour où on fait l'annonce, ça c'est évident. J.-M. Ayrault : Cela fait quand même six ans madame Lagarde...

C. Lagarde : Non. On reviendra sur les déficits publics, mais il est en train de lancer un vaste programme de refonte, précisément, des programmes, il met en place un soutien scolaire pour ceux des élèves qui sont le plus en retard et qui ont besoin d'un soutien individualisé et personnel. Il y a toute une série de mesures qui sont en oeuvre et franchement, je crois que c'est un vrai projet d'avenir qui se dessine avec des économies nécessaires parce qu'on doit faire des économies et qu'aujourd'hui on parle du non-remplacement d'un fonctionnaire partant à la retraite sur deux...

C'est la mère des batailles, un sur deux c'est la mère des batailles, c'est la mère des réformes ?

C. Lagarde : C'est l'engagement qu'a pris le président de la République pendant sa campagne, c'est l'engagement qu'il s'est engagé à tenir et c'est celui sur lequel nous travaillons actuellement d'une manière très précise. C'est ce qu'a appelé monsieur Ayrault "la RGPP". En fait, cela consiste à passer au peigne fin ce que nous réalisons dans nos programmes, le taux de réussite, le taux d'échec, la nécessité de dépenser de l'argent public sur tel ou tel projet et quand ce n'est pas nécessaire, il ne faut pas dépenser l'argent public.

Ça, alors que Bruxelles s'apprête à nous adresser une mise en garde parce que notre économie, nos déficits sont trop importants, on frise les 3 % et c'est trop.

C. Lagarde : On reviendra dans un instant là-dessus parce que je ne suis pas d'accord avec ces appréciations et ces chiffres là. [...]

Nous continuons avec madame Lagarde sur l'économie puisqu'on parlait au début de l'interview de cette mise en garde qu'allait nous adresser Bruxelles parce qu'on ne respecte pas bien l'économie et nos comptes dérivent. Et vous, vous allez nous dire, que ce n'est pas tout à fait ça et en plus, on a des bons chiffres à annoncer, c'est ça ?

C. Lagarde : Absolument. Et vous accueillez ce matin un ministre de l'Economie qui se réjouit et qui jubile, pour tout vous dire.

On est très heureux pour vous !

C. Lagarde : Non, mais je suis surtout très contente pour notre pays, c'est pour cela que je me réjouis. Vous savez qu'en 2007 on a eu ce long débat sur la croissance et sur la chute de croissance et sur cette situation gravement détériorée, sur ces mesures qui n'étaient pas excellentes, sur ce cadeau fiscal qu'on faisait, etc. Et on nous parlait d'1,7 d'1,8 peut-être 1,9 de croissance. Et le Gouvernement, et je suis personnellement toujours restée sur la ligne de crête, consistant à dire, nous serons dans nos prévisions. Et on s'est beaucoup moqué de moi quand je disais nous ferons au moins 2 %, j'en suis convaincue. On a les chiffres de l'Insee qui sont confirmés à 8h45 et qui nous confirment donc une croissance en 2007 de 2,2 %.

C'est plus ?

C. Lagarde : C'est plus même encore que ce que la fourchette basse de notre prévision. On avait fait une fourchette entre 2 et 2,5, on sort à 2,2 %.

Pourtant, il n'y a pas si longtemps que ça vous aviez révisé un petit peu à la baisse vos propres prévisions.

C. Lagarde : J'avais révisé à la baisse en disant que nous serions en bas de fourchette. Donc on avait une fourchette de prévisions de 2-2,5. A la suite de la crise de l'été, on nous a dit "vous serez largement en dessous de 2", moi j'ai légèrement révisé en disant que nous serions en bas de fourchette, on sort à 2,2 %.

Et là, vous dites 2,2, c'est une divine surprise ?

C. Lagarde : Non, ce n'est pas une divine surprise, je vais vous dire pourquoi : parce que l'économie française en 2007 a créé massivement des emplois, plus 328.000 emplois, les entrepreneurs français ont créé massivement de nouvelles entreprises, plus 320.000 entreprises. Et avec des chiffres de cette nature là, il me paraissait impossible que l'on sorte à 1,9. C'est pour cela que j'ai toujours, contre vents et marées dit que nous serions au moins à 2, et on est aujourd'hui à 2,2. Ce n'est pas la seule bonne nouvelle, il y en a une autre.

Allons-y...

C. Lagarde : Il y en a une autre.

Vous êtes venue avec pleins de bonnes nouvelles ce matin, alors ça fait plaisir ! Elles sont rares donc profitons-en !

C. Lagarde : Et vous prenez un risque parce qu'en général, on préfère accueillir des gens qui ont des mauvaises nouvelles, eh bien moi j'en ai de bonnes à vous annoncer.

Mais non, ce n'est pas vrai...

C. Lagarde : La deuxième bonne nouvelle, c'est le chiffre...

J.-M. Ayrault se réjouit aussi...

C. Lagarde : Mais il a raison parce que c'est un bon chiffre pour notre pays et pour notre économie et c'est bien que les choses marchent bien et qu'on puisse de temps en temps aussi en sourire et se dire que ce que l'on fait et les mesures que l'on a prises cet été n'ont pas été prises en vain et que les Français n'ont pas travaillé pour rien. Donc le chiffre du premier trimestre 2008, c'est-à-dire janvier, février, mars, il est à 0,6 %, ce qui est là aussi un excellent chiffre. On espérait 0,5, on a 0,6. Alors, pourquoi on a 0,6 ? On a 0,6 parce qu'il y a eu un bon investissement des entreprises, il y a eu une bonne contribution de nos exportations. Et ça, ce sont deux bonnes nouvelles parce que ça prouve que sur nos trois moteurs de croissance - on a consommation, exportation, investissement -, c'était toujours la consommation qui tirait. Là, on s'aperçoit que c'est l'investissement et les exportations qui sont en train là aussi de prendre un peu le relais de la consommation qui a été plutôt faible au premier trimestre 2008. Donc je le rappelle 2,2 pour 2007.

En croissance...

C. Lagarde : En croissance et 0,6 % pour le premier trimestre 2008. Vous évoquiez tout à l'heure la mise en garde de Bruxelles...

Donc vous dites que Bruxelles n'a pas à faire de mise en garde puisque de toute façon, on va parvenir à rester dans les limites des déficits autorisés ?

C. Lagarde : Je dis deux choses, je dis que les prévisions à déficit 2,9 puis 3 % en 2008 et 2009, cela me paraît outrageusement pessimiste et on est en train de s'expliquer techniquement avec les services de Bruxelles pour qu'ils nous expliquent comment ils arrivent cette prévision de déficit...

Vous aviez déjà réussi à "les calmer" une première fois - entre guillemets -, là vous allez pouvoir aller... Enfin, je ne sais pas si vous allez les voir pour leur expliquer en quoi nous avons de bons chiffres et en quoi la situation s'améliore.

C. Lagarde : Ça bien sûr que je vais expliquer pourquoi nous avons de bons chiffres et je voudrais surtout recevoir d'eux leurs explications sur leur prévisionnel de déficit qui, pour moi, ne s'explique pas, autrement que par des hypothèses d'écoles qui n'ont pas lieu d'être.

J.-M. Ayrault, bonne nouvelle donc ?

J.-M. Ayrault : Bonne nouvelle. Pour les chiffres 2007, c'est moins mauvais que ce qu'on aurait pu craindre. C. Lagarde : Allez, soyez optimiste, dites franchement...

C'est le côté américain de madame Lagarde...

C. Lagarde : Non, c'est la réalité qui m'intéresse.

J.-M. Ayrault : Non, je ne veux pas être dans la caricature, ce n'est pas parce que les chiffres sont meilleures que ce que madame Lagarde pouvait craindre, tant mieux. Je dirais tant mieux pour le pays. Moi, je souhaite qu'il y ait de la croissance, mais on est face à deux défis : celui de la compétitivité du pays, l'activité économique et la création de richesses et d'emplois. Et puis il y a un autre problème qui s'aggrave régulièrement, qui est la question des inégalités sociales. On l'a évoqué à travers la fonction publique, on aurait pu dire par exemple que vous promettez aux fonctionnaires moins de fonctionnaires mais plus de salaires ; ce n'est pas vrai puisque vous ne le faites pas, il n'y a pas de négociations salariales.

C. Lagarde : Mais si !

J.-M. Ayrault : Et deuxièmement, je crois qu'aujourd'hui on est de toute façon toujours face à la même difficulté, c'est la question de la redistribution du pouvoir d'achat - le Président s'est fait élire sur le pouvoir d'achat. Le Gouvernement, de toute façon, malgré les statistiques que vous donnez, est coincé sur la répartition entre les Français. Vous avez pris une décision qui est le paquet fiscal des 15 milliards de l'été dernier, qui va tous les ans se répéter, ce n'est pas une fois, c'est toujours 15 milliards et peut-être même plus. Donc là, vous êtes coincés par ça de toute façon.

C. Lagarde : Dont 90 % va à tous les ménages de France.

J.-M. Ayrault : Madame Lagarde, vous n'avez toujours pas convaincu les Français là-dessus.

C. Lagarde : Mais c'est parce que vous répétez toujours la même chose et moi aussi.

J.-M. Ayrault : Vous avez beaucoup de mérite à dire ça, je vous observe à l'Assemblée nationale quand vous répondez à nos questions, vous avez beaucoup de mérite, mais très franchement les Français ne vous croient pas. Parce qu'ils voient bien que l'effort...

C. Lagarde : Mais ceux qui voient leur feuille de paie à la fin du mois avec les heures supplémentaires payées le croient, ça je vous assure, les 6 millions de salariés qui font ces heures là, ils le voient.

J.-M. Ayrault : Moi, je suis un élu de terrain, j'écoute, et je me rends compte que ça ne passe pas ce discours, ça ne passe pas ! Je comprends, c'est difficile ce que vous faites quand on est ministre, quand vous allez d'un endroit à un autre dans le monde, mais vous ne pouvez pas écouter aussi précisément qu'un élu comme moi.

C. Lagarde : Je fais les entreprises régulièrement, je vais à la fin du mois voir les distributions de feuilles de paie...

J.-M. Ayrault : Alors pourquoi ça ne passe pas vos discours ?

C. Lagarde : Mais si ça passe, bien sûr que si ! La preuve, de toute façon, la réalité économique est là.

J.-M. Ayrault : Alors au-delà de ça, compétitivité, inégalité, répartition des efforts pour réformer le pays. Mais je voudrais vous poser une question, si vous dites pour vous que c'est euphorique ce matin, moi je voudrais vous demander ce que vous allez faire pour EADS et Airbus, parce que le président Gallois, après que le président de la République française en Tunisie a annoncé qu'il y aurait 2.000 emplois de créer en Tunisie, c'est lui qui l'a annoncé, avec Latecoere, eh bien on a appris ensuite que maintenant monsieur Gallois, il n'arrivait plus à s'en sortir que Latecoere n'investissait plus en France et qu'il allait délocaliser, y compris une partie de la recherche-développement. La préparation de l'avenir, ce n'est pas de délocaliser la recherche-développement ou de diminuer les dépenses de recherche-développement. Donc qu'elle est votre politique industrielle ? Qu'est-ce que vous allez faire avec notamment nos partenaires allemands concernant Airbus ? Parce que ça, c'est vraiment une question concrète ?

Une réponse de madame Lagarde, et une petite question après sur la majorité...

C. Lagarde : Je suis contente que vous parliez de la compétitivité de l'économie française parce que précisément notre politique industrielle c'est d'encourager la recherche et le développement. Comment ? Tout simplement en ayant en France depuis le 1er janvier 2008, et c'est la politique du Gouvernement, le meilleur système de crédit impôt recherche pour permettre de localiser en France la recherche et le développement. Ça, il n'y en a pas ailleurs dans les pays de l'OCDE.

J.-M. Ayrault : Alors concernant Airbus et EADS ?

C. Lagarde : Donc la politique de la France c'est d'encourager l'innovation, la recherche et le développement pour tout simplement que les entreprises soient plus productives et investissent dans l'avenir. On le fait en partenariat, c'est un contrat entre l'Etat et les entreprises. Vous investissez 100, eh bien on vous donne un crédit d'impôt de 30, et si vous le faites pour la première fois, la première année, c'est même 50. C'est ça, un des fondements de la politique du Gouvernement. Il y a les pôles de compétitivité...

J.-M. Ayrault : Mais là vous ne me répondez pas...

On n'a pas le temps de faire un grand débat monsieur Ayrault, mais juste une petite question pour terminer madame Lagarde parce que le temps est au bout. Très bons chiffres sur l'économie, vous êtes très contente et radieuse, vous le disiez au début de l'interview ce matin...

C. Lagarde : Ce qui n'empêche pas qu'il va falloir continuer à être extrêmement attentif à la dépense publique.

Un mot pour finir sur le rapport à la majorité, puisqu'on vient de traverser aussi une situation un petit peu troublante dans l'Hémicycle, on l'a vu, J.-F. Copé ovationné, etc., et ce ratage sur ce projet de loi. Comment vous sentez la majorité ? On entend de plus en plus de députés dire leur grogne, dire leur insatisfaction, dire qu'ils ne voteront pas tel ou tel texte, notamment celui sur la réforme des institutions, sur la loi de modernisation économique. Il y a comme un petit divorce entre la majorité et le Gouvernement.

C. Lagarde : Non, il n'y a pas de divorce. Moi, je ne veux parler que de ce que je connais : je travaille ardemment et activement depuis trois mois sur la loi de modernisation de l'économie avec L. Chatel, H. Novelli et E. Besson. On a fait des dizaines de réunions avec les députés de la majorité. On a travaillé véritablement en partenariat et en co-production. J'étais encore hier avec eux en commission des Affaires économiques, nous avons passé successivement 5 heures à répondre à des questions. C'est normal que le Parlement ait envie de participer très activement dans le processus des législatives, et la majorité de ce point de vue là...

C'est ça "la coproduction législative", comme le dit monsieur Copé ?

C. Lagarde : Cela me parait tout à fait légitime. Il faut jouer le jeu, ça prend du temps, ça permet la confrontation des idées, la confrontation des projets, l'amélioration des textes et moi, sur la loi de modernisation de l'économie, j'espère que nous arriverons alors que c'est un texte plein de réformes difficiles, structurelles qui vont relancer la concurrence et la compétitivité de l'économie, j'espère que nous arriverons à un résultat qui sera optimal pour la France. C'est ça qui m'intéresse.

Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 15 mai 2008