Texte intégral
Europe 1 le 12/04/2001
J.-P. Elkabbach Vous revoilà ?
- "Vous aussi, vous étiez parti en vacances, non ? "
Je ne suis pas ministre. Parce que vous ... C'était quoi ? Un coup de blues, de déprime ?
- "Non, pas du tout ! J'ai pris un week-end prolongé et je m'en trouve très bien."
Y a-t-il eu un moment le deuil de la non-victoire en Avignon, peut-être le choc du réel ?
- "Ce n'est pas agréable, évidemment. J'ai mené un combat risqué, j'ai échoué à conquérir une ville de droite mais je n'ai pas perdu une mairie, c'est différent. C'est un combat que je ne regrette pas d'avoir mené ; je pense qu'il fallait le faire. Maintenant, je suis sur autre chose."
Sur quoi ?
- "Sur mon travail de ministre dont je vais vous parler."
Pourquoi, même présente, la ministre des Affaires sociales paraissait absente ? Comment l'expliquez-vous ?
- "Je ne pense pas que pour bien travailler il faille obligatoirement faire du bruit ou gesticuler. Je pense que les bonnes décisions se préparent dans la réflexion, dans la consultation. Je travaille beaucoup avec toutes les personnes qui ont quelque chose à dire. Par exemple, sur Marks Spencer, sur Danone, etc., je suis en relation constante avec les dirigeants des partis politiques, les députés et sénateurs de la majorité plurielle, et nous travaillons pour voir comment dans de telles situations nous pouvons améliorer notre législation."
Est-ce qu'on essaie de purger même ce qui est désagréable ? Les Echos titraient hier : "Les difficultés d'E. Guigou à s'imposer suscitent l'inquiétude dans la majorité. Elle n'a pas la fibre sociale."
- "Je crois qu'on peut toujours trouver dans tous les milieux professionnels un ou deux individus qui peuvent être critiques. C'est très facile. Si on fait le tour de la rédaction d'Europe 1, on trouvera quelqu'un qui n'aime pas J.-P. Elkabbach. Alors, on fait le tour à l'Assemblée nationale, et on trouve forcément, une ou deux personnes, qui diront : "ce n'est pas ceci, ce n'est pas cela ... ." Je crois que ce n'est pas important. C'est très facile de faire cela."
Vous savez qu'ici on est quand même beaucoup plus solidaires que dans le PS ou la gauche en ce moment ... Pourquoi pas reconnaître les réalités ?
- "C'est l'écume des choses. Ce qui est important, c'est ce qu'on fait. Depuis six mois, j'ai réussi à faire, sous la présidence française de l'Europe, un bilan absolument considérable, sans précédent en vérité. M. Aubry avait commencé, nous avons continué. J'ai fait voter plusieurs lois : la modernisation de la loi sur l'interruption volontaire de grossesse, le projet de loi de modernisation sociale, dont on va reparler et qui a anticipé sur les obligations imposées aux entreprises en termes de licenciements, la loi contre les discriminations, une loi sur l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Nous avons lancé plusieurs négociations : j'ai lancé celle sur la réduction de la durée du travail à l'hôpital en janvier ; j'ai lancé un Grenelle de la santé, c'est-à-dire une grande négociation avec l'ensemble des professionnels de santé ; j'ai lancé la réduction du travail à la Sécurité sociale ..."
Vous voyez, je vous laisse énumérer et pourtant, ça ne passe pas !! Toute cette énumération et ce beau bilan ne passent pas ! Comment l'expliquez-vous ? Pourquoi y a-t-il cette perception de l'usure ou de la fatigue de l'équipe gouvernementale ?
- "Je crois que ce qui est important, c'est de montrer d'abord que nous résolvons des problèmes. Quand je signe un protocole, le 14 mars, avec 800 000 personnels de l'hôpital, pour revaloriser leur carrière, c'est un problème qui est résolu. Alors, c'est vrai que la résolution des conflits fait moins de bruit que les conflits eux-mêmes mais c'est un problème résolu. Quand je résous le problème de la formation des élèves-infirmiers, c'est un problème résolu. Ce qu'il faut, ce n'est pas s'en tenir aux bilans, vous avez raison, c'est proposer pour résoudre les problèmes qui sont devant nous. C'est très important."
Vous avez dit le bilan. Mais si les Français aujourd'hui, en majorité, jugent bonne la politique économique, plus de la moitié - 51 % - dans un sondage BVA-Paris-Match d'aujourd'hui, désapprouvent la politique sociale. Malgré ce bilan, comme vous incarnez la politique sociale, vous sentez-vous concernée ?
- "Quand nous voyons en effet des plans sociaux comme ceux de Marks Spencer, et Danone, je pense qu'en effet il faut s'interroger sur la possibilité d'améliorer nos moyens d'action. Je vais vous dire quelque chose là-dessus : nos lois, depuis 15 ans, n'interdisent plus les licenciements, mais elles imposent des obligations aux dirigeants : des obligations d'informer, de consulter, de reclasser les gens lorsque le plan social est devenu inévitable et tout ceci sous le double contrôle de l'inspecteur du travail et sous le contrôle du juge."
Donc il n'y aura pas d'interdiction des licenciements pour les entreprises qui respectent toutes les règles sociales ?
- "Je ne reviendrai pas à l'interdiction administrative des licenciement, parce que je ne crois pas que l'Etat doive administrer les entreprises. Je crois que les entreprises doivent prendre toutes leurs responsabilités. Mais je crois aussi qu'il faut leur imposer des obligations fortes, notamment pour que les salariés soient bien traités, qu'on envisage toutes les possibilités avant d'envisager une restructuration ou un plan social. Le projet de loi de modernisation sociale que j'ai fait voter, en première lecture en janvier, a anticipé justement. On n'en a pas beaucoup parlé parce qu'il n'y avait pas ces plans sociaux - ils étaient moins visibles en tout cas car il y a toujours eu des plans sociaux - et maintenant cela revient dans l'actualité, évidemment. Donc, nous avons déjà amélioré la législation et nous allons continuer à le faire."
Donc, Marks Spencer va cette fois respecter les procédures. Si après, l'entreprise décide de licencier, en ayant pris toutes les formalités nécessaires et le respect des salariés, vous ne l'empêchez pas ?
- "Mais vous voyez bien que le cas de Marks Spencer est très intéressant. J'ai saisi tout de suite, j'ai demandé immédiatement, le lendemain de l'annonce, une enquête à l'Inspection du travail. Moins d'une semaine après, j'avais le rapport de l'inspectrice qui dressait un procès-verbal - parce qu'il n'y a pas eu respect de nos lois -, et le TGI a annulé, suspendu la procédure chez Marks Spencer. De surcroît, dès lors que le procès-verbal a été transmis au parquet, ce dernier a toute la possibilité de punir ! Et cela ne sera pas arrêté par ce qui va se passer maintenant. Donc, des obligations et des sanctions, il y en a."
Sur le principe, êtes-vous d'accord pour pénaliser ou pensez-vous que c'est une solution que les entreprises prospères licencient ?
- "Je crois que nous pouvons encore améliorer - on a commencé à le faire en janvier dernier - nos lois dans deux voies : pour dissuader les entreprises de licencier, c'est-à-dire renchérir le coût des licenciements, ce qui se fait depuis 15 ans, depuis qu'on a supprimé l'autorisation administrative et d'autre part, pour garantir le reclassement des salariés et la qualité des plans sociaux. Mais je ne crois pas à l'interdiction administrative des licenciements et je ne ferai pas cela."
E. Guigou, je vous ai apporté un yaourt. Regardez, c'est un Danone avec une cuillère. Est-ce que vous le mangez ou vous le boycottez ?
- "Je continue à manger des yaourts. Je comprends que pour les salariés, le boycott est une façon d'instaurer un autre rapport de force. Il faut que les salariés soient dans un rapport de force plus égal avec les entreprises. Je comprends que la population manifeste son émotion et sa solidarité parce ce biais-là. Mais je ne crois pas que le rôle d'un responsable politique soit de pousser au boycott parce que cela risque de se retourner contre l'emploi."
Pour vous, c'est une protestation politique d'un nouveau style ou c'est une bêtise ?
- "Encore une fois, je crois que cela manifeste une émotion, mais ce n'est pas le rôle des responsables politiques de pousser à cela."
Aujourd'hui, les salariés de Lu et ceux de Marks Spencer vont manifester ensemble pour dénoncer les licenciements. Avez-vous, sinon l'autorisation de Matignon, du moins l'envie de manifester avec eux ? Auriez-vous envie d'être dans le cortège ?
- "Si j'étais salariée de Danone et de Marks Spencer ..."
Vous !
- "Moi, ministre, je ne vais pas manifester. Les ministres ne manifestent pas ! Ils ont d'autres responsabilités et je crois que c'est important de ne pas confondre les responsabilités. Chacun a à sa place dans la société. Mais j'agis, je l'ai démontré le lendemain de l'annonce de la restructuration sur Danone, j'ai convoqué les préfets et j'ai engagé une enquête. Sur Marks Spencer, nous avons immédiatement lancé une enquête administrative. Alors qu'on ne vienne pas dire qu'on ne fait rien, ce n'est pas vrai."
Aujourd'hui, L. Jospin vous réunit tous pour un séminaire de prise de décisions. Que va-t-il sortir d'important ? Pensez-vous que là, il y a je ne peux pas dire de la reprise en main, mais il va retrouver un peu l'allant qu'apparemment vous avez tous perdu ?
- "Ce sont des commentaires qui n'ont pas beaucoupde ...."
Mais les Français le perçoivent ! Il faut arrêter de dire : "ce sont des commentaires ou des éditoriaux." Il y a la réalité !
- "Il est très important que, dans cette phase, nous disions quels sont les ajustements que nous allons apporter à la politique économique et sociale du Gouvernement, c'est-à-dire des mesures concrètes, des mesures lisibles et des mesures qui s'adressent aux besoins qu'exprime la population. Je vais vous dire ce que je vais proposer : je pense que d'abord et avant tout, sur l'emploi, il faut absolument ramener vers l'emploi les personnes qui en sont les plus éloignées : ce sont les personnes qui ont besoin d'un accompagnement personnalisé parce que l'on s'attaque au noyau dur du chômage ; ce sont les jeunes qui sont le plus défavorisés .
Non qualifiés...
- "Non qualifiés. Je pense aussi qu'il faut mieux assurer la qualité des emplois, qu'il faut limiter la précarité et le projet de loi de modernisation sociale de janvier a déjà pris des mesures en ce sens. Je pense aussi qu'il faut mieux rémunérer l'emploi, c'est-à-dire que je suis favorable en effet à ce que, au mois de juillet, on revalorise le Smic et qu'on donne un coup de pouce supplémentaire."
En juillet ou on anticipe de deux mois comme le demande R. Hue ?
- "Non, je pense que juillet est bien. L'important est de savoir si on s'en tient à la revalorisation automatique qui interviendra de toute façon, environ 3 %, un peu moins un peu plus. Je pense qu'il faut un coup de pouce supplémentaire pour que les smicards aient la même évolution de pouvoir d'achat que la moyenne des salariés. C'est un rattrapage qui me paraît nécessaire."
Encore deux chose mais très vite : avez-vous trouvé la solution pour les 35 heures, l'argent pour financer les 35 ? On dit que cela va coûter 20 milliards environ en 2001, peut-être plus en 2002.
- "Nous sommes en train d'y travailler au sein du Gouvernement, avec L. Fabius. C'est vrai qu'il y a eu plus de dépenses ... En fait, ce ne sont pas des dépenses car ce sont des allégements de charges sociales pour les entreprises, donc ce n'est pas du coût. les allégements sont plus élevés que prévu parce que les 35 heures marchent. D'autre part, les recettes qui étaient censées compenser ces allégements ont été pour l'une annulée par le Conseil constitutionnel, et pour l'autre ..."
Répondez-moi : allez-vous trouver le financement ?
- "Oui, bien entendu. Nous financerons les 35 heures, nous remplirons nos engagements, c'est clair."
Dernière question : dans les lettres de cadrage du budget 2002, le Premier ministre va fixer les moyens de ses ministres. Est-ce que les vôtres vont augmenter, et est-ce que, d'une manière générale, vous dépasserez les 0,3 % prévus ?
- "Pour l'augmentation générale des dépenses, je pense qu'il faut faire un effort car nous avons besoin en effet ... D'abord, il y a eu des dépenses exceptionnelles - la vache folle, les inondations etc. Je pense aussi qu'il faut conserver la priorité à l'emploi. Ce n'est pas parce que le chômage baisse que nous n'avons pas besoin de moyens pour le budget de l'emploi. Pourquoi ? Parce que justement, nous nous attaquons au noyau dur du chômage. Je ne veux pas me résigner à dire qu'il y a des gens qui sont inemployables. Nous avons encore plus de 2 millions de chômeurs. Ceux-là, pour les ramener vers l'emploi, il faut qu'ils aient un accompagnement personnalisé, c'est-à-dire qu'il faut des moyens humains."
Donc, plus de 0,3 % ?
- "Oui, je pense qu'il le faut en effet."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 13 avril 2001)
France-Inter le 24/04/2001
S. Paoli Plans sociaux : comment faire pour ne pas laisser faire sans pour autant interdire ? La porte est étroite. C'est aussi pour le Gouvernement un passage politique escarpé, la gauche plurielle est attentive, le PC surtout qui réclame des mesures autoritaires. Enfin reste une dimension essentielle du débat : l'Europe. Quelle valeur auraient des mesures prises en France mais non applicables dans l'Union ? L'Europe sociale attend toujours. Vous vous livrez aujourd'hui à un exercice social et politique difficile. Sur l'antenne de RTL, L. Fabius, ministre de l'Economie et des finances vient d'annoncer que tôt ou tard, la réforme de Gaz de France aura lieu parce que "c'est l'intérêt des salariés et des usagers." Voilà qui va reposer la question de la privatisation et de la crainte des plans sociaux. On a l'impression qu'il y a deux discours : celui de M. Fabius et peut-être le vôtre dans un instant ?
- "Non, le Gouvernement a réfléchi, travaillé et va annoncer des mesures. C'est moi qui vais le faire, c'est mon rôle, mais c'est sa responsabilité collective. Je crois que nous avons tous en tête à la fois le désarroi et la colère des salariés qui subissent ces plans sociaux. Ces annonces sont toujours faites de façon brutale et cela tombe toujours brutalement parce que pour les salariés qui les subissent, la perte d'un emploi veut dire: "Ma vie est bouleversée ; est-ce que je vais retrouver un emploi ? Je vais devoir déménager, peut-être aller dans un autre lieu si je trouve un emploi loin de ma famille." Bref, c'est un drame humain qui est quelque chose de terrible. C'est d'autant plus insupportable que ces salariés ont le sentiment d'avoir fourni beaucoup d'efforts pendant toute la période de la crise - qui dure quand même maintenant depuis 15 ans -, de s'être adaptés, d'avoir justement pris beaucoup sur eux. L'amélioration étant là - parce qu'elle est là globalement - ils pouvaient espérer une certaine sécurité de l'emploi. Et ce n'est pas le cas."
Quelle est, dans une affaire aussi complexe, votre marge de manoeuvre ? S'agit-il de répondre à l'émotion, ce que vous venez en partie de faire ? Pour reprendre la phrase de L. Jospin, que peut l'Etat face à des entreprises qui pour des raisons qui leur sont propres ont décidé d'appliquer des plans sociaux ?
- "Je crois que l'Etat peut beaucoup. Nous devons - en tout cas moi, je m'en sens la responsabilité - aider les salariés dans ces situations difficiles. Que peut-on peut faire pour eux ? D'abord, essayer de prévenir les licenciements, tacher en amont de les éviter et ensuite améliorer lorsqu'ils sont décidés la qualité des plans sociaux, mieux les contrôler aussi parce que souvent la législation n'est pas bien appliquée et puis faire contribuer les entreprises à la fois à la formation, à la reconversion sur des périodes longues et d'autre part les faire contribuer à la ré-industrialisation des sites qui sont touchés. Il faut savoir qu'en dehors du drame vécu individuellement par chaque salarié, il y a des drames qui sont vécus par des communes et des villes entières, des départements entiers, des régions entières. Il faut donc non seulement procéder par la loi - c'est ce que je vais proposer cet après-midi d'abord à l'Assemblée puis au Sénat - mais au-delà de ça, il faut pouvoir rassembler tous les acteurs sur un même territoire dans un bassin d'emplois pour pouvoir voir ensemble quelles sont les solutions. Mais d'abord, il faut pouvoir donner aux salariés dans l'entreprise la capacité de créer un autre rapport de forces par rapport à la décision unilatérale du chef d'entreprise."
Est-ce que ces mesures-là auront une dimension européenne ? Est-ce que vous allez pouvoir imposer en Europe ce que vous êtes en train de proposer pour la France ? Après Vilvorde - puisqu'on y fait souvent référence - il y a eu une petite directive européenne pour une meilleure information des salariés mais il n'y a toujours pas de droit social européen. Quelle valeur aura ce que décide la France aujourd'hui dans un espace social où la question se pose de façon transverse maintenant ?
- "Il n'y a pas eu une petite directive européenne. Il y a eu un texte proposé par la Commission il y a deux ans, que la présidence française - c'est M. Aubry qui l'a fait - a eu le courage de mettre à l'ordre du jour du Conseil parce qu'aucune présidence ne l'avait fait. J'ai fait considérablement progresser la discussion puisqu'il y avait quand je suis arrivée une minorité de blocage de quatre pays, et qu'aujourd'hui ce n'est plus le cas : l'Allemagne est d'accord, le Danemark aussi, il n'y a plus que l'opposition du Royaume-Uni et de l'Irlande, ce qui ne suffit pas à faire une minorité de blocage. Cela veut dire que dès que la présidence actuelle met ce texte à l'ordre du jour, il peut être voté à la majorité qualifiée. Cela sera un progrès considérable parce que par exemple Marks Spencer pourra être sanctionné au Royaume-Uni - ce qui n'est pas possible aujourd'hui - comme il a été sanctionné en France. Je vous le rappelle parce que dès le lendemain de l'annonce, j'ai demandé une enquête à mes services - à l'inspection du Travail - qui a prononcé un procès verbal de carence qui a permis aux juges de suspendre la décision. Il ne faut pas penser que nous sommes sans moyen avec la législation actuelle parce que nous avons la possibilité, avec l'administration du travail, avec ce que peuvent faire les entreprises, de pouvoir en référer aux juges qui peuvent décider déjà de suspendre les procédures de licenciements voire - ils l'ont déjà fait en 1997 - de remettre en question les plans sociaux. Ce qu'il faut faire, c'est pouvoir inscrire dans la loi ce qui a été fait à l'occasion de jurisprudences de façon à ce que les salariés soient confortés dans leur pouvoir de discuter le bien-fondé de projets de restructuration. Si le projet de restructuration, à l'issue de cette phase de discussion où les salariés doivent avoir ce pouvoir qu'ils n'ont pas encore aujourd'hui au sein du comité d'entreprise, si le plan social est décidé, ils exigeront la qualité. Que vais-je proposer tout à l'heure ? Pour les grandes entreprises qui font ces licenciements économiques, il s'agit de proposer aux salariés, sans rompre le contrat le travail, une durée de formation de plusieurs mois pour permettre justement de garantir leur reclassement. C'est une obligation et c'est un dispositif qui a existé sous des formes atténuées - on l'appelait congé de conversion. C'est très important de pouvoir assurer cela aux salariés, de la même façon qu'il est important de demander aux entreprises de contribuer, soit en créant des emplois, soit en créant une aide financière à la réindustrialisation de sites qui sont fermés. Il faut faire en sorte qu'on exerce ce contrôle non seulement sur les entreprises elles-mêmes mais aussi, par ricochet, sur tous les sous-traitants les établissements qui peuvent être touchés. C'est très important aussi."
La grande question qui se pose, c'est que la plupart des licenciements qui se font aujourd'hui ne se font pas à l'intérieur de plans sociaux. 80 % des licenciements aujourd'hui ne se font pas à l'intérieur de plans sociaux. L'inquiétude des salariés peut-elle être enlevée par les décisions que vous aller annoncer aujourd'hui ?
- "C'est vrai que beaucoup de licenciements se font en dehors de plans sociaux et c'est la raison pour laquelle il faut être vigilant, pas simplement sur un cas, pas simplement sur Danone ou Marks Spencer. La législation doit couvrir l'ensemble. En même temps, il faut tenir un équilibre. Je ne veux pas de faux-semblants. Ce qui est important, c'est que dans les mesures que nous proposons, en même temps que nous donnons aux salariés les moyens de mieux se défendre, nous les protégeons par des mesures de soutien. Il est très important de dire aussi que nous ne pouvons pas prendre des mesures qui pourraient être contre-productives par rapport à l'emploi dans la durée."
Quand vous allez dire aux industriels qu'il sera nécessaire peut-être de réindustrialiser les sites abandonnés, à quelle réponse vous attendez-vous ?
- "Je pense qu'il y a une question d'exercice de la responsabilité du chef d'entreprise. Je pense que cette responsabilité doit s'exercer, que ce n'est pas en effet à l'Etat de remplacer le chef d'entreprise pour administrer les entreprises. Cette responsabilité du chef d'entreprise doit s'exercer pas seulement vis-à-vis de la rentabilité financière, pas seulement vis-à-vis de la compétitivité et de la rentabilité économique mais par rapport à l'humain dans les entreprises qu'il a à gérer. C'est ce qu'il faut essayer de mettre au même niveau. Par conséquent, je pense que les plus responsables d'entre-eux seront d'accord pour dire qu'à partir du moment où ils imposent ces drames, qu'en tant que chefs d'entreprise ils jugent inévitables, il faut donner la possibilité des discussions. Ils ont de tout façon le devoir, par rapport aux salariés qui ont fait des entreprises ce qu'elles sont, de pouvoir voir ensemble comment les reclasser dans des emplois, comment les former, comment redonner un espoir. Ces salariés aujourd'hui sont désespérés. Ils se disent qu'il n'y a plus rien pour eux Et je ne vous parle pas des salariés les plus âgés. Il y aura dans mes propositions des choses pour eux parce que ce sont ceux dont on se débarrasse le plus vite. Je proposerai que ces congés de reclassement, impliquant une formation pendant que le contrat de travail existe encore soient plus long pour les salariés les plus âgés, à partir de 50 ans"
Vous savez à l'avance qu'une partie de la gauche et notamment le parti communiste va trouver que ces mesures ne vont pas assez loin ? Ils réclament, eux, des mesures autoritaires.
- "Sans doute. Je crois que le Gouvernement veut tenir un équilibre pour ne pas non plus décourager la création d'entreprises chez nous, pour ne pas décourager l'implantation d'entreprises étrangères chez nous qui ont créé énormément d'emplois. Je pense que ce n'est pas à l'administration de remplacer le chef d'entreprise. Je pense qu'il faut amener le chef d'entreprise, l'obliger par les mesures que je propose, à exercer toutes ses responsabilités et d'abord ses responsabilités humaines et donner aux salariés et aux syndicats dans l'entreprise la possibilité de pouvoir peser sur les choix. Voilà le plus important."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 24 avril 2001)
J.-P. Elkabbach Vous revoilà ?
- "Vous aussi, vous étiez parti en vacances, non ? "
Je ne suis pas ministre. Parce que vous ... C'était quoi ? Un coup de blues, de déprime ?
- "Non, pas du tout ! J'ai pris un week-end prolongé et je m'en trouve très bien."
Y a-t-il eu un moment le deuil de la non-victoire en Avignon, peut-être le choc du réel ?
- "Ce n'est pas agréable, évidemment. J'ai mené un combat risqué, j'ai échoué à conquérir une ville de droite mais je n'ai pas perdu une mairie, c'est différent. C'est un combat que je ne regrette pas d'avoir mené ; je pense qu'il fallait le faire. Maintenant, je suis sur autre chose."
Sur quoi ?
- "Sur mon travail de ministre dont je vais vous parler."
Pourquoi, même présente, la ministre des Affaires sociales paraissait absente ? Comment l'expliquez-vous ?
- "Je ne pense pas que pour bien travailler il faille obligatoirement faire du bruit ou gesticuler. Je pense que les bonnes décisions se préparent dans la réflexion, dans la consultation. Je travaille beaucoup avec toutes les personnes qui ont quelque chose à dire. Par exemple, sur Marks Spencer, sur Danone, etc., je suis en relation constante avec les dirigeants des partis politiques, les députés et sénateurs de la majorité plurielle, et nous travaillons pour voir comment dans de telles situations nous pouvons améliorer notre législation."
Est-ce qu'on essaie de purger même ce qui est désagréable ? Les Echos titraient hier : "Les difficultés d'E. Guigou à s'imposer suscitent l'inquiétude dans la majorité. Elle n'a pas la fibre sociale."
- "Je crois qu'on peut toujours trouver dans tous les milieux professionnels un ou deux individus qui peuvent être critiques. C'est très facile. Si on fait le tour de la rédaction d'Europe 1, on trouvera quelqu'un qui n'aime pas J.-P. Elkabbach. Alors, on fait le tour à l'Assemblée nationale, et on trouve forcément, une ou deux personnes, qui diront : "ce n'est pas ceci, ce n'est pas cela ... ." Je crois que ce n'est pas important. C'est très facile de faire cela."
Vous savez qu'ici on est quand même beaucoup plus solidaires que dans le PS ou la gauche en ce moment ... Pourquoi pas reconnaître les réalités ?
- "C'est l'écume des choses. Ce qui est important, c'est ce qu'on fait. Depuis six mois, j'ai réussi à faire, sous la présidence française de l'Europe, un bilan absolument considérable, sans précédent en vérité. M. Aubry avait commencé, nous avons continué. J'ai fait voter plusieurs lois : la modernisation de la loi sur l'interruption volontaire de grossesse, le projet de loi de modernisation sociale, dont on va reparler et qui a anticipé sur les obligations imposées aux entreprises en termes de licenciements, la loi contre les discriminations, une loi sur l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Nous avons lancé plusieurs négociations : j'ai lancé celle sur la réduction de la durée du travail à l'hôpital en janvier ; j'ai lancé un Grenelle de la santé, c'est-à-dire une grande négociation avec l'ensemble des professionnels de santé ; j'ai lancé la réduction du travail à la Sécurité sociale ..."
Vous voyez, je vous laisse énumérer et pourtant, ça ne passe pas !! Toute cette énumération et ce beau bilan ne passent pas ! Comment l'expliquez-vous ? Pourquoi y a-t-il cette perception de l'usure ou de la fatigue de l'équipe gouvernementale ?
- "Je crois que ce qui est important, c'est de montrer d'abord que nous résolvons des problèmes. Quand je signe un protocole, le 14 mars, avec 800 000 personnels de l'hôpital, pour revaloriser leur carrière, c'est un problème qui est résolu. Alors, c'est vrai que la résolution des conflits fait moins de bruit que les conflits eux-mêmes mais c'est un problème résolu. Quand je résous le problème de la formation des élèves-infirmiers, c'est un problème résolu. Ce qu'il faut, ce n'est pas s'en tenir aux bilans, vous avez raison, c'est proposer pour résoudre les problèmes qui sont devant nous. C'est très important."
Vous avez dit le bilan. Mais si les Français aujourd'hui, en majorité, jugent bonne la politique économique, plus de la moitié - 51 % - dans un sondage BVA-Paris-Match d'aujourd'hui, désapprouvent la politique sociale. Malgré ce bilan, comme vous incarnez la politique sociale, vous sentez-vous concernée ?
- "Quand nous voyons en effet des plans sociaux comme ceux de Marks Spencer, et Danone, je pense qu'en effet il faut s'interroger sur la possibilité d'améliorer nos moyens d'action. Je vais vous dire quelque chose là-dessus : nos lois, depuis 15 ans, n'interdisent plus les licenciements, mais elles imposent des obligations aux dirigeants : des obligations d'informer, de consulter, de reclasser les gens lorsque le plan social est devenu inévitable et tout ceci sous le double contrôle de l'inspecteur du travail et sous le contrôle du juge."
Donc il n'y aura pas d'interdiction des licenciements pour les entreprises qui respectent toutes les règles sociales ?
- "Je ne reviendrai pas à l'interdiction administrative des licenciement, parce que je ne crois pas que l'Etat doive administrer les entreprises. Je crois que les entreprises doivent prendre toutes leurs responsabilités. Mais je crois aussi qu'il faut leur imposer des obligations fortes, notamment pour que les salariés soient bien traités, qu'on envisage toutes les possibilités avant d'envisager une restructuration ou un plan social. Le projet de loi de modernisation sociale que j'ai fait voter, en première lecture en janvier, a anticipé justement. On n'en a pas beaucoup parlé parce qu'il n'y avait pas ces plans sociaux - ils étaient moins visibles en tout cas car il y a toujours eu des plans sociaux - et maintenant cela revient dans l'actualité, évidemment. Donc, nous avons déjà amélioré la législation et nous allons continuer à le faire."
Donc, Marks Spencer va cette fois respecter les procédures. Si après, l'entreprise décide de licencier, en ayant pris toutes les formalités nécessaires et le respect des salariés, vous ne l'empêchez pas ?
- "Mais vous voyez bien que le cas de Marks Spencer est très intéressant. J'ai saisi tout de suite, j'ai demandé immédiatement, le lendemain de l'annonce, une enquête à l'Inspection du travail. Moins d'une semaine après, j'avais le rapport de l'inspectrice qui dressait un procès-verbal - parce qu'il n'y a pas eu respect de nos lois -, et le TGI a annulé, suspendu la procédure chez Marks Spencer. De surcroît, dès lors que le procès-verbal a été transmis au parquet, ce dernier a toute la possibilité de punir ! Et cela ne sera pas arrêté par ce qui va se passer maintenant. Donc, des obligations et des sanctions, il y en a."
Sur le principe, êtes-vous d'accord pour pénaliser ou pensez-vous que c'est une solution que les entreprises prospères licencient ?
- "Je crois que nous pouvons encore améliorer - on a commencé à le faire en janvier dernier - nos lois dans deux voies : pour dissuader les entreprises de licencier, c'est-à-dire renchérir le coût des licenciements, ce qui se fait depuis 15 ans, depuis qu'on a supprimé l'autorisation administrative et d'autre part, pour garantir le reclassement des salariés et la qualité des plans sociaux. Mais je ne crois pas à l'interdiction administrative des licenciements et je ne ferai pas cela."
E. Guigou, je vous ai apporté un yaourt. Regardez, c'est un Danone avec une cuillère. Est-ce que vous le mangez ou vous le boycottez ?
- "Je continue à manger des yaourts. Je comprends que pour les salariés, le boycott est une façon d'instaurer un autre rapport de force. Il faut que les salariés soient dans un rapport de force plus égal avec les entreprises. Je comprends que la population manifeste son émotion et sa solidarité parce ce biais-là. Mais je ne crois pas que le rôle d'un responsable politique soit de pousser au boycott parce que cela risque de se retourner contre l'emploi."
Pour vous, c'est une protestation politique d'un nouveau style ou c'est une bêtise ?
- "Encore une fois, je crois que cela manifeste une émotion, mais ce n'est pas le rôle des responsables politiques de pousser à cela."
Aujourd'hui, les salariés de Lu et ceux de Marks Spencer vont manifester ensemble pour dénoncer les licenciements. Avez-vous, sinon l'autorisation de Matignon, du moins l'envie de manifester avec eux ? Auriez-vous envie d'être dans le cortège ?
- "Si j'étais salariée de Danone et de Marks Spencer ..."
Vous !
- "Moi, ministre, je ne vais pas manifester. Les ministres ne manifestent pas ! Ils ont d'autres responsabilités et je crois que c'est important de ne pas confondre les responsabilités. Chacun a à sa place dans la société. Mais j'agis, je l'ai démontré le lendemain de l'annonce de la restructuration sur Danone, j'ai convoqué les préfets et j'ai engagé une enquête. Sur Marks Spencer, nous avons immédiatement lancé une enquête administrative. Alors qu'on ne vienne pas dire qu'on ne fait rien, ce n'est pas vrai."
Aujourd'hui, L. Jospin vous réunit tous pour un séminaire de prise de décisions. Que va-t-il sortir d'important ? Pensez-vous que là, il y a je ne peux pas dire de la reprise en main, mais il va retrouver un peu l'allant qu'apparemment vous avez tous perdu ?
- "Ce sont des commentaires qui n'ont pas beaucoupde ...."
Mais les Français le perçoivent ! Il faut arrêter de dire : "ce sont des commentaires ou des éditoriaux." Il y a la réalité !
- "Il est très important que, dans cette phase, nous disions quels sont les ajustements que nous allons apporter à la politique économique et sociale du Gouvernement, c'est-à-dire des mesures concrètes, des mesures lisibles et des mesures qui s'adressent aux besoins qu'exprime la population. Je vais vous dire ce que je vais proposer : je pense que d'abord et avant tout, sur l'emploi, il faut absolument ramener vers l'emploi les personnes qui en sont les plus éloignées : ce sont les personnes qui ont besoin d'un accompagnement personnalisé parce que l'on s'attaque au noyau dur du chômage ; ce sont les jeunes qui sont le plus défavorisés .
Non qualifiés...
- "Non qualifiés. Je pense aussi qu'il faut mieux assurer la qualité des emplois, qu'il faut limiter la précarité et le projet de loi de modernisation sociale de janvier a déjà pris des mesures en ce sens. Je pense aussi qu'il faut mieux rémunérer l'emploi, c'est-à-dire que je suis favorable en effet à ce que, au mois de juillet, on revalorise le Smic et qu'on donne un coup de pouce supplémentaire."
En juillet ou on anticipe de deux mois comme le demande R. Hue ?
- "Non, je pense que juillet est bien. L'important est de savoir si on s'en tient à la revalorisation automatique qui interviendra de toute façon, environ 3 %, un peu moins un peu plus. Je pense qu'il faut un coup de pouce supplémentaire pour que les smicards aient la même évolution de pouvoir d'achat que la moyenne des salariés. C'est un rattrapage qui me paraît nécessaire."
Encore deux chose mais très vite : avez-vous trouvé la solution pour les 35 heures, l'argent pour financer les 35 ? On dit que cela va coûter 20 milliards environ en 2001, peut-être plus en 2002.
- "Nous sommes en train d'y travailler au sein du Gouvernement, avec L. Fabius. C'est vrai qu'il y a eu plus de dépenses ... En fait, ce ne sont pas des dépenses car ce sont des allégements de charges sociales pour les entreprises, donc ce n'est pas du coût. les allégements sont plus élevés que prévu parce que les 35 heures marchent. D'autre part, les recettes qui étaient censées compenser ces allégements ont été pour l'une annulée par le Conseil constitutionnel, et pour l'autre ..."
Répondez-moi : allez-vous trouver le financement ?
- "Oui, bien entendu. Nous financerons les 35 heures, nous remplirons nos engagements, c'est clair."
Dernière question : dans les lettres de cadrage du budget 2002, le Premier ministre va fixer les moyens de ses ministres. Est-ce que les vôtres vont augmenter, et est-ce que, d'une manière générale, vous dépasserez les 0,3 % prévus ?
- "Pour l'augmentation générale des dépenses, je pense qu'il faut faire un effort car nous avons besoin en effet ... D'abord, il y a eu des dépenses exceptionnelles - la vache folle, les inondations etc. Je pense aussi qu'il faut conserver la priorité à l'emploi. Ce n'est pas parce que le chômage baisse que nous n'avons pas besoin de moyens pour le budget de l'emploi. Pourquoi ? Parce que justement, nous nous attaquons au noyau dur du chômage. Je ne veux pas me résigner à dire qu'il y a des gens qui sont inemployables. Nous avons encore plus de 2 millions de chômeurs. Ceux-là, pour les ramener vers l'emploi, il faut qu'ils aient un accompagnement personnalisé, c'est-à-dire qu'il faut des moyens humains."
Donc, plus de 0,3 % ?
- "Oui, je pense qu'il le faut en effet."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 13 avril 2001)
France-Inter le 24/04/2001
S. Paoli Plans sociaux : comment faire pour ne pas laisser faire sans pour autant interdire ? La porte est étroite. C'est aussi pour le Gouvernement un passage politique escarpé, la gauche plurielle est attentive, le PC surtout qui réclame des mesures autoritaires. Enfin reste une dimension essentielle du débat : l'Europe. Quelle valeur auraient des mesures prises en France mais non applicables dans l'Union ? L'Europe sociale attend toujours. Vous vous livrez aujourd'hui à un exercice social et politique difficile. Sur l'antenne de RTL, L. Fabius, ministre de l'Economie et des finances vient d'annoncer que tôt ou tard, la réforme de Gaz de France aura lieu parce que "c'est l'intérêt des salariés et des usagers." Voilà qui va reposer la question de la privatisation et de la crainte des plans sociaux. On a l'impression qu'il y a deux discours : celui de M. Fabius et peut-être le vôtre dans un instant ?
- "Non, le Gouvernement a réfléchi, travaillé et va annoncer des mesures. C'est moi qui vais le faire, c'est mon rôle, mais c'est sa responsabilité collective. Je crois que nous avons tous en tête à la fois le désarroi et la colère des salariés qui subissent ces plans sociaux. Ces annonces sont toujours faites de façon brutale et cela tombe toujours brutalement parce que pour les salariés qui les subissent, la perte d'un emploi veut dire: "Ma vie est bouleversée ; est-ce que je vais retrouver un emploi ? Je vais devoir déménager, peut-être aller dans un autre lieu si je trouve un emploi loin de ma famille." Bref, c'est un drame humain qui est quelque chose de terrible. C'est d'autant plus insupportable que ces salariés ont le sentiment d'avoir fourni beaucoup d'efforts pendant toute la période de la crise - qui dure quand même maintenant depuis 15 ans -, de s'être adaptés, d'avoir justement pris beaucoup sur eux. L'amélioration étant là - parce qu'elle est là globalement - ils pouvaient espérer une certaine sécurité de l'emploi. Et ce n'est pas le cas."
Quelle est, dans une affaire aussi complexe, votre marge de manoeuvre ? S'agit-il de répondre à l'émotion, ce que vous venez en partie de faire ? Pour reprendre la phrase de L. Jospin, que peut l'Etat face à des entreprises qui pour des raisons qui leur sont propres ont décidé d'appliquer des plans sociaux ?
- "Je crois que l'Etat peut beaucoup. Nous devons - en tout cas moi, je m'en sens la responsabilité - aider les salariés dans ces situations difficiles. Que peut-on peut faire pour eux ? D'abord, essayer de prévenir les licenciements, tacher en amont de les éviter et ensuite améliorer lorsqu'ils sont décidés la qualité des plans sociaux, mieux les contrôler aussi parce que souvent la législation n'est pas bien appliquée et puis faire contribuer les entreprises à la fois à la formation, à la reconversion sur des périodes longues et d'autre part les faire contribuer à la ré-industrialisation des sites qui sont touchés. Il faut savoir qu'en dehors du drame vécu individuellement par chaque salarié, il y a des drames qui sont vécus par des communes et des villes entières, des départements entiers, des régions entières. Il faut donc non seulement procéder par la loi - c'est ce que je vais proposer cet après-midi d'abord à l'Assemblée puis au Sénat - mais au-delà de ça, il faut pouvoir rassembler tous les acteurs sur un même territoire dans un bassin d'emplois pour pouvoir voir ensemble quelles sont les solutions. Mais d'abord, il faut pouvoir donner aux salariés dans l'entreprise la capacité de créer un autre rapport de forces par rapport à la décision unilatérale du chef d'entreprise."
Est-ce que ces mesures-là auront une dimension européenne ? Est-ce que vous allez pouvoir imposer en Europe ce que vous êtes en train de proposer pour la France ? Après Vilvorde - puisqu'on y fait souvent référence - il y a eu une petite directive européenne pour une meilleure information des salariés mais il n'y a toujours pas de droit social européen. Quelle valeur aura ce que décide la France aujourd'hui dans un espace social où la question se pose de façon transverse maintenant ?
- "Il n'y a pas eu une petite directive européenne. Il y a eu un texte proposé par la Commission il y a deux ans, que la présidence française - c'est M. Aubry qui l'a fait - a eu le courage de mettre à l'ordre du jour du Conseil parce qu'aucune présidence ne l'avait fait. J'ai fait considérablement progresser la discussion puisqu'il y avait quand je suis arrivée une minorité de blocage de quatre pays, et qu'aujourd'hui ce n'est plus le cas : l'Allemagne est d'accord, le Danemark aussi, il n'y a plus que l'opposition du Royaume-Uni et de l'Irlande, ce qui ne suffit pas à faire une minorité de blocage. Cela veut dire que dès que la présidence actuelle met ce texte à l'ordre du jour, il peut être voté à la majorité qualifiée. Cela sera un progrès considérable parce que par exemple Marks Spencer pourra être sanctionné au Royaume-Uni - ce qui n'est pas possible aujourd'hui - comme il a été sanctionné en France. Je vous le rappelle parce que dès le lendemain de l'annonce, j'ai demandé une enquête à mes services - à l'inspection du Travail - qui a prononcé un procès verbal de carence qui a permis aux juges de suspendre la décision. Il ne faut pas penser que nous sommes sans moyen avec la législation actuelle parce que nous avons la possibilité, avec l'administration du travail, avec ce que peuvent faire les entreprises, de pouvoir en référer aux juges qui peuvent décider déjà de suspendre les procédures de licenciements voire - ils l'ont déjà fait en 1997 - de remettre en question les plans sociaux. Ce qu'il faut faire, c'est pouvoir inscrire dans la loi ce qui a été fait à l'occasion de jurisprudences de façon à ce que les salariés soient confortés dans leur pouvoir de discuter le bien-fondé de projets de restructuration. Si le projet de restructuration, à l'issue de cette phase de discussion où les salariés doivent avoir ce pouvoir qu'ils n'ont pas encore aujourd'hui au sein du comité d'entreprise, si le plan social est décidé, ils exigeront la qualité. Que vais-je proposer tout à l'heure ? Pour les grandes entreprises qui font ces licenciements économiques, il s'agit de proposer aux salariés, sans rompre le contrat le travail, une durée de formation de plusieurs mois pour permettre justement de garantir leur reclassement. C'est une obligation et c'est un dispositif qui a existé sous des formes atténuées - on l'appelait congé de conversion. C'est très important de pouvoir assurer cela aux salariés, de la même façon qu'il est important de demander aux entreprises de contribuer, soit en créant des emplois, soit en créant une aide financière à la réindustrialisation de sites qui sont fermés. Il faut faire en sorte qu'on exerce ce contrôle non seulement sur les entreprises elles-mêmes mais aussi, par ricochet, sur tous les sous-traitants les établissements qui peuvent être touchés. C'est très important aussi."
La grande question qui se pose, c'est que la plupart des licenciements qui se font aujourd'hui ne se font pas à l'intérieur de plans sociaux. 80 % des licenciements aujourd'hui ne se font pas à l'intérieur de plans sociaux. L'inquiétude des salariés peut-elle être enlevée par les décisions que vous aller annoncer aujourd'hui ?
- "C'est vrai que beaucoup de licenciements se font en dehors de plans sociaux et c'est la raison pour laquelle il faut être vigilant, pas simplement sur un cas, pas simplement sur Danone ou Marks Spencer. La législation doit couvrir l'ensemble. En même temps, il faut tenir un équilibre. Je ne veux pas de faux-semblants. Ce qui est important, c'est que dans les mesures que nous proposons, en même temps que nous donnons aux salariés les moyens de mieux se défendre, nous les protégeons par des mesures de soutien. Il est très important de dire aussi que nous ne pouvons pas prendre des mesures qui pourraient être contre-productives par rapport à l'emploi dans la durée."
Quand vous allez dire aux industriels qu'il sera nécessaire peut-être de réindustrialiser les sites abandonnés, à quelle réponse vous attendez-vous ?
- "Je pense qu'il y a une question d'exercice de la responsabilité du chef d'entreprise. Je pense que cette responsabilité doit s'exercer, que ce n'est pas en effet à l'Etat de remplacer le chef d'entreprise pour administrer les entreprises. Cette responsabilité du chef d'entreprise doit s'exercer pas seulement vis-à-vis de la rentabilité financière, pas seulement vis-à-vis de la compétitivité et de la rentabilité économique mais par rapport à l'humain dans les entreprises qu'il a à gérer. C'est ce qu'il faut essayer de mettre au même niveau. Par conséquent, je pense que les plus responsables d'entre-eux seront d'accord pour dire qu'à partir du moment où ils imposent ces drames, qu'en tant que chefs d'entreprise ils jugent inévitables, il faut donner la possibilité des discussions. Ils ont de tout façon le devoir, par rapport aux salariés qui ont fait des entreprises ce qu'elles sont, de pouvoir voir ensemble comment les reclasser dans des emplois, comment les former, comment redonner un espoir. Ces salariés aujourd'hui sont désespérés. Ils se disent qu'il n'y a plus rien pour eux Et je ne vous parle pas des salariés les plus âgés. Il y aura dans mes propositions des choses pour eux parce que ce sont ceux dont on se débarrasse le plus vite. Je proposerai que ces congés de reclassement, impliquant une formation pendant que le contrat de travail existe encore soient plus long pour les salariés les plus âgés, à partir de 50 ans"
Vous savez à l'avance qu'une partie de la gauche et notamment le parti communiste va trouver que ces mesures ne vont pas assez loin ? Ils réclament, eux, des mesures autoritaires.
- "Sans doute. Je crois que le Gouvernement veut tenir un équilibre pour ne pas non plus décourager la création d'entreprises chez nous, pour ne pas décourager l'implantation d'entreprises étrangères chez nous qui ont créé énormément d'emplois. Je pense que ce n'est pas à l'administration de remplacer le chef d'entreprise. Je pense qu'il faut amener le chef d'entreprise, l'obliger par les mesures que je propose, à exercer toutes ses responsabilités et d'abord ses responsabilités humaines et donner aux salariés et aux syndicats dans l'entreprise la possibilité de pouvoir peser sur les choix. Voilà le plus important."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 24 avril 2001)