Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à France-inter le 8 avril 1999, sur la destruction des forces serbes et sur le risque de voir utiliser les Kosovars comme "boucliers humains".

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Média : Emission Journal de 8h - France Inter

Texte intégral

Stéphane Paoli
Où sont les 80.000 personnes, selon les estimations de lOSCE [Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe], qui ont dû rebrousser chemin, à quelques kilomètres de la Macédoine, après que les Serbes ont fermé les frontières du Kosovo ? Où sont ces hommes, ces femmes et ces enfants dont les témoignages disent quils ont été chassés de la pire façon. Le secrétaire dEtat américain à la Défense, William Cohen, utilise dailleurs le mot de génocide. Vont-ils maintenant servir de bouclier contre une invasion terrestre à laquelle Belgrade affirme se préparer. Slobodan Milosevic peut-il encore être considéré comme interlocuteur pour une éventuelle issue politique, alors que les Etats-Unis accusent neuf officiers de larmée yougoslave de crimes de guerre contre lhumanité au Kosovo, et que le secrétaire général de lOtan, Javier Solana souhaite voir le président yougoslave jugé pour crimes de guerre. LOTAN, sur proposition française, vient de dicter à Belgrade cinq conditions préalables à larrêt des bombardements, ce qui est une mise en demeure plus quune offre de négociations.
Alain Richard, est-il possible de savoir où se trouvent ces 80 000 personnes qui étaient en passe darriver en Macédoine et qui ont fait demi-tour ?
Alain Richard
Monsieur Paoli, quand on ne sait pas, on naffirme pas. Ce nest pas lOSCE qui en a la responsabilité ou la capacité matérielle. LOSCE na pas de mandat dans cette région pour dénombrer les personnes : seul le Haut Commissariat aux Réfugiés le possède. Vous avez pu vérifier au cours des jours passés quil y a eu des approximations et des erreurs dappréciation sur ce sujet.
Stéphane Paoli
Donc lOSCE dit nimporte quoi ?
Alain Richard
Elle na aucun mandat sur ce sujet et la seule source, nous lavons dit depuis le début, est le Haut Commissariat aux Réfugiés. Deuxièmement, nous faisons tout le travail en coopération avec nos alliés pour apprécier zone par zone où sont les personnes déplacées. Ce qui sest passé en Macédoine, comme il nous le fallait prévoir, même si cela ne nous convient pas parfaitement, sexplique par le fait quil sagit dun Etat souverain et que les autorités macédoniennes ont cherché à redéployer les personnes déplacées. Ces autorités font pression pour que lon réoriente ces personnes vers lAlbanie, qui est disposée à les accueillir. Je pense que nous allons nous adapter à cela.
Stéphane Paoli
Monsieur le Ministre, ce nest pas la question que je posais : je parle des gens qui se trouvaient à lintérieur du Kosovo en route vers la Macédoine et qui ont dû faire demi-tour, après que les Serbes ont fermé la frontière. Où sont ces hommes, ces femmes et ces enfants ? Les satellites militaires, par exemple, sont-ils incapables de savoir où sont passées ces populations ?
Alain Richard
Nous ne pouvons pas dénombrer avec les moyens dobservation que nous avons les personnes individuelles au sol. Nous utilisons donc dautres moyens dinformation. Nous navons pas non plus une appréciation exacte de la situation de chaque personne. Quand on ne sait pas, on naffirme pas.
Stéphane Paoli
Cest-à-dire que lon peut aujourdhui bombarder un bâtiment avec une très grande précision et être incapable de répondre de la disparition de 80 000 personnes ?
Alain Richard
Ce sont en effet deux technologies différentes. Dune part, le bâtiment, est acquis par la précision grâce à des moyens laser qui permettent davoir une précision au mètre près. Mais dénombrer des personnes dans un espace de plusieurs dizaines de kilomètres carré est une autre notion. Je suis désolé si cela vous heurte mais je préfère vous dire la vérité, comme nous lavons fait depuis le début. Nous avons vu beaucoup de gens pratiquer le mensonge et être obligés aujourdhui de se rétracter. Nous navons pas ce problème.
Stéphane Paoli
Mais vous posez-vous la question de savoir à quoi ces gens peuvent servir aujourdhui ?
Alain Richard
Nous, nous posons la question de savoir comment limiter au maximum la possibilité dexercer des violences par lautorité yougoslave sur les personnes au Kosovo. Ce qui sest passé depuis 15 jours na pas démenti notre discours. Le suivi dune démarche de frappes militaires progressives et maîtrisées, évitant les dommages aux populations civiles, est la voie la plus rapide et la plus efficace pour arriver à ce but. Mais cela ne nous empêche pas de savoir que Monsieur Milosevic et son régime sont prêts à de nombreuses exactions. Si dailleurs une majorité croissante de Français reconnaît la justesse de ce que nous faisons, cest parce quau départ, il y avait encore le doute. Nous avons fait le choix dagir, dès que les conditions politiques limposaient. Nous aurions pu attendre quil y ait quelques exactions bien visibles et spectaculaires pour faciliter lacceptation par lopinion de notre action, mais ce nest pas ce que nous avons fait.
Stéphane Paoli
Craignez-vous aujourdhui que ces hommes, ces femmes et ces enfants puissent servir de boucliers à Milosevic ? Belgrade affirme se préparer à une invasion terrestre.
Alain Richard
Non. Ils affirment ce quils veulent, mais ils ont affirmé tellement dinepties et de faits de propagande manifeste depuis le début que vous ne pouvez pas prendre ces mots au premier degré.
Stéphane Paoli
Ne croyez pas, Monsieur le Ministre, que lon prend tout au premier degré : on vous pose les questions que tout le monde se pose.
Alain Richard
Nous avons détruit relativement peu de forces au Kosovo jusquà présent. Nous savions depuis le début que les forces serbes essayeraient de mélanger leurs forces et leurs moyens militaires avec leur population civile pour que lon ne puisse pas les détruire. Aujourdhui, nous avons détruit très largement les infrastructures militaires et les capacités de commandement des forces yougoslaves. Nous avons encore relativement peu attaqué leurs moyens militaires au sol en raison de la protection des civils qui servent de « boucliers humains « . Nous le savons depuis le début, et cela na pas changé depuis avant hier.
Stéphane Paoli
Envisagez-vous de renforcer laction sur le terrain, notamment grâce aux hélicoptères Apache américains.
Alain Richard
Nous sommes surtout en train de renforcer les frappes aériennes. Depuis ces trois derniers jours, nous avons commencé à détruire et à immobiliser au sol une partie des forces yougoslaves en action au Kosovo. Cette action va se poursuivre : il ne faut pas que lon se disperse, ni que lon invente de multiples sujets différents, mais que lon poursuive méthodiquement les entreprises que lon a commencées et qui portent leurs effets. Vous comprenez comme moi que si lautorité yougoslave avait pris linitiative, avant hier soir, de nous proposer un cessez-le-feu, elle aurait assumé un risque important vis-à-vis de son opinion intérieure. Parce que parler de cessez-le-feu, cétait rompre sa ligne de propagande, en avouant quil y avait bien une guerre au Kosovo. Sils ont pris cette initiative, cest parce quils commencent à craquer. Ce nest pas le moment pour nous de changer dorientation et de rompre notre cohérence.
Stéphane Paoli
Cela veut-il dire que vous renforcez laction militaire sur le terrain, au moment où précisément Belgrade...
Alain Richard
Laction de frappe aérienne, sil sagit dune conduite cohérente qui a sa continuité et ne fait pas place à la fébrilité, doit être poursuivie, en limitant, autant que nous le pouvons, avec beaucoup de ténacité, tout dommage à la population civile. Nous ne faisons pas la guerre à la population serbe : nous sommes en train de priver la force agressive du régime serbe de ses moyens. Cest exactement lobjectif que nous devons continuer à poursuivre.
Stéphane Paoli
Vous posez-vous la question de la durée ?
Alain Richard
Oui. Notre réponse est quil faut pouvoir assumer la durée au-delà des soubresauts de lactualité.
Stéphane Paoli
Mais, par exemple, Madeleine Albright dit que lOTAN a à peine accompli le quart de lopération militaire engagée.
Alain Richard
Cest son appréciation. On pourrait théoriquement aller jusquà la suppression totale des forces armées yougoslaves. Nous avons toutes les raisons de penser que lautorité yougoslave craquera avant. Dailleurs, cela ne nous dérange pas, parce que lobjectif nest pas de supprimer la Yougoslavie de la carte. Lobjectif est extrêmement simple. Je le répète parce que lon a tendance à le perdre de vue de temps en temps : cest donner aux gens le droit de vivre au Kosovo. Les cinq conditions que les alliés ont rappelées ensemble sur un texte élaboré en partie par la France, consistent à promouvoir le droit de vivre en sécurité au Kosovo pour tous les Kosovars.
Stéphane Paoli
Y a-t-il maintenant de la part des alliés occidentaux la volonté de renverser Milosevic, un homme accusé de crimes de guerre contre lhumanité, et maintenant de génocides par les autorités américaines ?
Alain Richard
Il ny a pas daccusation officielle et aucune autorité engageant lun des Etats alliés na déclaré que lobjectif était de changer de régime en Yougoslavie. Le changement de régime en Yougoslavie est dabord laffaire des Yougoslaves et notre objectif est le droit de vivre au Kosovo pour tous les Kosovars. Il faudra, pour que ce droit soit garanti, quil y ait des moyens de force internationale présents sur le sol de la Yougoslavie. Ce sera ainsi une sérieuse limitation de lautorité yougoslave. Mais lobjectif international des alliés nest pas de changer le régime en Yougoslavie, ni de faire le travail de la justice internationale, qui fera le sien, en toute indépendance en suivant son propre calendrier. Il est de mettre fin à cette crise en donnant à tous les Kosovars le droit de vivre au Kosovo.
Stéphane Paoli
Mais vous savez que dans le droit, et même dans le droit international, il y a aussi de léthique et de la morale : pourra-t-on un jour négocier avec un homme accusé des crimes les plus graves ?
Alain Richard
Lobjectif nest pas de faire le travail de la justice à sa place mais dapporter une solution politique à cette crise une fois que notre force se sera opposée à la violence brutale. Une fois que le rapport de forces le permettra, et on voit bien quil est en train de se modifier, il faudra aboutir à une solution politique. La justice fera son travail de son côté.
Stéphane Paoli
On comprend que vous ne puissiez pas nous le dire maintenant, mais à vous écouter depuis tout à lheure, on a le sentiment que quelque chose est en train de changer dans le rapport de forces et quapparemment Milosevic vous envoie des signes.
Alain Richard
Monsieur Paoli, il ne faut pas être fébrile. Dans les premiers jours de cette action, tout le monde nous a dit que la suite de notre action était imprévisible et que Milosevic était indestructible. Il nous a fallu tenir le coup. Les Français savent que lon nobtient pas la justice et le droit par la faiblesse : ils ont admis cette action de force maîtrisée et progressive. Elle est en effet en train de progresser, mais il ne faut pas que lon redevienne fébrile en disant que le droit la emporté et que la situation est simple. Non, elle reste compliquée : il faut de la cohérence politique et garder son sang froid.
(Source http ://www.defense.gouv.fr, le 12 avril 1999)