Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, à Europe 1 le 30 avril 2009, sur les manifestations du 1er mai, l'unité syndicale, la crise économique et financière et les appels à la grève.
Texte intégral
J.-P. Elkabbach.- Demain, vous annoncez un 1er mai historique. S'il y avait un mot ou un slogan pour résumer, symboliser ce que vous voulez pour ce 1er mai 2009 ?
Etre entendus, enfin être véritablement entendus par le Gouvernement, par le patronat particulièrement absent, si ce n'est pour dire que la période est difficile pour les employeurs, comme si elle ne l'était pas pour les salariés, avec ce sentiment qui a beaucoup mobilisé depuis le début de l'année : les salariés sont les principales victimes d'une crise dont ils ne sont en rien responsables.
Mais en quoi défilés et grèves répondent-ils à la gravité de la crise ?
Cela permet de passer des messages, ça permet de s'exprimer. La manifestation demeure dans un cadre de démocratie un moyen d'expression comme les autres, et ces journées très importantes. Nous sommes le seul pays européen à avoir vécu des mobilisations d'une telle intensité depuis le début de l'année, et l'appel, les appels unitaires des syndicats y sont pour beaucoup.
Comme on dit, c'est une exception française. Que préparez-vous pour que la CGT ne soit pas débordée par des groupuscules, comme les dernières fois, des groupuscules qui sont à l'origine de la casse ?
Il n'y a pas de débordements, et ceux dont on parle de ces derniers jours restent l'expression d'une exaspération qui est profonde, d'une colère, d'indignation parfois, liées au comportement des entreprises, au sentiment d'inégalité, d'injustice, de politique inappropriée.
Mais par exemple, pourquoi le slogan n'est-il pas : "Pour la justice, contre l'injustice, simplement être entendus". Parce qu'on a l'impression que vous avez accès au pouvoir politique ?
Ecoutez, je vous propose de venir avec ce slogan-là, dès demain dans les manifestations, comme des millions d'autres salariés, retraités et jeunes. Votre slogan correspond tout à fait à l'esprit de la journée.
Eh bien, vous voyez ! Je peux aller vous rejoindre.
Vous serez le bienvenu.
D. de Villepin était a été un des premiers à lancer la mode de prévoir "le risque de révolution" ou l'apocalypse. Et vous avez eu peut-être la Une du Nouvel Observateur, en rouge : "Jusqu'où peut aller l'insurrection française ?". Est-ce qu'on en est là ?
Il y a une grogne sociale incontestable, une critique très répandue, vous avez vu qu'encore la journée de demain était approuvée par + de 70 % de nos concitoyens dans les enquêtes d'opinion, y compris une certaine compréhension, je ne dis pas une approbation, mais une certaine compréhension de salariés qui ont utilisé des méthodes dites peu communes dans l'intervention syndicale, sans souhaiter - et personne ne souhaite que ça se généralise - ce que nous souhaitons c'est être entendus par les voies normales de la négociation.
Sur ce plan-là, beaucoup de Français se sont plaints des coupures sauvages ou ciblées, de courant d'électricité, de gaz, dans les hôpitaux, les maisons de retraite, les écoles, les foyers. Est-ce que vous, B. Thibault, vous demandez à la CGT de ne pas se livrer à de telles actions ?
Mais on parle de cela, on ne parle pas des situations où des foyers ont vu basculer leurs tarifs de consommation électrique d'heures pleines en heures creuses, peu de consommateurs s'en sont aperçus, des centaines de milliers en ont bénéficié ; il y a eu le rétablissement du courant pour ceux qui ne pouvaient pas payer leur facture. Il y a eu la coupure d'électricité, par exemple, sur les radars automatiques sur certaines autoroutes, et les automobilistes ne s'en sont pas aperçus.
Donc, ça, la CGT dit oui, mais d'une manière sauvage ou incontrôlée, vous dites non, pour les coupures ? Est-ce que c'est une méthode ou une tactique ?
Dès lors qu'elles sont organisées par des professionnels, dans un cadre syndical réfléchi, c'est-à-dire maîtrisé, les techniciens sont bien au fait pour savoir qu'on ne manie pas les réseaux d'électricité et de gaz n'importe comment, c'est organisé. Mais je voudrais redire que dans ce secteur-là comme dans d'autres, on refuse des augmentations de salaires, alors que les négociateurs, les dirigeants d'entreprise dans ce secteur se caractérisent comme étant parmi ceux ayant eu les augmentations de salaires les plus importantes ! 180 % par exemple pour l'ancien président de GDF, vice-président de GDF-Suez aujourd'hui. Il y en a qui tirent effectivement beaucoup d'avantages au processus de privatisation.
Et qui finissent quelquefois par démissionner. En ce 1er mai 2009, les syndicats, d'abord la CGT, veulent-ils profiter de la crise économique pour mettre en cause la légitimité du pouvoir actuel qui aura bientôt deux ans ?
Ce n'est pas le sujet, ça n'est pas le sujet. Les syndicats sont là, dans leur rôle naturel de défense, d'expression des opinions et des revendications des salariés, et nous avons bien l'intention de le faire en toute circonstance. Nous sommes légitimes à dire qu'aujourd'hui les décisions politiques et économiques qui relèvent tantôt du Gouvernement, tantôt des directions d'entreprises, sont inadaptées à la situation de cette crise, et génèrent plus d'injustices ou d'inégalités. On a quand même le droit de dire aujourd'hui au Gouvernement : nous ne voulons pas d'une loi qui étend le travail du dimanche. C'est quand même fort de café de nous ressortir, sous forme de provocation quand même, cette disposition qui est très controversée, dont on sait qu'elle va être préjudiciable à l'emploi ! C'est dire que le Gouvernement cherche aussi à mettre un peu d'huile sur le feu par son attitude.
Oui, mais vous, vous dites, même s'il y a le poids de mots : "pas révolution, "révolte", "insurrection" ; vous dites que c'est, ou l'excès ou c'est proche de la réalité ?
Ecoutez, même le président de la République veut révolutionner le capitalisme. Donc, le mot "révolution" aujourd'hui est relativement à la mode. Je me dis que, beaucoup, personne ne défend le système actuel, et pour cause, c'est quand même celui qui est générateur de drames sociaux importants, et pas simplement dans notre pays. Mi-mai, nous allons participer aux manifestations, "euro manifestations"...
Oui, F. Chérèque nous l'a dit...
...Madrid, Bruxelles, Berlin, et Prague.
Vous ne croiserez pas O. Besancenot, il va manifester à la Guadeloupe au côté d'E. Domota du LKP. Peut-être croit-il que la révolution française, la prochaine, partira des Antilles ?
Peut-être, bon, c'est peut-être son analyse, je n'en sais rien, je n'ai pas eu de contacts particuliers sur l'analyse de la situation.
Vous n'en cherchez pas ?
Non, je réponds parfois aux sollicitations lorsqu'elles existent, de responsables politiques lorsqu'ils veulent avoir notre opinion sur l'analyse de la situation.
Mais les deux types de lutte et d'objectifs sont différents ?
Les prérogatives des uns et des autres, partis politiques et syndicats, ne sont pas à confondre. Et quels que soient les partis, ceux qui prétendraient aujourd'hui se substituer, orienter, guider l'action syndicale rendraient un très mauvais service à la défense des revendications puisqu'ils demanderaient aux syndicats d'organiser les messages, les mobilisations sur la base de clivages politiques, alors que ce qui fait le succès aujourd'hui des mobilisations, c'est que les gens manifestent, revendiquent au-delà de leurs préférences partisanes.
On pourrait même que les partis essaient de coller aux syndicats, et vous vous dites : chacun à sa place.
Nous préférons des partis politiques qui sont à l'écoute des analyses de ce qu'ont à dire les syndicats, plutôt que des partis politiques qui pensent avoir la vérité révélée sur tous les sujets, y compris sur la question sociale...
Vous pensez à qui, là ?
Les partis en général, et a fortiori ceux qui pensent devoir se substituer aux syndicats sur la conduite des mobilisations.
Le 1er mai unitaire va rassembler les syndicats, tous les syndicats...
C'est une première, c'est une première historique. C'est cela qui me fait dire aussi que 1er mai est déjà d'une certaine manière "historique", ça ne s'est jamais produit dans notre pays. Jamais il n'y a eu un 1er mai à l'appel de tous les syndicats.
Et est-ce que ça veut dire que les huit principaux syndicats qui sont unis dans la protestation vont peut-être proposer ensemble bientôt un programme commun ?
Nous avons une plateforme commune depuis le 5 janvier, c'est ça qui est le socle de notre protestation.
(Inaudible.)
Non, justement nous avons dit en quoi, en matière d'emploi, de politiques publiques, de services publics, de pouvoir d'achat, de réglementation de la sphère financière, il fallait apporter des modifications. Nous ne contentons pas de manifester contre un certain nombre de décisions ou d'opinions, nous avons fait des propositions, une plateforme unitaire.
Alors et la méthode : Force Ouvrière propose pour après le 1er mai, une grande grève de 24 heures, et elle ressemble comme une soeur mais plus prudente, à la grève générale réclamée par O. Besancenot. Comment la CGT à travers vous répond-t-elle ?
Chacune de ces étapes a nécessité deux réunions au moins pour évaluer, avoir un premier échange sur l'initiative d'après, si les choses n'évoluent pas convenablement. J'entends cette petite musique gouvernementale nous dire : "ça va sans doute être un 1er mai... bon, important, certes, mais c'est un 1er mai classique". Donc, une nouvelle fois, le Gouvernement va chercher à minorer ce qui va se passer demain...
Ou à l'amplifier, c'est légitime. Et qu'est-ce qui se passe après, parce que après le 1er mai, il y a le 2 mai, le 3 mai, le 4 mai... ?
Comme nous l'avons fait jusqu'à présent, nous avons une réunion à nouveau programmée lundi, entre tous les syndicats. Je suis convaincu, comme nous l'avons toujours fait jusqu'à présent, nous nous mettrons d'accord sur l'étape d'après. Et en même temps, l'action syndicale ne se limite pas...
L'étape d'après, c'est avant l'été ou à la rentrée ? Avant l'été ?
Naturellement, nous allons apprécier ce qui va se passer demain. Et j'espère et j'en profite pour appeler de nouveau le maximum, vraiment, d'actifs, de retraités, de licenciés, mais aussi de jeunes - c'est de leur avenir dont il est question - à être très présents dans les cortèges ! S'il y a effectivement énormément de monde, ça confirmera le bien fondé de notre message, de notre attitude, et aussi l'impatience d'avoir de nouvelles réponses. Si elles ne se produisent pas, nous serons mandatés pour organiser des suites, c'est évident.
Mais pas de grève générale ?
Nous discuterons des modalités dans le cadre de...
Mais pas de grève générale ou peut-être une grève générale ?
Il n'y a jamais eu, jamais eu d'appel à la grève générale dans notre pays ! A chaque fois qu'il y a eu des conflits qui se sont étendus, ancrés, généralisés, ce sont des processus de grève qui se sont généralisés mais il n'y a jamais eu, même en 1968, d'appel à la grève générale.
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 30 avril 2009
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