Interview de M. Jack Lang, ministre de l'éducation nationale, à Europe 1 le 2 mai 2001, sur l'enseignement des langues régionales, la réforme du collège et le bilan des réformes de l'éducation.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach Dans quelle langue de quelle région faut-il vous accueillir ?
- "Dans la langue française qui est la mienne et qui est la nôtre."
Comme l'hirondelle, est-ce qu'une langue régionale fait le printemps de la décentralisation et du renforcement des régions ?
- "Il faut remettre les choses dans leurs justes perspectives. Je vous le disais à l'instant, notre langue commune est la langue française et dans notre système d'éducation, c'est l'épine dorsale, la colonne vertébrale. La langue française est notre maison commune et je souhaite donner à chaque enfant la clé pour pénétrer dans cette maison. Un enfant qui est privé de cet accès à la maison commune est un enfant blessé, meurtri, exclu et donc potentiellement violent. C'est pourquoi il est très important de le dire avec force : je m'engage, nous nous engageons avec force et avec énergie pour gagner la bataille de la lecture et de l'écriture de la langue française, d'où la réforme de l'école primaire, d'où la rénovation du collège, d'où la réhabilitation de la voie littéraire au lycée. Au-delà, notre combat est un combat pour l'ensemble des langues. La langue française d'abord, les langues étrangères dont nous voulons que les enfants les apprennent dès le plus jeune âge et nous venons enfin aux langues régionales."
En défendant avec autant d'énergie et autant d'ardeur comme vous le faîtes maintenant la langue française alors que vous lancez les langues régionales, est-ce que vous n'avez pas pris conscience qu'elles portent atteinte à la cohésion nationale et à l'unité de la République ? Ne vous dites-vous pas : "il faut d'abord que je parle de la langue nationale" ?
- "Je ne pense pas que vous puissiez céder à de telles fantasmagories. D'abord, je dirai que toute langue, même peu parlée, est un trésor et qu'elle appartient à notre patrimoine. C'est pourquoi je souhaite que toute langue dans ce pays soit respectée et protégée. Nous ne pouvons pas laisser mourir les langues et je vous renvoie au très bon livre de C. Hagège qui, j'ose dire, est un peu mon inspirateur sur ces sujets. Ces langues régionales concernent un petit nombre d'enfants."
Combien ?
- "Aujourd'hui, 130 000 enfants et, dans le futur, le double ou le triple. Par ailleurs, si nous mettons en place une offre généralisée de ces langues où les familles le souhaitent - en Bretagne, en Alsace où c'est le plus développé , grâce au soutien des collectivités locales précisément, en Corse où c'est déjà en pleine réalisation - il ne s'agit pas de les imposer à qui que ce soit. La République, pour revenir à votre question, est une et indivisible parce qu'elle est précisément plurielle et sait reconnaître la diversité des langues et des cultures de France. Plus un enfant apprend de langues - C. Hagège le montre très bien - plus il les maîtrise. La preuve : les enfants qui en Bretagne apprennent le breton très jeunes sont souvent les meilleurs en langue française au baccalauréat."
Sans vous agacer, votre prédécesseur C. Allègre a dit : "la France a besoin d'informaticiens parlant anglais, aujourd'hui on lui propose des bergers parlant occitan."
- "Vous me permettrez de ne pas me placer sur ce terrain."
Pourquoi ? Cela peut passer pour un vrai problème ?
- "Ce n'est pas du tout un problème. Ce sont au contraire des solutions que nous apportons à des sujets qui se posent. Nous formons plus que jamais des informaticiens. La langue anglaise évidemment est pleinement enseignée et quand nous disons que, à partir de maintenant, désormais tout enfant de ce pays devra apprendre dès le plus jeune âge deux langues vivantes étrangères - c'est très important au moment où on construit l'Europe des cultures de l'enseignement supérieur - l'anglais en fait partie."
Faudra-t-il des professeurs et des enseignants en plus ?
- "Nous les formons et nous les préparons."
Est-ce que l'on ne distribue pas des moyens dont d'autres secteurs - l'enseignement universitaire, le secondaire - auraient besoin ?
- "Vous pourriez le dire et on pourrait le dire si le Premier ministre n'avait pas adopté un plan pluriannuel de recrutement et de création d'emplois : 30 000 emplois au cours des trois prochaines années dans l'enseignement secondaire, dans l'enseignement primaire et dans les universités."
Au passage, si on développe partout les langues régionales, il est donc plus facile - vous y avez fait allusion tout à l'heure - d'enseigner la langue corse. Il y a une leçon politique : avec le traitement de l'ensemble des langues régionales, le problème de la langue corse devient politiquement plus banal ?
- "Je n'ai pas cherché ce résultat."
C'est un hasard ?
- "Cela permet de mettre en lumière que d'ores et déjà en Alsace, on est très avancé avec l'appui d'écoles locales. En Corse, ce sont aujourd'hui 60 % des enfants qui apprennent le corse. Et si cela peut contribuer à dédramatiser une question qui a été exagérément mise en exergue, ce sera une bonne chose parce que par ailleurs, le projet corse de L. Jospin est un projet sage, raisonnable, que personnellement j'appuie à 100 %."
Vous êtes ministre de l'Education national depuis à peu près un an. C'est anniversaire qui est peut-être hélas passé inaperçu, c'est dommage !
- "S'il y avait eu d'importantes manifs, il ne serait pas passé inaperçu !"
Vous avez justement réussi à réconcilier le Gouvernement Jospin avec le monde de l'éducation. On entend dire quelques fois : "bravo, c'est le plus habile anesthésiste de France." Comment faites-vous ?
- "Je ne suis pas médecin mais j'ai souhaité renouer le dialogue, non pas pour me croiser les bras, mais pour transformer. Ce que nous accomplissons en ce moment avec l'appui du Gouvernement est une transformation profonde et sereine de notre système d'éducation. Je souhaite redonner à notre système modernité et fierté, une école de haute exigence intellectuelle qui soit en même temps une école de la réussite. Croyez-moi, nous n'avons pas chômé depuis un an : ce sont dix réformes importantes de l'école, du collège, du lycée, bientôt des universités, de la formation des maîtres. Dès la rentrée prochaine, vous constaterez ces changements sur le terrain."
D'ici à 2002, on parlera des réformes. Mais vous estimez que vous les faites ?
- "Nous les faisons, nous les appliquons, parfois même nous les anticipons et nous les accélérons pour que notre système puisse faire peau neuve."
Qu'est-ce que nous sommes ingrats avec vous ! Apparemment, pour beaucoup de gens, cela ne se remarque pas trop ! Nous allons nous tirer les oreilles.
- "Pour vous peut-être qui êtes un journaliste politique, mais pas pour les journalistes de l'éducation qui suivent avec attention tout cela."
Le problème, c'est surtout les enseignants.
- "Les enseignants eux-mêmes apportent majoritairement leur soutien à ces transformations."
Au passage, je ne suis pas un journaliste politique... Dans l'Education nationale, vous avez recruté un fort contingent d'emplois jeunes. Est-ce que vous allez les pérenniser ? Je sais qu'il y a une réflexion autour du Gouvernement. Qu'est-ce que vous pouvez en dire ?
- "Une réflexion est ouverte et d'ici quelques semaines, le Gouvernement tranchera. Je crois d'abord qu'il était important - et c'est notre devoir - de réinsérer ces jeunes dans différents métiers pour leur assurer un avenir. Quant aux fonctions, nous nous prononcerons sur leur pérennisation ou leur maintien en fonction de règles à mettre au point."
Vous avez entendu, hier matin, sur Europe 1, A. Laguiller dire : "Jospin, Seillière, même combat." Elle dénonce la mondialisation et ses marchés qui uniformisent les politiques nationales. "La gauche et la droite, c'est du pareil au même."
- "Ne pas choisir, c'est choisir. Du coup, l'extrême gauche risque de se faire l'allié objectif des pires conservateurs. D'ores et déjà, aux élections municipales, dans certaines villes, ils ont contribué à faire élire des listes de droite alliées à l'extrême droite. C'est un jeu mortel. La tradition française est la tradition de la discipline républicaine à gauche. En même temps, je dirais que la vraie réponse à apporter à cette question est en nous-mêmes. Il nous appartient, au cours de prochains mois, de montrer clairement les deux visions. Et c'est normal : dans toute démocratie, il y a deux conceptions de la société, une conservatrice et une progressiste. Je souhaite que l'on puisse mieux comparer les actes des uns et des autres. Préfère-t-on le régime précédent sous le Gouvernement de M. Juppé - sa personne n'est pas en cause, c'est un homme intelligent - avec son chômage de masse ou préfère-t-on le Gouvernement Jospin avec la création d'un million d'emplois ? Préfère-t-on - nous en parlions à l'instant - pour la création d'emplois, le plan pluriannuel de création d'emplois de L. Jospin ou la suppression de 5 000 postes de profs sous le Gouvernement Juppé ?"
Vous le dites au passage à celle que F. Hollande appelle la "gaucho-chiraquienne" ?
- "Au passage... Mais en même temps, je trouve que la formule n'est pas mauvaise !"
Au pouvoir depuis quatre ans - c'est presque un record - la gauche plurielle parait usée et à bout de souffle. Est-ce qu'étant dedans, vous le ressentez ? Est-ce que vous avez le sentiment de gérer, comme on le dit à droite à propos de la gauche, les affaires courantes ?
- "Peut-être y a-t-il de notre part un effort à accomplir pour mieux mettre en valeur l'action de transformation qui a été entreprise. J'ai évoqué à l'instant le sujet dont j'ai la charge et je vous l'ai dit : j'ai bien l'intention tout au long des mois de continuer à rénover, à transformer, à moderniser et à créer une dynamique de changement. Mon ambition est que l'école républicaine soit une des meilleures du monde et nous allons continuer les réformes. Il est important aussi que la gauche moderne qui est incarnée par ce Gouvernement puisse, à partir des actes accomplis très positifs et très importants, énoncer un projet plus fort encore pour le futur destiné à redonner une âme à l'Europe, un souffle nouveau à la démocratie et de nouvelles frontières à la jeunesse."
Vous êtes toujours enthousiaste. Mais pour J.-P. Chevènement qui sortait de chez L. Jospin, la majorité plurielle avait fait son temps, elle n'avait plus de sens et n'existait plus. Est-ce que la coalition dans laquelle vous avez votre rôle a encore un sens et un avenir ?
- "Je crois de toutes mes forces que c'est l'union de nos imaginations, de nos énergies et de nos capacités d'invention à nous, femmes et hommes de progrès, qui nous donnera la victoire. On peut discuter, on peut débattre. Ce que je ne comprends pas toujours, c'est qu'on puisse, quand on appartient à une grande famille de progrès, tirer en permanence contre son propre camp. Il n'y a pas de gouvernement - je n'en ai pas connu - au sein duquel il y a un débat aussi libre avant de prendre une décision. Quand une décision est prise, elle est prise, on l'applique et on parle d'une seule voix. Je le dis et je le redis : notre victoire est liée à notre capacité d'action, d'invention et de transformation, mais aussi à notre capacité d'union."
La campagne électorale n'a pas commencé... Vous êtes ministre de l'Education et vous avez été ministre de la Culture. Est-ce que vous regardez sur M6 "Loft Story" ?
- "Non, j'entends les bruissements autour. Je n'ai pas vu cette émission. Je n'ai pas de jugement à porter sur quelque chose que je ne vois pas et que je n'ai pas vu. Puisque vous évoquez ce sujet, C. Tasca s'est exprimée avec force et je l'approuve. Ce qui me préoccupe surtout, ce n'est pas telle ou telle émission : ce sont les manques. J'aimerais que notre télévision, que nos radios, soient de plus en plus ouvertes vers la science, vers la culture, vers les arts, vers le savoir."
Ecoutez davantage Europe 1, si vous me permettez au passage. Vous ne regardez pas l'émission de M6 car vous estimez que cela ne vaut même pas la peine ?
- "Je n'ai pas dit cela. Je n'ai pas eu l'occasion de la regarder, mais puisque vous m'en parlez avec tant de passion, je vais m'y précipiter dès cette semaine !"
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 3 mai 2001)