Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre à France 2, le 8 avril 1999, sur la situation au Kosovo, les frappes aériennes de l'OTAN en Serbie, les réfugiés kosovars, l'aide alimentaire internationale, l'accueil et le statut des réfugiés en France et la possibilité d'une mise en place de la force d'interposition au Kosovo.

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Texte intégral

Apparemment vous vous faites plus rares, vous et M. Chirac, que M. T. Blair ou M. R. Cook. Vous choisissez une communication plus en retrait sur ce qui se passe, en ce moment, au Kosovo.
- "Je n'ai pas vraiment l'occasion de regarder la BBC, pour être honnête, pour faire des comparaisons. Le Président de la République s'est exprimé à plusieurs reprises - au moins deux fois de façon solennelle en direction de tous les Français - pour donner le sens et la signification de ce que nous faisons dans cette crise où nous sommes engagés. Moi-même, j'ai eu l'occasion de répondre aux préoccupations, aux interpellations des parlementaires, de recevoir les présidents de tous les groupes politiques représentés à l'Assemblée et au Sénat. Donc, si je suis là ce soir, c'est peut-être parce que je me dis qu'un échange à partir des questions posées par un journaliste, qui pose peut-être aussi des questions que les Français se posent à propos de ce conflit très complexe et difficile, est peut-être utile."
Ces images des réfugiés kosovars ont évidemment bouleversé l'opinion publique, est-ce qu'on pouvait prévoir un tel exode, de telles cruautés ? Est-ce qu'on avait déjà des informations ? Est-ce qu'on a agi assez tôt ?
- "Tous ces témoignages montrent que nous ne sommes pas en présence d'une catastrophe naturelle et que ces déplacements massifs de population ne sont pas le résultat mécanique des frappes aériennes sur la République serbe."
Ce qui a été l'argument des Serbes à un moment.
- "Nous y reviendrons. C'est le produit d'une politique systématique déployée par un régime contre ses propres citoyens. C'est ce que montre tout ce à quoi nous assistons. Est-ce qu'on pouvait anticiper là-dessus ? Pas au point de déployer aux frontières du Kosovo, en Macédoine ou en Albanie, ou au Monténégro, des milliers et des milliers de tentes qui auraient dit à M. Milosevic : " Mais, allez-y, déplacez, déportez, faites fuir ! " Donc, on ne pouvait pas donner ce signal. Par contre, ce qui est sûr, c'est que depuis que ces déplacements massifs ont eu lieu, la montée en puissance de l'aide internationale, de l'aide européenne - et la France y prend toute sa place -, a été considérable et rapide. Et c'est donc maintenant que nous devons faire face. Mais le responsable de cette situation et de tout ce qu'elle entraîne, c'est le régime serbe, c'est M. Milosevic."
L'aide internationale se met en place, mais il y a des colis qui sont stockés. On a l'impression que l'organisation humanitaire n'est pas très efficace.
- "Non, je ne le crois pas. Il faut que vous vous rendiez compte de ce que cela représente, des centaines de milliers d'hommes et de femmes qui arrivent en quelques jours dans des pays comme la Macédoine et l'Albanie. La Macédoine et l'Albanie sont des pays pauvres. Pour les Albanais, ils reçoivent, d'une certaine façon, des frères. Pour les Macédoniens, c'est un déséquilibre démographique très important. Ils n'ont pas de ressources et ils doivent faire face. On peut comprendre leur réaction et notamment les réactions macédoniennes. On ne peut pas les accepter. Et, j'ai écrit personnellement...."
Vous voulez parler des brutalités policières et des transports forcés ?
- "Oui, ou de la volonté de se débarrasser au plus vite de ce qui est effectivement un drame humain, pour un pays aussi pauvre. Imaginez que nous soyons confrontés, nous, à cette situation. J'ai écrit au Premier ministre macédonien pour lui dire qu'il devait respecter, que son gouvernement devait respecter, malgré les difficultés que je comprends, les règles du droit international en ce qui concerne l'accueil des réfugiés et que nous l'aiderions, par contre, à le faire. Donc, nous avons proposé à la Macédoine une aide directe sur le plan économique et budgétaire. Cependant que, naturellement, la France a été, je crois, au premier rang pour déployer ses forces, de façon à faire face aux réfugiés en Albanie ou en Macédoine. "
Sur l'accueil des réfugiés, dans un premier temps, la France a semblé dire : " Nous, non, on veut une aide sur place, mais pas ici ". Et puis, vous avez modifié un peu votre discours, en vous adressant aux députés, en disant : " Bien sûr que la porte est ouverte si c'est géré de manière parcimonieuse ". Est-ce que c'est ce qu'on peut penser de l'attitude de la France ?
- "Nous accueillons ici et nous aidons là-bas. Nous avons été les premiers à organiser des ponts aériens, des ponts, des transports d'hélicoptère pour apporter de la nourriture, pour apporter du soutien. Nous avons massivement mobilisé le budget de l'Etat, 225 millions de francs. J'admire le courage, la force avec laquelle les organisations humanitaires, les soldats français, présents par exemple en Macédoine, interviennent encore aujourd'hui. Et puis, nous accueillons, nous sommes prêts à accueillir. Et il y a en même temps, un formidable mouvement de nos concitoyens, de nos compatriotes, un mouvement volontaire d'émotion pour apporter des secours ou éventuellement pour accueillir. Mais je crois que le message central que nous devions faire passer, au moment où nous sommes dans une confrontation militaire et politique face au régime de Milosevic, c'est que notre volonté n'est pas de disperser ces hommes et ces femmes, à travers toute la planète. Notre volonté n'est pas de les écarter de chez eux, des frontières auprès desquelles ils sont. Notre volonté, au contraire, est qu'ils retournent chez eux. Et moi, ce que je constate tout simplement, c'est que les autres pays européens sont en train de rejoindre la position française."
Ils se sont alignés après explication, sur la position de la France ?
- "Oui, je crois, parce qu'ils ont compris qu'elle était fondée en raison, tout en restant humaine, puisque nous remplissons notre rôle d'accueil, je l'ai dit, que ce soit au titre de l'asile territorial, que ce soit au titre de l'asile politique, ou que ce soit au titre d'une aide médicale dans nos hôpitaux."
Quel sera le statut de ces réfugiés ?
- "Si, par exemple, des hommes, des femmes, des enfants sont accueillis par des familles françaises - et à cet égard je voudrais dire que, comme nous sentons, au Gouvernement, qu'il y a un mouvement d'accueil formidable, nous sommes en train de mettre en place ce qui va permettre d'accueillir ces personnes -, je voudrais vous donner, ici, deux numéros verts. Le premier, qui est un numéro d'accueil des réfugiés à partir de 20 heures, à partir de maintenant - 0 800 845 800 - de façon à ce que les familles puissent accueillir des réfugiés, qui viendront avec une autorisation provisoire de séjour avant de revenir dans leur pays quand on leur aura rouvert les portes du Kosovo. Et puis, il y a un autre numéro vert pour que continue à s'affirmer la solidarité avec le Kosovo sous forme d'aide matérielles, d'aide en produits ou d'aide financière."
Mais dans votre idée, il n'est pas question qu'il y ait une installation qui dure. C'est-à-dire que l'idée est qu'ils puissent retourner dans leur pays ?
- "Non, cela est la vision d'ensemble. Nous n'avons pas l'intention d'accepter le fait accompli de la politique que conduit M. Milosevic pour chasser du Kosovo des hommes et des femmes qui y sont nés, qui y sont depuis des générations et qui sont des citoyens, encore aujourd'hui, de la République fédérale de Yougoslavie. Mais naturellement, nous en accueillerons avec le statut de réfugiés, c'est-à-dire au titre du droit d'asile politique - ceux qui sont pourchassés par un Etat - ou au nom du droit d'asile territorial pour ceux qui sont simplement devant des violences qui ne sont pas forcément organisées par un Etat."
On le fera généreusement ? Parce qu'il y a peu de statuts de réfugiés qui sont accordés. L'année dernière il y en a eu 4 000 en moins que d'habitude. Cela s'est beaucoup ralenti. On sera généreux dans cet accueil, officiellement ?
- "Naturellement nous serons généreux dans cet accueil. N'oubliez pas une chose, vous l'avez vu : ces hommes et ces femmes qui refusaient de partir, qu'on mettait de force dans des cars, qu'on séparait de leurs enfants. Nous avons dit que ce serait, pour nous, sur la base du volontariat. Nous voulons être sûrs que ces hommes et ces femmes, après avoir été presque déportés, ne se retrouvent pas, en plus, transférés de force. Cela me paraît absolument nécessaire. C'est pourquoi il faut agir massivement sur place et rouvrir, par la confrontation militaire dans laquelle nous sommes, les portes du Kosovo à ces hommes et à ces femmes."
Avez-vous des informations sur le fait qu'un certain nombre de réfugiés sont retournés au Kosovo et seraient utilisés comme boucliers humains ? Est-ce que vous avez des informations sur ce point ?
- "Il faut se méfier des formulations trop rapides, il faut se méfier aussi des rumeurs. Ce qui est vrai, c'est que plusieurs dizaines de milliers d'hommes et de femmes étaient à Blace, donc en Macédoine, qu'une partie a été transportée par les autorités macédoniennes en Albanie par un accord avec les Albanais et dans d'autres camps, qui sont d'ailleurs tenus par des forces de l'Otan, et notamment par des Français, dans lesquels ils sont dans de bonnes conditions. Leur situation est précaire, elle est difficile, elle est dramatique mais ces gens ne se sont pas volatilisés. Nous savons où ils sont. Et puis, on avait dit qu'il y avait une colonne immense de 20 ou 25 kilomètres de réfugiés qui était bloquée au Kosovo et par les Serbes. Les photos satellites très précises que nous avons par nos avions Mirage ou bien par notre système Hélios, ont montré qu'il n'en était rien. Il semble effectivement que plusieurs milliers d'entre eux soient retournés dans leurs villages. Nous ne savons pas encore, aujourd'hui, dans quelles conditions."
L'un des reproches qui est fait par ceux qui s'opposent à ces frappes, c'est de dire que nous sommes suivistes de la position américaine.
- "Je voudrais d'abord faire une remarque que m'a inspiré le fait de regarder ces sujets qui ont été montrés. Les télévisions occidentales - c'est normal, c'est leur métier, c'est leur honneur, c'est leur philosophie de l'information - diffusent toutes les images, et notamment les résultats des frappes, par exemple, sur Belgrade. A la télévision serbe, aucun Yougoslave, aucun Belgradois ne verra une image des exactions et des déplacements massifs des populations."
C'est la différence entre une démocratie et une dictature ?
- "Exactement ! C'est d'ailleurs ce qui fonde notre force. Mais, il faut comprendre aussi quand on dit que le peuple serbe est plus ou moins soudé : il ne sait rien. Il est simplement soumis à la propagande. Sur cette question du suivisme, nous avons décidé - les autorités françaises, le Président de la République, le Gouvernement et moi-même - de façon délibérée, mûrie, d'intervenir dans ce conflit. Et pourquoi l'avons-nous fait ? Pourquoi y a-t-il les frappes ? Tout simplement parce que l'issue diplomatique n'avait pas débouché. Vous savez que la France, avec l'initiative prise pour les négociations à Rambouillet, le travail d'H. Védrine, a joué un rôle fondamental pour essayer de trouver une issue diplomatique. Depuis un an, M. Milosevic n'a pas bougé d'un pouce. Et par ailleurs, toutes les informations montrent que le programme visant à chasser les Kosovars, à terroriser cette partie de la République fédérale de Yougoslavie, avait commencé avant les frappes. Alors, c'est de façon déterminée et délibérée que nous sommes intervenus dans ce conflit. La France n'a pas l'habitude de suivre, elle a l'habitude d'assumer ses propres responsabilités. Et, elle l'a fait dans cette alliance."
La question que l'on doit sans arrêt vous poser : cela va durer combien de temps ?
- "Cela durera jusqu'à ce que ce soit totalement efficace. Je pense, d'ailleurs, que nous portons des coups de plus en plus durs sur l'appareil militaire et répressif de M. Milosevic. Car, je rappelle que le but de ces frappes, ça n'est pas de mener une guerre contre la Serbie. Il n'y a pas un but de guerre qui serait la domination, le démembrement de la République fédérale de Yougoslavie, ou qui serait la domination. Les buts de guerre de ces opérations c'est la paix, c'est le retour à une situation pacifique au Kosovo : un Kosovo pluri-ethnique et démocratique. Et c'est pourquoi nous avons centré la logique des frappes sur les moyens militaires et de répression de la République serbe. Nous avons d'abord frappé les centres de commandement. Nous avons frappé la capacité de tenir l'espace aérien. Nous avons ensuite touché les moyens logistiques. Et nous concentrons de plus en plus nos feux sur les forces directement ; les forces de répression en particulier au Kosovo."
Peut-on atteindre ces buts en bombardant uniquement ? Est-ce qu'il ne faudra pas aller à ce que l'on a refusé de dire jusqu'à présent : c'est-à-dire l'engagement des forces terrestres ?
- "Je crois que la politique que nous conduisons, les moyens que nous utilisons sont ceux qui sont adaptés à la situation. Qu'il y ait à terme, dans le cadre d'un règlement politique et diplomatique, la nécessité d'interposer une force au Kosovo, et que cette force ait besoin - compte tenu des caractéristiques de cette région - d'être puissamment armée, c'est une chose. Mais, que l'on pose, dès maintenant, la question d'une intervention au sol, me paraît tout à fait prématuré."
La force d'interposition se mettra en place dans les semaines qui viennent, assez rapidement ? Vous souhaitez qu'elle se mette en place ?
- "Mais, nous n'en sommes pas là. Nous devons d'abord créer les conditions pour que cela soit possible. Cela renvoie à la recherche d'une issue politique et diplomatique. Pour le moment, nous voulons porter à M. Milosevic des coups tels que sa détermination chancelle, et qu'il se dise que, pour lui, le jeu n'en vaut pas la chandelle. C'est pour la première fois que ce régime serbe est frappé, et frappé durement, dans ce qui sont ses soubassements. C'est-à-dire des soubassements militaires, policiers et répressifs. Et c'est un changement fondamental."
Et dès maintenant, vous sentez des signes de fléchissement des autorités serbes ? Vous pensez qu'ils commencent à réfléchir ou pas ?
- "Déjà nous avons constaté que M. Milosevic - dont les observateurs disaient qu'il était inflexible, déterminé -, a été obligé d'avancer l'idée d'un cessez-le-feu. Ce qui veut dire que lui-même se rend compte qu'il a besoin de gagner du temps, besoin de desserrer la pression ou même qu'il s'interroge. Et il a raison de s'interroger, car la Serbie est isolée, la Serbie est sans ami et sans allié. Il y a sans doute une solidarité slave, avec la Russie. Mais il n'y a pas un accord avec la politique de M. Milosevic, du côté des Russes. Cette Serbie isolée, ne pourra pas résister. Et le problème est de savoir les coûts que ce pays, une fois encore, à cause de l'absurdité du comportement de son chef, va subir."
Est-ce que l'un des buts inavoués, ce n'est pas d'éliminer M. Milosevic ?
- "Je ne pose pas le problème en ces termes. Un chef de gouvernement ne peut pas fixer comme but, à des actions, l'élimination physique d'un chef d'Etat. Ce que sera le sort de M. Milosevic, nous le verrons. Je pense de toute façon qu'il sera battu. Je pense qu'un jour, son peuple se retournera contre lui. Je pense qu'il aura certainement à rendre compte, devant l'histoire et peut-être devant..."
Devant un tribunal pénal. ?
- "Et peut-être devant d'autres instances. Mais ce qui m'intéresse moi, c'est à la fois, par l'utilisation de la force, mais par la volonté, de montrer qu'il y a un chemin vers une issue, que nous réglions le problème auquel est confronté le peuple kosovar aujourd'hui. C'est ça qui m'intéresse. Et il faut bien comprendre que les bombardements de l'Otan pourraient cesser du jour au lendemain. Vous avez parlé d'une 15ème nuit, mais il pourrait très bien ne pas y avoir de 16ème ou de 17ème nuit, si M. Milosevic répondait aux questions très précises que nous lui avons posées. Nous n'avons pas dit non, la France en particulier n'a pas dit non à cette annonce unilatérale de cessez-le-feu. "
Insuffisant.
- "Non, nous avons répondu par des questions. Etes-vous d'accord pour cesser toute répression au Kosovo ? Etes-vous d'accord pour retirer les forces militaires et de répression serbes ? Etes-vous d'accord pour accepter le retour des réfugiés ? Etes-vous d'accord pour reprendre le chemin d'une négociation pour une issue politique ? Etes-vous d'accord pour qu'une garantie internationale, sur le terrain, soit là pour assurer la paix au Kosovo ? Il suffit que M. Milosevic réponde à ces questions, que toute l'opinion internationale considère comme naturelles, humaines, pour que la guerre cesse."
Par quel canal diplomatique pouvez-vous agir maintenant ? Est-ce que c'est le canal de Moscou, des Russes, en les remettant dans une négociation au G8, ou est-ce que c'est le canal de l'Onu par exemple, avec M. K. Annan qui disait encore aujourd'hui que l'Onu avait connu des défaillances dans cette situation ?
- "Les Russes peuvent jouer un rôle important. Ils étaient d'ailleurs membres, et ils sont toujours membres, du groupe de contact qui s'est efforcé de trouver une solution politique au problème du Kosovo. Ils avaient d'ailleurs un négociateur, de même qu'il y avait un négociateur américain et un négociateur européen. Et nous souhaiterions même que la diplomatie russe et les autorités russes soient plus actives encore, dans la recherche d'une solution. La position de la France n'est certainement pas de marginaliser les Russes. Au contraire, c'est d'espérer qu'ils vont jouer un rôle plus important dans la recherche d'une solution."
Sur ce point vous avez des contacts avec M. Primakov ?
- "Naturellement. Vous savez peut-être que le secrétaire général du Quai d'Orsay est à Moscou aujourd'hui, que les contacts sont réguliers entre le ministre des Affaires étrangères français et le ministre des Affaires étrangères russe, que des contacts au téléphone ont lieu entre les principales autorités des deux Etats, notamment entre les deux présidents. Et, à travers une série d'instances qui se sont réunies, comme le Groupe de contact au niveau des directeurs politiques, ou comme le G8 - les mêmes, plus le Canada et le Japon -, nous espérons faire en sorte que les Russes jouent un rôle dans la recherche d'une solution. La question de l'organisation des Nations unies est une question plus vaste. C'est même une question de principe. L'organisation des Nations unies est l'organisation des Etats, de la communauté internationale, fondée à dire le droit, fondée à autoriser le recours à la force pour la résolution des conflits."
Cela n'a pas été le cas, là ?
- "Cela n'a pas été le cas. Nous, nous aurions préféré agir, décider, dans le cadre des Nations unies. Mais le Conseil de sécurité ne pouvait pas obtenir de M. Milosevic qu'il renonce à ses plans. Et nous savions très bien que nous nous serions heurtés, en l'espèce, à un veto russe ou à un veto chinois et, sauf à accepter l'inacceptable, sauf à accepter la barbarie dont parlait le Président il y a un instant [extrait de l'allocution du Président de la République du 6 Avril 1999 diffusé dans un reportage, NDLR], sauf à déclarer notre impuissance, nous ne pouvions pas malheureusement, passer par ce cadre. Ce qui ne veut pas dire que l'organisation des Nations unies ne doit pas retrouver tout son rôle, ne doit pas avoir une action centrale dans la recherche du règlement du conflit. Parce que nous frappons pour revenir à la paix. Nous frappons pour amener M. Milosevic ou d'autres, à la table des négociations. Et, lorsqu'il y aura à définir la solution politique et diplomatique, et lorsqu'il y aura à la garantir, nous pensons - et je pense personnellement, c'est aussi la pensée du Président - que l'organisation des Nations unies doit jouer un rôle essentiel."
C'est-à-dire que vous souhaitez que M. K. Annan aille à Belgrade, rencontre M. Milosevic, qu'il y ait des contacts, qu'on puisse interrompre les bombardements pour ces contacts ?
- "Nous n'interromprons pas les bombardements. Il faut comprendre que renoncer unilatéralement aux frappes serait figer la situation aux conditions de M. Milosevic. Ce serait une faute majeure, militaire sans doute, mais aussi politique, et devant l'histoire, que de le faire. Mais je l'ai dit : à tout moment, M. Milosevic peut obtenir la fin des frappes, il suffit qu'il réponde aux conditions honorables qui sont proposées. Alors, je n'ai pas à dire à M. K. Annan ce qu'il doit faire. Je l'ai eu au téléphone, il y a deux jours, et nous en avons parlé. Je lui ai dit que pour la France, le cadre des Nations unies restait un cadre essentiel. C'est à lui de prendre les initiatives qu'il croit utiles et possibles de prendre aujourd'hui."
Qu'est-ce que vous pensez de l'idée d'une partition du Kosovo qui pourrait mettre les Albanais du Kosovo dans une partie sud notamment, et puis dans le Nord qui resterait serbe ? Est-ce que vous êtes favorable à cette idée ?
- "La position du gouvernement français, la position de nos alliés aujourd'hui reste celle d'affirmer l'autonomie - une autonomie substantielle avons-nous dit. Il faut définir les pouvoirs du Kosovo dans une République fédérale de Yougoslavie qui garderait l'intégrité de ses frontières. Ce qui prouve bien que nous n'avons pas pour objectif de démembrer la République de Yougoslavie ou d'affaiblir les Serbes en tant que Serbes ou en tant que peuple. Cela reste notre objectif : un Kosovo pluri-ethnique, comme il est, un Kosovo démocratique, un Kosovo où les forces politiques peuvent s'exprimer librement sans recours à la violence. Voilà notre objectif : il est trop tôt maintenant pour s'en fixer d'autres. Mais l'histoire va marcher, et nous verrons."
Diriez-vous que c'est une guerre morale ?
- "Ce n'est pas une guerre, ce sont des frappes. Tous les éléments et les instruments de la guerre ne sont pas employés aujourd'hui, mais ce sont certainement des frappes menées au nom du droit et donc certainement fondées, oui ! sur une conception de la morale, je dirais aussi, sur une conception de la civilisation, sur une vision de l'Europe. Nous sommes à la fin du XXème siècle, l'Europe a retrouvé la paix depuis cinquante ans. L'Europe, c'est une Europe de l'Union européenne qui règle des problèmes économiques, sociaux, culturels dans la concorde, sans que les intérêts nationaux soient oubliés, mais les différends sont réglés pacifiquement, par le dialogue, par la discussion dans une communauté. Une série des pays de l'Europe de l'Est qui ont été de l'autre côté du rideau de fer, qui ont connu le totalitarisme, font mouvement vers cette communauté - l'Union européenne. Et puis, il y a - presque singulière dans son espèce - cette Serbie dominée par un régime despotique, autoritaire, raciste, xénophobe. Et il faut que le peuple serbe ressente aussi, pour lui, la nécessité de se dissocier de ce leader, pour s'ouvrir un espace dans l'Europe démocratique. C'est cela la question fondamentale que nous posons. Alors, oui, je crois que nous agissons au nom d'une morale, je dirais même au nom d'une philosophie et d'une conception de la civilisation."
Depuis le début du journal, je remarque que vous dites "Monsieur Milosevic". C'est un effet de vocabulaire, mais on avait noté que le Président de la République disait : "Milosevic".
- "Ca n'a pas d'importance. Ce qui m'importe, c'est que nous trouvions de quoi régler le problème du Kosovo. C'est cela qui nous préoccupe. Et donc, je ne sais pas qui sera notre interlocuteur pour le faire..."
Il faudra en trouver un, il faudra quelqu'un pour négocier.
- "Il faudra quelqu'un pour négocier. Et puis, ce quelqu'un sera dépassé, et ce quelqu'un sera aussi jugé."
Comme M. d'Alema, comme d'autres responsables, chefs de gouvernement, chefs d'Etat d'Europe, je pense aussi à M. Solana, vous êtes socialiste. Vous avez peut-être défilé pour des mouvements pacifistes. Cela doit être un petit peu difficile de vous retrouver chef du gouvernement d'un pays qui est, entre guillemets, "en guerre" ?
- "Oui, c'est difficile, bien sûr ! Parce que, participer à des prises de décision collectives dans l'Alliance atlantique, définir avec le Président de la République ce que nous acceptons, ce que nous n'acceptons pas - par exemple dans le choix des cibles et des frappes - est une décision lourde. Mais, pour le socialiste que je suis, pour l'homme de paix que je suis, quand je vois ce qui se passe au Kosovo, quand je vois les souffrances de ces hommes, de ces femmes et de ce peuple, quand je vois ce que représente la politique de M. Milosevic - une politique ancienne, une politique archaïque, une politique violente qui n'a pas sa place dans l'Europe d'aujourd'hui - je n'ai pas de trouble en tant que socialiste. J'ai, au contraire, la conviction profonde d'agir pour le droit et dans un sens positif. Et d'ailleurs, ceux qui critiquent les frappes ne proposent pas d'alternative."
Y compris ceux qui sont dans votre Gouvernement ?
- "Vous voyez, il y aurait un problème si, sur la nature du régime de M. Milosevic, sur la caractérisation de la politique qu'il conduit - notamment de déportations -, sur la philosophie qui l'anime, si sur ces questions il y avait des divergences au sein de mon Gouvernement, alors oui, il y aurait un problème majeur. Mais, ce n'est pas le cas. Nous avons la même condamnation, le même jugement, la même analyse. Il y a divergence sur les moyens, mais comme je le disais, il n'y a pas d'alternative autre qui ait été proposée. Parce que l'alternative c'est la négociation. Mais, la négociation c'est d'où nous venons, pendant un an, sans que rien ne débouche."
Qu'est-ce qu'il reste comme temps, comme liberté de préoccupation pour un Premier ministre, quand on est dans une telle situation, pour gérer les autres affaires de la France ?
- "C'est vrai que, par rapport à la situation dans laquelle je me trouvais, il y a encore quelques semaines, centré sur des problèmes intérieurs, certes préoccupants : la négociation européenne - l'Agenda 2000 -, à laquelle le Gouvernement a beaucoup travaillé ; il s'est préoccupé d'un certain nombre de dossiers diplomatiques sur lesquels le Gouvernement et ses ministres a des responsabilités aux côtés du Président. Mais il est clair que, depuis 15 jours, le Kosovo non seulement occupe beaucoup de temps, mais aussi imprègne ce que je suis, charge d'émotion, de préoccupation et d'une forte responsabilité. Pour autant, comme j'ai eu l'occasion de le dire, la France doit continuer à être gouvernée. Les problèmes tels que le chômage, la réduction du temps de travail, la couverture universelle pour ceux qui, jusqu'ici, ne peuvent pas accéder aux soins de santé, la modernisation de la société avec le Pacs que nous venons de voter à l'Assemblée nationale, la préparation du projet de loi de finances pour l'an 2000, tout ça, naturellement, nous continuons à y travailler activement."
Il paraît que vous vous entendez très très bien avec M. Chirac en ce moment. Le Monde fait toute une page pour dire que l'entente est parfaite. Le jour où cela sera fini - le plus rapidement possible -, cela va être compliqué de s'affronter à nouveau.
- "Je n'ai pas eu l'impression que c'était tellement ce que nous faisions. Ce que nous sommes en train de démontrer, face à cette crise du Kosovo - et les Français montrent une maturité, une expérience, un sens de l'histoire formidable - c'est que c'est le débat qui permet l'unité ; que c'est aussi à travers les différences et les divergences qu'on affirme le fait d'appartenir à un même peuple et à une même nation. Alors, ce n'est pas un problème ! Si le débat est possible en temps de guerre, ou en temps de frappes, pourquoi le débat devrait-il inquiéter lorsque nous aurons gagné ? Et lorsque, surtout, la paix et la démocratie auront gagné au Kosovo."

(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 09 avril 1999)