Texte intégral
"Il est des portes sur la mer que l'on ouvre avec des mots", disait le grand poète espagnol Rafael Alberti.
Cette maxime magnifique me semble parfaitement adaptée à ce que nous sommes - à ce que vous êtes en train de faire aujourd'hui : ouvrir des portes sur la mer, c'est-à-dire, au fond, sur le monde avec ces choses fragiles, inoffensives et pourtant si fortes : des livres.
Il s'agit bien ici, dans leur épicentre qu'est Marseille, de faire dialoguer à livre ouvert deux métropoles, et deux bibliothèques parmi les plus prestigieuses du monde, la Bibliothèque nationale de France et bien sûr, la plus mythique de toutes, la Bibliothèque d'Alexandrie, renée de ses cendres après plus de quinze siècles d'anéantissement.
Il s'agit d'un geste nouveau, inouï, presque insolite, celui d'acheminer des centaines de milliers de livres vers une Bibliothèque à la fois nouvelle et ancienne et qui est, dans toutes les consciences, l'image de la Bibliothèque par excellence, cette Bibliothèque d'Alexandrie qu'Alberto MANGUEL évoque avec des mots très forts : « Indistincte, colossale, omniprésente, l'architecture tacite de la Bibliothèque, que nul n'a jamais décrite, continue de hanter nos rêves d'un ordre universel".
Ce convoi imposant est bien, en un sens, une contribution modeste à un "ordre universel", en tout cas à un rêve universel qui est le rêve du savoir et des Lumières.
La Bibliothèque universelle est un lieu paradoxal. Il est à la fois hors du monde et le monde - car dans les milliards de pages qu'elle abrite, il y a de la place pour mille fois notre monde. C'est un lieu fascinant, car à la fois circonscrit et infini, à la fois clos et ouvert sur les mondes innombrables qu'il contient, et les ouvertures infinies auxquelles il initie. Nul n'a mieux parlé que Jorge-Luis BORGES des murmures silencieux et des vertiges qui hantent les bibliothèques, et en particulier la première et la plus célèbre d'entre elles.
Toute bibliothèque est un défi au temps et toute cette aventure l'est aussi à sa manière. Un même défi au temps que les recherches sous-marines des équipes de Jean-Yves EMPEREUR qui ont permis d'arracher aux flots et à l'oubli des fragments du non moins prestigieux Phare d'Alexandrie. Un même défi au temps que la réédification d'une nouvelle Bibliothèque d'Alexandrie résolument moderne, là où l'ancienne avait laissé un souvenir impérissable. Et aujourd'hui, ce geste généreux et insolite de faire traverser la mer à tous ces livres français a quelque chose d'antique. C'est un défi au temps qui sonne comme une réponse tardive au geste originel de PTOLÉMÉE SOTER (c'est-à-dire, en grec, le Sauveur), le fondateur de la ville d'Alexandrie et de sa célèbre bibliothèque.
Ce général d'Alexandre avait en effet écrit à tous les souverains qu'il connaissait pour qu'ils lui envoient tous les livres parus dans leurs royaumes. Il esquissait ainsi, au fond, une sorte de dépôt légal à l'échelle mondiale, un rêve que personne d'autre n'a encore repris - pas même Google !... Je plaisante, mais à l'heure du numérique, il n'est pas absurde de penser que ces patrimoines accumulés pourront un jour être réunis et rendus disponibles à l'écran. C'est une tâche gigantesque, mais enthousiasmante, car il en va de la communication des cultures, de leur conservation et de leur transmission universelle. Vous savez que j'ai demandé à la Commission du Grand Emprunt qu'un effort particulier soit consacré à la numérisation de nos imprimés - comme ceux de la Bibliothèque nationale de France - mais aussi de notre patrimoine culturel en général, des images, des tableaux, des films... Car je suis convaincu que la numérisation des fonds est le grand défi de la culture de demain qui pourra être enfin, grâce à Internet, une culture pour chacun.
C'est là d'ailleurs un des nombreux points communs entre la Bibliotheca Alexandrina et la Bibliothèque nationale de France qui sont toutes deux engagées dans d'impressionnants programmes de numérisation, qui se sont lancées, toutes deux, dans l'archivage du Web, qui toutes deux enfin participent avec l'UNESCO et avec la Bibliothèque du Congrès à la Bibliothèque Numérique Mondiale. Car c'est là tout votre talent, Monsieur le Directeur, cher Ismail SERAGELDIN, que de savoir organiser la fidélité à l'antique et prestigieuse ancêtre que fut la Bibliothèque d'Alexandrie non en développant une pâle et vaine copie, mais en faisant de la Bibliotheca Alexandrina une institution patrimoniale résolument tournée vers l'avenir, à la pointe de la modernité.
Et cela vaut aussi pour l'autre grande tradition que nous a léguée l'antique Bibliothèque : l'organisation des savoirs. Car, si l'exhaustivité offre la garantie de tout trouver, elle ne permet pas du tout d'assurer que l'on va trouvera ce qu'on cherche. Je pense au général STUMM, cet amusant personnage de L'Homme sans Qualités, le chef-d'oeuvre de Robert MUSIL, qui, dans une autre bibliothèque célèbre, celle de Vienne, cherche la clef de la connaissance, le livre des livres. Mais le bon général évidemment n'y arrive pas et s'en retrouve tout désarçonné. Personne ne peut l'aider à trouver "ce résumé de toutes les grandes pensées de l'humanité", ce "livre sur la réalisation de l'essentiel" qu'il cherche... Cette fable nous rappelle non seulement qu'un tel livre n'existe pas, mais aussi que la quantité n'est rien sans les protocoles, les expériences, les savoirs qui l'accompagnent et la structurent. C'est valable sur Internet comme dans une Bibliothèque.
Il y a le temps de la quête de livres, de leur accumulation progressive qui vise à créer une mémoire totale, universelle. Puis vient le temps de la maîtrise qu'impose un ordre, seul à même de permettre la navigation jadis dans l'océan des papyrus, aujourd'hui dans celui des données numériques.
Là réside, depuis Alexandrie, le travail spécifique du bibliothécaire qui inlassablement invente les outils pour trier, répertorier, cataloguer, relier les données entre elles, rassembler ou constituer des corpus et parfois devenir à son tour éditeur comme la Bibliotheca Alexandrina nous en donne l'exemple avec la superbe édition numérique de l'inestimable Description de l'Egypte, comme le montre aussi la BnF avec ses dossiers thématiques ou le passionnant portail France/Brésil qu'elle vient de réaliser avec son homologue brésilienne.
Le numérique ne signe pas la mort du bibliothécaire, il lui donne au contraire une nouvelle jeunesse. Il ne signe pas non plus la mort du livre, je pense même qu'il peut dans une certaine mesure le faire revivre. Les photos que j'ai vues de la superbe salle de lecture de la Bibliotheca Alexandrina me semblent très éloquentes. On y voit des centaines de lecteurs, souvent jeunes, avec une pile de livres sur leur table même et surtout lorsque l'écran est allumé en même temps.
Voilà pourquoi je me réjouis que Bruno RACINE, le président de la BnF, ait choisi de relancer la coopération entre les deux bibliothèques par un geste aussi spectaculaire que ce don de 500 000 livres français et je suis très fier de faire partir aujourd'hui le premier container.
Je me réjouis qu'un éventail aussi large de la production de l'édition française devienne ainsi facilement accessible en Egypte, à la bibliothèque d'Alexandrie, et puisse être mis à la disposition d'un public francophone, plus nombreux qu'on ne le pense ici, qui entretient avec notre culture des liens profonds, étroits, qui ne cessent de nous enrichir en retour.
C'est bien sûr l'autre dimension de ce don que je voudrais souligner. Merci, cher Ismail SERAGELDIN, pour votre action en faveur de la Francophonie, la Bibliotheca Alexandrina étant un des membres fondateurs du Réseau des Bibliothèques Numériques Francophones lancé en 2008, à quoi la BnF travaille aussi avec détermination. Merci pour la place qu'a déjà et qu'aura plus encore demain le français à la bibliothèque d'Alexandrie, comme le témoignage impeccable de votre engagement pour la diversité culturelle et le dialogue des cultures.
Car si la France a depuis le début activement soutenu la Bibliotheca Alexandrina c'est bien sûr en raison de la relation privilégiée qui existe entre l'Egypte et notre pays, c'est aussi parce que dès le départ la nouvelle bibliothèque d'Alexandrie a été considérée comme un symbole très fort de culture et de paix. C'est en mettant en commun nos livres, non en nous rivant à quelque livre unique que ce soit que nous trouverons le chemin du dialogue. Le pluralisme démocratique et culturel commence par la pluralité des lectures. Quel plus beau symbole qu'une Bibliothèque ?
Par ce don, la BnF renforce bien sûr ses liens professionnels avec votre institution mais surtout elle illustre la volonté de la France de faire en sorte, aux côtés de l'Egypte, que la Bibliotheca Alexandrina soit la bibliothèque non seulement de l'Egypte et du monde arabo-musulman, mais aussi de toute la Méditerranée, de ses langues et de ses cultures. C'est, vous le savez, le voeu du Conseil Culturel de l'Union pour la Méditerranée que préside Renaud MUSELIER que je remercie chaleureusement pour le soutien qu'il a su mettre en oeuvre dès qu'il a eu connaissance de cette belle opération.
Je sais que d'autres projets tout aussi remarquables se préparent dans le domaine culturel et je veux l'assurer que mon ministère y apportera tout son concours. Car le développement des relations culturelles entre la France et le bassin méditerranéen et, plus largement, entre l'Europe et la rive sud de la Méditerranée est pour moi une priorité. MARSEILLE, où nous où nous poserons cette après-midi la première pierre du MUCEM, le Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée en est, je l'ai dit, l'épicentre. Et ce n'est pas un hasard, l'Union pour la Méditerranée est coprésidée, comme chacun sait, par les Présidents MOUBARAK et SARKOZY, déterminés tous deux à faire avancer ce grand projet.
Merci enfin à Bruno RACINE et à ses équipes et merci à Guillaume PEPY et à la SNCF, qui, par sa générosité, permet l'acheminement des ouvrages jusqu'à Alexandrie. J'ai cru comprendre que cette opération va durer jusqu'en mars. Je vous donne donc rendez-vous donc au mois de mars pour sa suite et son prolongement. Vous savez, il existe en France des opérations dites des "passe-livres", pour faire partager son amour des livres et de la lecture : on laisse un livre sur un banc, quelqu'un s'en empare et le découvre, et ainsi de suite. Eh bien, avant même que ces opérations se soient développées de manière importante dans notre pays, j'ai le plaisir de lancer aujourd'hui une sorte de gigantesque passe-livres, d'une rive à l'autre de la Méditerranée.
Et en même temps, ces livres en transhumance ne font que retourner au bercail, au sein du mythe de la Bibliothèque universelle dont Alexandrie a su, depuis des millénaires, incarner le visage.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 28 décembre 2009