Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France-Info, Europe 1 et Arte le 19 mars 1999, sur la rupture des négociations entre Serbes et Kosovars et sur l'éventualité de frappes aériennes de l'OTAN sur la Serbie.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Echec de la conférence de Rambouillet sur les négociations sur le Kosovo, à Paris le 19 mars 1999

Média : Arte - Europe 1 - France Info - Télévision

Texte intégral

ENTRETIEN AVEC FRANCE-INFO :
Robin Cook et moi-même avons suivi, heure par heure, le déroulement de cette nouvelle séquence de négociations. Nous avons conclu quil ny avait malheureusement plus aucun progrès à espérer, .
Nous avons eu la signature par la délégation kossovare de laccord qui avait été préparé par le Groupe de contact, et de son côté, la délégation yougoslave na pas su saisir sa chance. Non seulement, elle a continué à refuser toutes les modalités de garanties au sol civiles et surtout militaires - donc blocage complet sur ce volet-là de laccord -, mais elle a même commencé à revenir sur un certain nombre de points qui avaient été agréés à la fin de Rambouillet.
Donc, nous avons dû, M. Cook et moi-même, à regret mais sans hésitation, conclure que cela navait plus de sens de poursuivre et nous avons décidé quil fallait ajourner. Je dois préciser que nous lavons fait après avoir consulté Mme Albright, M. Ivanov, M. Dini et M. Fischer. Nous étions dailleurs à Bonn, M. Cook et moi-même, et nous avons longuement parlé avec M. Fischer. Donc, tous les ministres représentant les six pays du Groupe de contact sont arrivés à cette conclusion.
Q - Peut-on dire que le processus de Rambouillet est mort ? Est-ce terminé ?
R - Ce processus de discussions a permis daboutir à des résultats disons partiels, puisquil y avait un agrément général sur le type de solutions politiques possibles à la fin de Rambouillet, et que nous avons eu la signature de lensemble de laccord par les Kossovars. Mais comme nous navons pas eu lengagement des Serbes, nous navons pas laccord global que nous recherchions.
Maintenant, attention aux mots et aux formules parce que, telle ou telle séquence peut être achevée, telle ou telle partie du processus peut être achevée, mais je peux vous dire au nom de tout le groupe du Groupe de contact que nous restons saisis, que nous restons mobilisés et que dune façon ou dune autre, nous allons poursuivre nos efforts. Il nest pas question de baisser les bras, il nest pas question de laisser perdurer cette situation, il nest pas question de laisser cet abcès.
Cest pour cela que nous indiquons que nous entamons maintenant des consultations avec nos partenaires européens, nos partenaires du Groupe de contact, nos partenaires au sein de lAlliance atlantique, avec le président de lOSCE pour voir quelles sont les décisions à prendre maintenant.
Q - Si les Serbes désiraient finalement signer cet accord, ils le pourraient et combien de temps leur laisse-t-on ?
R - Je vous dis exactement ce que nous venons de déclarer : après avoir dit que les négociations étaient ajournées, nous venons de dire quil ny aura pas de reprise de ces discussions sauf si la partie serbe exprime son adhésion aux accords.
Q - On avait dit, en cas déchec des négociations, les Serbes étaient sous la menace déventuelles frappes de lOTAN. En est-on là aujourdhui ? Ces manoeuvres sont-elles réelles aujourdhui ?
R - Effectivement on en est là.
Q - Cest-à-dire que dès à présent, il pourrait y avoir des frappes de lOTAN si rien ne bougeait ?
R - Si nous avons entamé dès ce matin le processus de consultation, cest parce que nous en sommes bien à cette étape du processus. Les négociations nont pas abouti. Il avait été convenu à lOTAN, il y a quelques semaines, quà ce moment-là, si nous étions dans cette situation - malheureusement nous y sommes -, il y aurait consultation dune part entre les membres du Groupe de contact qui sont membres de lOTAN - puisquil y a le cas particulier de la Russie -, et dautre part, le Secrétaire général de lOTAN. Celui-ci à son tour consulterait lensemble des alliés parce que dans lOTAN, il y a dautres pays que ceux qui sont dans le Groupe de contact, et cest au terme de cette consultation qui va maintenant commencer que nous prendrons la décision politique utile au plus haut niveau, éventuellement passer à lacte comme cela était préparée. La situation est bien celle que vous avez décrite dans votre question.
Q - Un dernier mot, craignez-vous dans les heures qui viennent, une dégradation de la situation sur le terrain ?
R - La situation est, de toutes les façons, très tendue sur le terrain. Elle lest depuis des semaines dailleurs, avec des responsabilités partagées il faut le dire. Cela sest encore aggravé ces derniers jours en raison de laugmentation, soit des provocations, soit de la quantité de troupes massées. Nous suivons cela de très près, nous sommes très vigilants. Naturellement, nous ne laisserions pas se développer le scénario le pire. Cest aussi parce que nous connaissons le caractère dramatique et explosif de la situation que nous sommes si attentifs, que nous restons aussi mobilisés et que nous sommes décidés, quoiquil en coûte, daller jusquau bout de la solution.
On ne traitera cela que lorsque lon aura apporté une réponse de fond qui était celle que le Groupe de contact avait préparée et qui est toujours valable, qui est toujours notre objectif, cest-à-dire une modalité de coexistence entre les Kossovars et les Serbes. Et si nous devons lemployer, cest parce quil ny aura pas eu, malheureusement, dautres moyens pour faire aboutir une solution politique raisonnable. Nous navons pas changé dobjectif, cest important de souligner ce point, mais nous allons peut-être devoir changer de moyens.
ENTRETIEN AVEC EUROPE 1 :
Q - Où en est-on alors à la mi-journée dans les négociations sur le Kossovo, elles sont donc ajournées, on la appris tout à lheure ?
R - Robin Cook et moi même coprésidons cette conférence depuis Rambouillet. Nous nous sommes concertés depuis hier avec nos homologues, cest-à-dire Mme Albright, M. Ivanov, M. Lamberto Dini et M. Fischer et aussi avec le ministre norvégien qui préside lOSCE en ce moment. Nous sommes arrivés à la conclusion quil ny avait plus lieu de poursuivre ces négociations : la délégation kossovare a signé laccord préparé par le Groupe de contact, la délégation yougoslave na pas été en mesure de le faire. Nous avons donc décidé dajourner.
Q - Donc quest-ce quon attend maintenant ? La réponse des Serbes qui ne semblent pas pressés cest ça ? Ou bien cest un non définitif ?
R - On nattend pas la réponse des Serbes. Les Serbes savent très bien depuis le début du processus de Rambouillet que nous attendions deux quils entrent vraiment dans la discussion, ce qui avait semblé se produire à un moment donné à Rambouillet à propos du volet politique de laccord. En revanche ils étaient toujours restés totalement bloqués en ce qui concerne les garanties militaires au sol indispensables pour que laccord soit valable. Nous disons aujourdhui, - je cite notre propre communiqué : « il ny aura pas de reprise de ces discussions sauf si la partie serbe exprime son adhésion aux accords ». Donc il ny a pas de nouveaux rendez-vous prévus, malheureusement. Cela naurait plus de sens maintenant.
Q - Alors la France, il faut le rappeler, a joué un rôle important dans ces négociations :
17 jours à Rambouillet plus les prolongations. Si le résultat cest une signature, une signature au lieu de deux, cest quand même un échec non ?
R - Le processus na pas abouti. Je vous rappelle que cest un travail déquipe, quil y a une façon de traiter cette affaire du Kossovo quil faut absolument préserver pour la suite, quoi quil arrive et quels que soient les moyens que nous allons peut-être devoir employer maintenant pour forcer une solution. Cet élément déquipe, cest la cohésion entre les quatre grands pays européens qui en sont membres, les Etats-Unis et la Russie. Cest absolument fondamental... donc cest très difficile. Il faut justement préserver cette cohésion. Cest pour cela que nous parlons, Robin Cook et moi, au nom des six.
Après cette décision prise par les six, nous allons entamer les consultations comme cela avait été prévu il y a quelques semaines. Le Secrétaire général de lOTAN doit maintenant évaluer la situation, à la lumière de lanalyse faite par le Groupe de contact. Cest ce que nous allons faire maintenant en liaison avec M. Solana. Après quoi M. Solana devra dans les jours qui viennent consulter lensemble des alliés de lOTAN. Cest une affaire que nous gérons ensemble, collectivement.
Q - Vous parliez il y a un instant donc de lunité de ce Groupe de contact. Mais quand même il semble que les Russes fassent actuellement un petit peu bande à part. Il est vrai quils ont toujours été du côté des Serbes.
R - Non vous ne pouvez pas dire cela. Sils avaient été du côté des Serbes, ils ne se seraient pas associés aux travaux du Groupe....
Q - Historiquement.
R - Oui il y a très longtemps. Si vous parlez de la première guerre mondiale, beaucoup de gens étaient avec les Serbes à ce moment là. Mais on est dans une époque tout à fait différente. Ils ont au contraire avec un certain mérite, parce que leur opinion publique, cest vrai, a plutôt de la sympathie pour les Slaves et leur Parlement, la Douma, est en effet de ce coté-là. Je peux vous dire que la diplomatie russe a été très engagée, très constructive. Elle aussi pense, et elle la dit trente-six fois, que les Serbes devraient signer cet accord. Ils pensent que cest le meilleur accord possible pour tout le monde, pour la coexistence entre les Kossovars et les Serbes. Je considère quils ont été dans le Groupe de contact un partenaire, non seulement indispensable, mais coopératif. Je pense quils le resteront et pour nous cest très important que le Groupe de contact reste politiquement saisi, même si malheureusement, au point où nous en sommes, nous devons demander au Secrétaire général de lOTAN de commencer en liaison avec nous à réfléchir à la suite.
ENTRETIEN AVEC ARTE :
Q - Monsieur le Ministre, les négociations avec les Serbes sont-elles définitivement rompues ?
R - Nous avons pu constater, en tant que présidents, et après avoir consulté Mme Albright, M. Ivananov, M. Dini, M. Fischer, que cela navait plus de sens de poursuivre les négociations à Paris.
Q - Les Russes disent tout le temps : « le processus de négociation continue ». Cest le ministère des Affaires étrangères russe qui dit cela.
R - Parce quils estiment quun espoir subsiste. Tout le monde serait heureux que le processus reprenne, mais pour quil puisse reprendre il faut quun élément nouveau survienne, que les Serbes expriment leur adhésion à laccord qui a été préparé par le Groupe de contact.
Q - Existe-t-il encore aujourdhui un moyen darrêter la mécanique guerrière, déviter les frappes ?
R - Oui, dans une acceptation par les Serbes de laccord qui a été préparé dont je vous rappelle que cest un accord raisonnable. On va loin dans lautonomie du Kossovo, cest pour cela quon parle dune autonomie substantielle, mais laccord préserve la souveraineté de la Yougoslavie et vise à rétablir la sécurité pour tous. Mais cela suppose daccepter des garanties : nous devons être responsables. Nous pensons vraiment que cest un accord raisonnable à même denrayer la tragédie.
Q - Y a-t-il une possibilité de faire évoluer un tout petit peu le texte, ou bien est-ce que celui-ci est bouclé définitivement ?
R - Il faut savoir que le texte a déjà évolué. Quand nous étions à Rambouillet un certain nombre damendements ont été présentés par la partie serbe et ont été pris en considération par les négociateurs, notamment en ce qui concerne les droits des autres minorités du Kossovo. Il ny a pas en effet que des Albanais au Kossovo, il y a des Serbes, des Yougoslaves mais aussi dautres minorités. Un certain nombre daméliorations ont donc été apportées au texte. Mais ce qui cest passé à Paris, malheureusement on la constaté, cest que la partie serbe est revenue grandement sur des sujets de fond.
Q - La menace de frappe a été souvent agitée, est-elle réelle cette fois-ci ?
R - Elle est réelle depuis le début. Elle na pas été agitée, elle est là depuis lautomne dernier. Il y a depuis cette époque une position très ferme de la part de la communauté internationale, de la part du Groupe de contact, de la part de lOTAN et de la part du Conseil de sécurité.
Q - Oui, mais il ny a pas eu de frappes ?
R - A lépoque il ny a pas eu de frappe parce quil ny a pas eu de raison pour quil y ait des frappes, mais je nai reculé à aucun moment où on aurait dû frapper. Il ny a aucun cas où on a évité de frapper quand on aurait dû le faire, parce que la situation a évolué, parce quil y a eu les négociations qui ont commencé à Rambouillet puis se sont poursuivies à Paris. Il y a eu donc toujours une logique de persévérance : nous avons, nous, le monde entier, les Américains, les Européens, les Russes, tous travaillé ensemble, de façon convergente. Malheureusement, nous sommes obligés denclencher le processus que nous avions élaboré depuis deux semaines, nous avons saisi le président de lOSCE, mais nous avons également saisi le secrétaire général de lOTAN. Celui-ci va maintenant procéder aux consultations des alliés.
Q - Quand la décision sera-t-elle prise ?
R - Elle sera prise quand cette consultation sera terminée, et quand chaque gouvernement prendra sa décision. Il faut également assumer nos responsabilités. Il faut quelques jours, mais je ne peux pas vous donner la date.
Q - Et après les frappes ?
R - Après les frappes lobjectif, sil y a frappe, reste le même. Les frappes constituent un moyen, pas un objectif, pas une fin en soi. Il sagit toujours de réussir à poser, ce qui peut revenir à imposer, la coexistence des Kossovares et des Serbes, donc un mécanisme politique, institutionnel, un arrangement, qui permette à la population de la région de vivre sans se massacrer. Lobjectif politique est toujours le même. Par delà le Kossovo, nous continuons bien sûr à penser à lavenir de la Yougoslavie, et à celui de lensemble de la région des Balkans.
Q - Monsieur le Ministre ce matin a eu lieu un entretien entre le chancelier allemand, le président le la République et le Premier ministre français. Est-ce quon peut dire que nous sommes sur la voie dun accord sur le financement des institutions européennes, autrement dit de lAgenda 2000 ?
R - Ce que je peux dire cest que nous faisons tout le possible. Je rappelle que ce qui est en discussion est le financement pour les sept années qui vont de 2000 à 2006, de lensemble des budgets européens, notamment la PAC et la politique des fonds structurels, des fonds de cohésion. Ce nest pas anormal quon ait du mal à se mettre daccord concernant un budget pour sept ans. Donc il y a ces débats, nous voulons aboutir.
Q - Ce débat a été agité, parfois même un peu acerbe de part et dautre.
R - Ce nest pas choquant, cest comme cela dans un débat où chacun défend ses intérêts, sauf quil faut, à un moment donné, bien se mettre daccord sur quelque chose, sur une solution dans lintérêt de lEurope. Je ne peux pas dire quon soit encore daccord, notamment en matière agricole, mais nous ne sommes pas en désaccord sur chaque point. La discussion va donc se poursuivre, notamment le week-end prochain à la réunion des ministres des Affaires étrangères de lUnion européenne, dans le cadre du Conclave, puis ensuite à Berlin. Jespère quon arrivera à trouver une solution à Berlin. Il faudra que chacun y mette du sien.
(Source http://www.diplomatie.fr, le 23 mars 1999)