Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Tout d'abord, je dois souligner l'importance que j'attache personnellement à cette Conférence. La Somalie est un problème ancien et qui n'est pas résolu. Il est dans la mémoire des gens, il est dans le refus de l'horreur qui s'y déroule. Mais depuis que la communauté internationale, les Nations unies interviennent, ce problème n'a pas pu être réglé. Cette Conférence est donc très importante à mes yeux pour que nous arrêtions de faire semblant, pour que nous arrêtions de croire que nous sommes utiles lorsque nous ne le sommes pas assez.
Certains comme moi ont une mémoire douloureuse de la Somalie, de la famine et des enfants qui mouraient : 1.000 par jour selon les chiffres de l'UNICEF. C'est vous dire l'importance de cette Conférence quand on pense à tout ce qui s'est passé depuis 1992 et même bien avant, aux souffrances des populations somaliennes. Je remercie le Premier ministre, M. Erdogan, d'avoir, avec les Nations unies, avec mon ami Ould Abdallah, organisé cette conférence indispensable.
Je vais répondre à vos questions mais, auparavant, je voudrais vous dire que l'on doit faire plus et, en particulier, on ne doit pas abandonner le président du gouvernement fédéral de transition, M. Sheikh Sharif. On ne doit pas l'abandonner à Mogadiscio. Il faut que la communauté internationale soit présente à Mogadiscio. On ne peut pas voir des agences des Nations unies qui travaillent tout autour mais pas à Mogadiscio. Alors, en effet, c'est risqué, les Somaliens prennent des risques tous les jours et il faut que nous en prenions nous aussi.
La France, pour sa part, a déjà formé plus de 500 soldats que nous nous sommes efforcés d'envoyer avec l'aide de partenaires à Mogadiscio. Sheikh Sharif a dit qu'ils se comportaient bien, mais il faut faire des efforts, en particulier au niveau médical.
Nous avons proposé également, je les détaillerai si vous le souhaitez, des mesures contre la piraterie maritime. Dans un autre domaine, une entreprise française a installé un câble sous-marin pour Internet qui a relié la Somalie. Nous développons à l'intérieur de la Somalie un certain nombre de projets et nous sommes prêts, puisque l'Europe l'a accepté sur proposition de la France à participer à l'effort commun de formation, en Ouganda, de policiers et de soldats. La France, qui a formé des soldats à Djibouti, continuera à apporter son concours à cette formation en Ouganda.
Voilà ce que nous avons fait : des projets précis, des investissements et de la formation de soldats.
D'autre part, nous avons constaté que la situation des pêcheurs somaliens n'était pas bonne et que de nombreux bateaux étrangers arrivaient pour pêcher dans des eaux extrêmement poissonneuses. C'est la raison pour laquelle nous avons fait une autre proposition d'importance : afin d'aider à faire la part du vrai et du faux dans les accusations de pillage des ressources halieutiques somaliennes, nous avons offert que nos experts juridiques et nos experts des fonds marins déterminent, avec les Somaliens, exactement la zone économique exclusive somalienne et la zone qui peut être considérée comme la zone internationale.
Je termine en vous disant que le combat contre la piraterie, entamé à l'initiative de la France et de l'Espagne, continue. Le monde entier nous a finalement rejoints, à l'appel de l'Europe. Mais ce n'est pas en mer que nous règlerons le problème de la misère en Somalie. C'est en Somalie qu'il faut agir aussi.
Q - (Concernant les mesures concrètes prises pour la Somalie)
R - Qu'entendez-vous par mesures concrètes ? 500 soldats ont été formés, entraînés et payés. Nous l'avons déjà fait. C'est précisément ce que Sheikh Sharif nous a demandé. Aujourd'hui, il souhaiterait mettre en place un système de santé pour son armée. Nous répondrons de façon concrète. Je vous ai déjà parlé du câble Internet sous-marin. Nous réalisons des programmes concrets et nous allons en proposer d'autres. C'est le cas notamment de nos propositions pour aider la pêche somalienne, c'est du concret. Parce que nous avons essayé et nous avons réussi en protégeant les navires du Programme alimentaire mondial dans le cadre de l'opération Alcyon, il est désormais possible de transporter la nourriture et de la distribuer, ce ne sont pas seulement des paroles. Et bien sûr la lutte contre la piraterie.
Q - (A propos des efforts de médiation turque dans le dossier iranien)
R - C'était un effort particulièrement généreux de nos amis brésiliens et turcs. Ils ont essayé, et ils l'ont fait. Ce fut très difficile pour eux. Mon ami Davutoglu m'a raconté les délicates discussions qui ont duré près de 18 heures. C'est une petite ou grande fenêtre qui 'a été ouverte, et à travers cette fenêtre c'est un air nouveau qui est passé. Malheureusement, immédiatement après, comme vous le savez, ils ont annoncé qu'ils poursuivraient l'enrichissement de l'uranium à 20 %. Ce n'était pas un bon signe adressé au président brésilien Lula, ni au Premier ministre turc Erdogan. Nous sommes tous épris de négociation, de dialogue, nous parlons avec ces mêmes personnes depuis près de trois ans. Nous subissons hélas tous ces manquements.
Q - (A propos d'une Cour de Justice internationale sur la piraterie)
R - Il faut un tribunal, nous devons instaurer un cadre légal contre ceux que l'on appelle des pirates, mais où ? Il y a eu des réponses positives de la part des Seychelles, du Kenya et, peut-être bientôt de la Tanzanie pour juger et détenir les pirates sur leur sol. Mais il faut trouver une solution pérenne au traitement judiciaire de ces pirates. Nous travaillons à cela, et Mme Ashton s'est rendue dans la région dans le but de proposer une réponse. Nous avons également parlé des questions pénitentiaires. C'est nécessaire, nous avons besoin de combiner approche régionale et appui international dans ce domaine.
Vous me demandez ce que fait l'ONU sur la piraterie ? Il y a une nouvelle proposition de la part du Secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon. Nous parlons avec lui de la mise en place d'une mission spéciale afin de définir un cadre général et légal en matière de lutte contre la piraterie. Je me souviens, quand, jeune, je venais porter secours aux "boat people", ce n'était pas très clair. Il existe un droit international de la mer, mais la justice dans ce domaine est encore très limitée, il faut donc y travailler, mais bien entendu cela relève du système international.
L'Union européenne n'est pratiquement pas présente sur le terrain en Somalie, elle l'est dans le cadre d'Atalante mais elle n'est pas présente à Mogadiscio, c'est la raison pour laquelle cette conférence est très importante, afin d'être proche du peuple somalien. Je ne dis pas que c'est simple, loin de là. C'est risqué et difficile. Nous avions voté à l'ONU une résolution sur la responsabilité de protéger, mais où est cette responsabilité de protéger ? Nous devons protéger nos amis somaliens.
Q - Après que l'accord sur le nucléaire a été signé à Téhéran entre l'Iran, la Turquie et le Brésil, les Turcs ont déclaré que des sanctions internationales n'étaient plus nécessaires. Considérez-vous qu'il s'agit d'une erreur diplomatique de la part des Turcs d'avoir fait ces déclarations ?
R - Loin de moi de juger des erreurs et des justesses ; j'ai appris à ne pas le faire. Je sais qu'ils ont été obstinés et que c'est bien. Maintenant, pour ce qui est du Conseil de sécurité, nous avons un texte accepté par les cinq membres permanents, y compris, comme les trois premières résolutions avec sanctions, par la Chine et la Russie. Il est maintenant sur la table du Conseil de sécurité des Nations unies. Laissons le Conseil de sécurité et le système des Nations unies fonctionner. Je ne porte aucun jugement. J'ai remercié le Premier ministre Erdogan et M. Sarkozy, le président de la République, a remercié le président Lula. On ne peut pas blâmer les gens d'avoir fait un geste pour la paix. Maintenant, la paix ne vient pas comme cela. Nous avons beaucoup parlé avec les Iraniens. Beaucoup. La France n'a jamais proposé seulement des sanctions. On a toujours dit : dialogue et, éventuellement, sanctions. Et cela continue.
Q - Vous vous rendez à Damas. La Turquie et la France ont des liens particuliers avec la Syrie, de bonnes relations. En avez-vous discuté ensemble ? Envisagez-vous une initiative diplomatique ensemble, pour apaiser la tension dans la région, notamment avec le Hezbollah à la frontière nord d'Israël ?
R - Si nous pouvions faire cela, nous serions très contents. Très régulièrement, je visite les pays du Moyen-Orient et donc à nouveau Damas, puis Beyrouth et enfin Le Caire. J'espère que tout cela sera utile et, en tout cas, cela va dans le sens de ce que vous dites, c'est-à-dire la diminution de la tension dans la région. Honnêtement, je crois que les tensions ont d'elles-mêmes un peu diminué ces temps-ci, mais je n'en jurerais pas. Et si nos amis turcs suivent le même chemin que nous et nous le même chemin qu'eux, de manière complémentaire, pourquoi pas ?
Q - Quelle est l'appréciation de la délégation américaine au sujet de cette conférence, étant donné que les Américains ont été quelque peu impliqués en Somalie entre 1992 et 1996, avec la présence sur place de plus de 10.000 soldats. Sont-ils prêts à retourner pour stabiliser la situation en Somalie et à Mogadiscio avec les Européens ?
R - Nous travaillons très étroitement avec les Américains et ils ont largement contribué à la formation des soldats. Ils ont, comme nous, des soldats à Djibouti. Nous sommes heureux d'entendre le président somalien Sheikh Sharif nous dire que la formation des soldats est particulièrement utile. Il m'a très clairement dit qu'ils étaient entraînés dans de bonnes conditions à Djibouti, mais une fois qu'ils sont de retour en Somalie, ils sont pauvres, ce qui est très injuste. C'est la raison pour laquelle le président somalien souhaiterait, avec notre aide, améliorer le système de santé. Ils ne disposent de rien. Nous travaillons très étroitement avec les Américains pour mieux aider encore les Somaliens.
Q - Ne songez-vous pas à renforcer la présence de troupes étrangères ? Des forces locales, c'est bien, mais est-ce que ce sera suffisant ?
R - Nous avons vu que le niveau d'engagement n'a atteint que 6.000 soldats contre promis - 8.000 soldats. Le rôle de l'Ouganda, du Burundi, qui ont envoyé leurs soldats, est majeur. Ces soldats sont très courageux. Et c'est à eux qu'est revenu, à un moment donné, de défendre Sheikh Sharif et son gouvernement. Il faut saluer l'effort des soldats africains et même en demander plus. C'est théoriquement maintenant, dans la distribution des rôles, à l'Afrique de protéger l'Afrique. Et puis il y a aussi un problème qu'il ne faut pas négliger : il ne faut impliquer et responsabiliser le Puntland et le Somaliland. Il faut que Sheikh Sharif - nous lui avons demandé - et tout le monde essaient de concentrer leurs efforts. Je sais, bien sûr, les problèmes que cela pose par rapport à l'unité du pays. En tout cas, il n'y a pas, dans notre vision, une mission de la paix qui comprendrait des soldats européens ou occidentaux pour le moment.
Q - (A propos du rôle de l'Union européenne en Somalie)
R - Mon cher ami, Miguel Moratinos, est excellent. Son pays assure actuellement la Présidence de l'Union européenne, il a prononcé un remarquable discours. Nous sommes tous concernés. Ce fut très difficile au début pour ceux qui étaient impliqués dans ce dossier de convaincre le reste des pays de l'Union européenne de s'engager. Mais c'est désormais le cas. Il existe un programme européen permettant de former et de verser une solde aux soldats. Et nos amis espagnols sont particulièrement impliqués, en particulier mon ami Miguel Moratinos je le vois aujourd'hui, et demain soir nous nous voyons lors d'une conférence de presse au Caire.
Q - (Concernant le nouveau rôle de la Turquie dans les relations internationales)
R - Ils font partie des consultations, nous sommes avec eux même s'ils ne font pas partie de l'Union européenne. Ils ont organisé cette conférence et je remercie le Premier ministre Erdogan qui l'a organisée ainsi que son ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu. Nous sommes très proches.
Q - Comment jugez-vous les prétentions diplomatiques des grands pays émergents et notamment de la Turquie, qui a manifesté son souhait d'intégrer le groupe des 5+1 sur l'Iran ?
R - Pourquoi dites-vous "prétentions" ? Ils sont passés à l'acte, ils sont importants. C'est comme si vous disiez : "les pays émergents prétendent à être plus riches, plus développés que nous". C'est une preuve de plus, s'il en fallait, que les grands pays émergents sont tous concernés. Trois d'entre les BRIC sont engagés dans le règlement du problème iranien.
Quant à leur diplomatie, elle est très active. A midi, nous étions avec le président de Bosnie et M. Erdogan. La Bosnie, les Balkans, les Turcs y sont très fortement engagés. La diplomatie turque est au niveau de l'Espagne maintenant, par le nombre de ses diplomates. Je ne dis pas que les diplomates font la politique, mais ils sont très importants. Et il y a un développement en nombre très important, et il faut donc en tenir compte.
Pour les nouvelles diplomaties, ce ne sont plus des prétentions, c'est la réalité, avec des succès et des échecs. L'histoire dira si, à propos de l'Iran, ce fut un succès ou un échec, mais l'histoire ne dira pas qu'il fallait éviter de le faire. Au contraire, je dirais que c'est un bon révélateur, la façon dont nos amis brésiliens, le président Lula, nos amis turcs, le Premier ministre Erdogan, mais aussi Ahmet Davutoglu, sans oublier Celso Amorim, l'ont fait. Je ne sais pas si cela changera la réponse ou la façon de considérer les choses, mais ce sera marqué dans l'histoire qu'ils ont essayé.
Est-ce que cela empêche la résolution du Conseil de sécurité ? Je ne crois pas. Est-ce que cela l'accélère ? Peut-être. Mais je suis sûr de quelque chose, cela clarifie un peu. On ne peut pas comparer ce qui s'est passé à Vienne, en octobre 2009. Maintenant, nous sommes au mois de mai. Finalement, c'est une réponse partielle à une demande qui avait été faite par l'Agence internationale pour l'Energie atomique, et c'est donc à l'AIEA de répondre. Pour le moment, ils n'ont pas reçu la lettre ; peut-être la recevront-ils lundi.
Je n'ai pas été très étonné, parce que j'ai participé à toutes ces discussions. Tout le monde disait : "la Chine n'acceptera jamais". On disait même, avant : "les réticences russes seront très grandes". C'est toujours comme cela dans les discussions politiques. Il y a une vraie conscience internationale qui est née et, d'un seul coup, elle se coagule, se précipite. Et elle témoigne, comme pour les trois premières résolutions, qu'il y a quand même, sur le fond, un engagement de chacun à faire baisser les tensions et à ne pas provoquer trop de fracas dans une zone, le Moyen-Orient, qui n'en a pas besoin. Il y a une autre façon de le faire, ce serait de faire un Etat palestinien, nous savons évidemment cela.
Voilà, on verra bien, mais comme je l'ai dit tout à l'heure, je ne peux pas ne pas constater qu'aussitôt après il y a eu la déclaration iranienne de la poursuite de l'enrichissement à 20 % et l'accord des cinq membres permanents au Conseil de sécurité. Le processus évolue, il faut que tout cela ensemble profite en fin de compte à la paix.
Q - Quel est, selon vous, la principale qualité de Davutoglu, le ministre turc des Affaires étrangères ?
R - L'obstination ; il est sur tous les fronts avec une fraîcheur et un niveau d'intérêt admirables. Il a inspiré la politique turque pendant très longtemps, maintenant il est responsable de cette politique extérieure. Il connaît très bien les dossiers et c'est un interlocuteur extrêmement agréable. C'est un homme intelligent. Ses qualités : ténacité, obstination, et permanence de l'invention.
Q - De quoi parlez-vous quand vous le rencontrez ?
R - Les Turcs sont sur tous les fronts. Au Moyen-Orient, ils sont évidemment dans les pourparlers avec la Syrie, ils sont sur l'Irak, sur Israël, sur l'Iran. On peut parler des Balkans, de l'Afghanistan, ils sont avec la Russie. C'est la réalité, ils ont une grande diplomatie.
Q - Il va falloir s'habituer à les entendre sur la scène internationale ?
R - Mais j'y suis habitué, c'est fait ! A Bruxelles, Davutoglu aussi est très présent. Sur l'OTAN aussi, ils ont été très actifs sur l'attribution du MAP (Membership Action Plan) à la Bosnie-Herzégovine ; cela a d'ailleurs surpris, cet engouement pour un pays encore divisé. Ils sont partout présents. Hillary Clinton a présenté en Estonie le travail qui avait été fait avec les Turcs. Certains étaient un peu réticents, jusqu'au dernier moment, parce que l'élargissement ne va pas de soi dans une période comme celle-là, et qu'il faut réfléchir. Mais enfin, là, il s'agissait de l'OTAN, donc donner le MAP, c'est-à-dire permettre une candidature à un horizon très lointain, c'était donner une chance à un pays divisé.
Q - Une diplomatie aussi pro-active et influente dans la région n'est-elle pas justement dans l'intérêt de l'Europe, en intégrant la Turquie ?
R - C'est forcément dans l'intérêt de tout le monde. S'ils arrivent à faire baisser les tensions et à être très actifs en faveur des solutions pacifiques, cela ne peut être qu'un argument supplémentaire. Maintenant, le problème de l'Europe est un petit peu différent. N'allons pas trop vite, il y a une liste d'attente très importante et difficile à satisfaire en même temps. L'Europe traverse une période où elle doit s'affirmer elle-même et, en particulier, ne pas courir en avant. Il faut s'affirmer sur nos fondamentaux : pourquoi l'Europe ? A quoi cela a-t-il servi ? Et où en est-on ? Nous en sommes là. Maintenant, il est évident que la diplomatie turque est pratiquement un pont entre deux mondes. Par exemple sur l'Union pour la Méditerranée. On ne peut pas protester quand les partenaires élèvent le niveau, cela nous oblige à nous élever un peu.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 mai 2010
Tout d'abord, je dois souligner l'importance que j'attache personnellement à cette Conférence. La Somalie est un problème ancien et qui n'est pas résolu. Il est dans la mémoire des gens, il est dans le refus de l'horreur qui s'y déroule. Mais depuis que la communauté internationale, les Nations unies interviennent, ce problème n'a pas pu être réglé. Cette Conférence est donc très importante à mes yeux pour que nous arrêtions de faire semblant, pour que nous arrêtions de croire que nous sommes utiles lorsque nous ne le sommes pas assez.
Certains comme moi ont une mémoire douloureuse de la Somalie, de la famine et des enfants qui mouraient : 1.000 par jour selon les chiffres de l'UNICEF. C'est vous dire l'importance de cette Conférence quand on pense à tout ce qui s'est passé depuis 1992 et même bien avant, aux souffrances des populations somaliennes. Je remercie le Premier ministre, M. Erdogan, d'avoir, avec les Nations unies, avec mon ami Ould Abdallah, organisé cette conférence indispensable.
Je vais répondre à vos questions mais, auparavant, je voudrais vous dire que l'on doit faire plus et, en particulier, on ne doit pas abandonner le président du gouvernement fédéral de transition, M. Sheikh Sharif. On ne doit pas l'abandonner à Mogadiscio. Il faut que la communauté internationale soit présente à Mogadiscio. On ne peut pas voir des agences des Nations unies qui travaillent tout autour mais pas à Mogadiscio. Alors, en effet, c'est risqué, les Somaliens prennent des risques tous les jours et il faut que nous en prenions nous aussi.
La France, pour sa part, a déjà formé plus de 500 soldats que nous nous sommes efforcés d'envoyer avec l'aide de partenaires à Mogadiscio. Sheikh Sharif a dit qu'ils se comportaient bien, mais il faut faire des efforts, en particulier au niveau médical.
Nous avons proposé également, je les détaillerai si vous le souhaitez, des mesures contre la piraterie maritime. Dans un autre domaine, une entreprise française a installé un câble sous-marin pour Internet qui a relié la Somalie. Nous développons à l'intérieur de la Somalie un certain nombre de projets et nous sommes prêts, puisque l'Europe l'a accepté sur proposition de la France à participer à l'effort commun de formation, en Ouganda, de policiers et de soldats. La France, qui a formé des soldats à Djibouti, continuera à apporter son concours à cette formation en Ouganda.
Voilà ce que nous avons fait : des projets précis, des investissements et de la formation de soldats.
D'autre part, nous avons constaté que la situation des pêcheurs somaliens n'était pas bonne et que de nombreux bateaux étrangers arrivaient pour pêcher dans des eaux extrêmement poissonneuses. C'est la raison pour laquelle nous avons fait une autre proposition d'importance : afin d'aider à faire la part du vrai et du faux dans les accusations de pillage des ressources halieutiques somaliennes, nous avons offert que nos experts juridiques et nos experts des fonds marins déterminent, avec les Somaliens, exactement la zone économique exclusive somalienne et la zone qui peut être considérée comme la zone internationale.
Je termine en vous disant que le combat contre la piraterie, entamé à l'initiative de la France et de l'Espagne, continue. Le monde entier nous a finalement rejoints, à l'appel de l'Europe. Mais ce n'est pas en mer que nous règlerons le problème de la misère en Somalie. C'est en Somalie qu'il faut agir aussi.
Q - (Concernant les mesures concrètes prises pour la Somalie)
R - Qu'entendez-vous par mesures concrètes ? 500 soldats ont été formés, entraînés et payés. Nous l'avons déjà fait. C'est précisément ce que Sheikh Sharif nous a demandé. Aujourd'hui, il souhaiterait mettre en place un système de santé pour son armée. Nous répondrons de façon concrète. Je vous ai déjà parlé du câble Internet sous-marin. Nous réalisons des programmes concrets et nous allons en proposer d'autres. C'est le cas notamment de nos propositions pour aider la pêche somalienne, c'est du concret. Parce que nous avons essayé et nous avons réussi en protégeant les navires du Programme alimentaire mondial dans le cadre de l'opération Alcyon, il est désormais possible de transporter la nourriture et de la distribuer, ce ne sont pas seulement des paroles. Et bien sûr la lutte contre la piraterie.
Q - (A propos des efforts de médiation turque dans le dossier iranien)
R - C'était un effort particulièrement généreux de nos amis brésiliens et turcs. Ils ont essayé, et ils l'ont fait. Ce fut très difficile pour eux. Mon ami Davutoglu m'a raconté les délicates discussions qui ont duré près de 18 heures. C'est une petite ou grande fenêtre qui 'a été ouverte, et à travers cette fenêtre c'est un air nouveau qui est passé. Malheureusement, immédiatement après, comme vous le savez, ils ont annoncé qu'ils poursuivraient l'enrichissement de l'uranium à 20 %. Ce n'était pas un bon signe adressé au président brésilien Lula, ni au Premier ministre turc Erdogan. Nous sommes tous épris de négociation, de dialogue, nous parlons avec ces mêmes personnes depuis près de trois ans. Nous subissons hélas tous ces manquements.
Q - (A propos d'une Cour de Justice internationale sur la piraterie)
R - Il faut un tribunal, nous devons instaurer un cadre légal contre ceux que l'on appelle des pirates, mais où ? Il y a eu des réponses positives de la part des Seychelles, du Kenya et, peut-être bientôt de la Tanzanie pour juger et détenir les pirates sur leur sol. Mais il faut trouver une solution pérenne au traitement judiciaire de ces pirates. Nous travaillons à cela, et Mme Ashton s'est rendue dans la région dans le but de proposer une réponse. Nous avons également parlé des questions pénitentiaires. C'est nécessaire, nous avons besoin de combiner approche régionale et appui international dans ce domaine.
Vous me demandez ce que fait l'ONU sur la piraterie ? Il y a une nouvelle proposition de la part du Secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon. Nous parlons avec lui de la mise en place d'une mission spéciale afin de définir un cadre général et légal en matière de lutte contre la piraterie. Je me souviens, quand, jeune, je venais porter secours aux "boat people", ce n'était pas très clair. Il existe un droit international de la mer, mais la justice dans ce domaine est encore très limitée, il faut donc y travailler, mais bien entendu cela relève du système international.
L'Union européenne n'est pratiquement pas présente sur le terrain en Somalie, elle l'est dans le cadre d'Atalante mais elle n'est pas présente à Mogadiscio, c'est la raison pour laquelle cette conférence est très importante, afin d'être proche du peuple somalien. Je ne dis pas que c'est simple, loin de là. C'est risqué et difficile. Nous avions voté à l'ONU une résolution sur la responsabilité de protéger, mais où est cette responsabilité de protéger ? Nous devons protéger nos amis somaliens.
Q - Après que l'accord sur le nucléaire a été signé à Téhéran entre l'Iran, la Turquie et le Brésil, les Turcs ont déclaré que des sanctions internationales n'étaient plus nécessaires. Considérez-vous qu'il s'agit d'une erreur diplomatique de la part des Turcs d'avoir fait ces déclarations ?
R - Loin de moi de juger des erreurs et des justesses ; j'ai appris à ne pas le faire. Je sais qu'ils ont été obstinés et que c'est bien. Maintenant, pour ce qui est du Conseil de sécurité, nous avons un texte accepté par les cinq membres permanents, y compris, comme les trois premières résolutions avec sanctions, par la Chine et la Russie. Il est maintenant sur la table du Conseil de sécurité des Nations unies. Laissons le Conseil de sécurité et le système des Nations unies fonctionner. Je ne porte aucun jugement. J'ai remercié le Premier ministre Erdogan et M. Sarkozy, le président de la République, a remercié le président Lula. On ne peut pas blâmer les gens d'avoir fait un geste pour la paix. Maintenant, la paix ne vient pas comme cela. Nous avons beaucoup parlé avec les Iraniens. Beaucoup. La France n'a jamais proposé seulement des sanctions. On a toujours dit : dialogue et, éventuellement, sanctions. Et cela continue.
Q - Vous vous rendez à Damas. La Turquie et la France ont des liens particuliers avec la Syrie, de bonnes relations. En avez-vous discuté ensemble ? Envisagez-vous une initiative diplomatique ensemble, pour apaiser la tension dans la région, notamment avec le Hezbollah à la frontière nord d'Israël ?
R - Si nous pouvions faire cela, nous serions très contents. Très régulièrement, je visite les pays du Moyen-Orient et donc à nouveau Damas, puis Beyrouth et enfin Le Caire. J'espère que tout cela sera utile et, en tout cas, cela va dans le sens de ce que vous dites, c'est-à-dire la diminution de la tension dans la région. Honnêtement, je crois que les tensions ont d'elles-mêmes un peu diminué ces temps-ci, mais je n'en jurerais pas. Et si nos amis turcs suivent le même chemin que nous et nous le même chemin qu'eux, de manière complémentaire, pourquoi pas ?
Q - Quelle est l'appréciation de la délégation américaine au sujet de cette conférence, étant donné que les Américains ont été quelque peu impliqués en Somalie entre 1992 et 1996, avec la présence sur place de plus de 10.000 soldats. Sont-ils prêts à retourner pour stabiliser la situation en Somalie et à Mogadiscio avec les Européens ?
R - Nous travaillons très étroitement avec les Américains et ils ont largement contribué à la formation des soldats. Ils ont, comme nous, des soldats à Djibouti. Nous sommes heureux d'entendre le président somalien Sheikh Sharif nous dire que la formation des soldats est particulièrement utile. Il m'a très clairement dit qu'ils étaient entraînés dans de bonnes conditions à Djibouti, mais une fois qu'ils sont de retour en Somalie, ils sont pauvres, ce qui est très injuste. C'est la raison pour laquelle le président somalien souhaiterait, avec notre aide, améliorer le système de santé. Ils ne disposent de rien. Nous travaillons très étroitement avec les Américains pour mieux aider encore les Somaliens.
Q - Ne songez-vous pas à renforcer la présence de troupes étrangères ? Des forces locales, c'est bien, mais est-ce que ce sera suffisant ?
R - Nous avons vu que le niveau d'engagement n'a atteint que 6.000 soldats contre promis - 8.000 soldats. Le rôle de l'Ouganda, du Burundi, qui ont envoyé leurs soldats, est majeur. Ces soldats sont très courageux. Et c'est à eux qu'est revenu, à un moment donné, de défendre Sheikh Sharif et son gouvernement. Il faut saluer l'effort des soldats africains et même en demander plus. C'est théoriquement maintenant, dans la distribution des rôles, à l'Afrique de protéger l'Afrique. Et puis il y a aussi un problème qu'il ne faut pas négliger : il ne faut impliquer et responsabiliser le Puntland et le Somaliland. Il faut que Sheikh Sharif - nous lui avons demandé - et tout le monde essaient de concentrer leurs efforts. Je sais, bien sûr, les problèmes que cela pose par rapport à l'unité du pays. En tout cas, il n'y a pas, dans notre vision, une mission de la paix qui comprendrait des soldats européens ou occidentaux pour le moment.
Q - (A propos du rôle de l'Union européenne en Somalie)
R - Mon cher ami, Miguel Moratinos, est excellent. Son pays assure actuellement la Présidence de l'Union européenne, il a prononcé un remarquable discours. Nous sommes tous concernés. Ce fut très difficile au début pour ceux qui étaient impliqués dans ce dossier de convaincre le reste des pays de l'Union européenne de s'engager. Mais c'est désormais le cas. Il existe un programme européen permettant de former et de verser une solde aux soldats. Et nos amis espagnols sont particulièrement impliqués, en particulier mon ami Miguel Moratinos je le vois aujourd'hui, et demain soir nous nous voyons lors d'une conférence de presse au Caire.
Q - (Concernant le nouveau rôle de la Turquie dans les relations internationales)
R - Ils font partie des consultations, nous sommes avec eux même s'ils ne font pas partie de l'Union européenne. Ils ont organisé cette conférence et je remercie le Premier ministre Erdogan qui l'a organisée ainsi que son ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu. Nous sommes très proches.
Q - Comment jugez-vous les prétentions diplomatiques des grands pays émergents et notamment de la Turquie, qui a manifesté son souhait d'intégrer le groupe des 5+1 sur l'Iran ?
R - Pourquoi dites-vous "prétentions" ? Ils sont passés à l'acte, ils sont importants. C'est comme si vous disiez : "les pays émergents prétendent à être plus riches, plus développés que nous". C'est une preuve de plus, s'il en fallait, que les grands pays émergents sont tous concernés. Trois d'entre les BRIC sont engagés dans le règlement du problème iranien.
Quant à leur diplomatie, elle est très active. A midi, nous étions avec le président de Bosnie et M. Erdogan. La Bosnie, les Balkans, les Turcs y sont très fortement engagés. La diplomatie turque est au niveau de l'Espagne maintenant, par le nombre de ses diplomates. Je ne dis pas que les diplomates font la politique, mais ils sont très importants. Et il y a un développement en nombre très important, et il faut donc en tenir compte.
Pour les nouvelles diplomaties, ce ne sont plus des prétentions, c'est la réalité, avec des succès et des échecs. L'histoire dira si, à propos de l'Iran, ce fut un succès ou un échec, mais l'histoire ne dira pas qu'il fallait éviter de le faire. Au contraire, je dirais que c'est un bon révélateur, la façon dont nos amis brésiliens, le président Lula, nos amis turcs, le Premier ministre Erdogan, mais aussi Ahmet Davutoglu, sans oublier Celso Amorim, l'ont fait. Je ne sais pas si cela changera la réponse ou la façon de considérer les choses, mais ce sera marqué dans l'histoire qu'ils ont essayé.
Est-ce que cela empêche la résolution du Conseil de sécurité ? Je ne crois pas. Est-ce que cela l'accélère ? Peut-être. Mais je suis sûr de quelque chose, cela clarifie un peu. On ne peut pas comparer ce qui s'est passé à Vienne, en octobre 2009. Maintenant, nous sommes au mois de mai. Finalement, c'est une réponse partielle à une demande qui avait été faite par l'Agence internationale pour l'Energie atomique, et c'est donc à l'AIEA de répondre. Pour le moment, ils n'ont pas reçu la lettre ; peut-être la recevront-ils lundi.
Je n'ai pas été très étonné, parce que j'ai participé à toutes ces discussions. Tout le monde disait : "la Chine n'acceptera jamais". On disait même, avant : "les réticences russes seront très grandes". C'est toujours comme cela dans les discussions politiques. Il y a une vraie conscience internationale qui est née et, d'un seul coup, elle se coagule, se précipite. Et elle témoigne, comme pour les trois premières résolutions, qu'il y a quand même, sur le fond, un engagement de chacun à faire baisser les tensions et à ne pas provoquer trop de fracas dans une zone, le Moyen-Orient, qui n'en a pas besoin. Il y a une autre façon de le faire, ce serait de faire un Etat palestinien, nous savons évidemment cela.
Voilà, on verra bien, mais comme je l'ai dit tout à l'heure, je ne peux pas ne pas constater qu'aussitôt après il y a eu la déclaration iranienne de la poursuite de l'enrichissement à 20 % et l'accord des cinq membres permanents au Conseil de sécurité. Le processus évolue, il faut que tout cela ensemble profite en fin de compte à la paix.
Q - Quel est, selon vous, la principale qualité de Davutoglu, le ministre turc des Affaires étrangères ?
R - L'obstination ; il est sur tous les fronts avec une fraîcheur et un niveau d'intérêt admirables. Il a inspiré la politique turque pendant très longtemps, maintenant il est responsable de cette politique extérieure. Il connaît très bien les dossiers et c'est un interlocuteur extrêmement agréable. C'est un homme intelligent. Ses qualités : ténacité, obstination, et permanence de l'invention.
Q - De quoi parlez-vous quand vous le rencontrez ?
R - Les Turcs sont sur tous les fronts. Au Moyen-Orient, ils sont évidemment dans les pourparlers avec la Syrie, ils sont sur l'Irak, sur Israël, sur l'Iran. On peut parler des Balkans, de l'Afghanistan, ils sont avec la Russie. C'est la réalité, ils ont une grande diplomatie.
Q - Il va falloir s'habituer à les entendre sur la scène internationale ?
R - Mais j'y suis habitué, c'est fait ! A Bruxelles, Davutoglu aussi est très présent. Sur l'OTAN aussi, ils ont été très actifs sur l'attribution du MAP (Membership Action Plan) à la Bosnie-Herzégovine ; cela a d'ailleurs surpris, cet engouement pour un pays encore divisé. Ils sont partout présents. Hillary Clinton a présenté en Estonie le travail qui avait été fait avec les Turcs. Certains étaient un peu réticents, jusqu'au dernier moment, parce que l'élargissement ne va pas de soi dans une période comme celle-là, et qu'il faut réfléchir. Mais enfin, là, il s'agissait de l'OTAN, donc donner le MAP, c'est-à-dire permettre une candidature à un horizon très lointain, c'était donner une chance à un pays divisé.
Q - Une diplomatie aussi pro-active et influente dans la région n'est-elle pas justement dans l'intérêt de l'Europe, en intégrant la Turquie ?
R - C'est forcément dans l'intérêt de tout le monde. S'ils arrivent à faire baisser les tensions et à être très actifs en faveur des solutions pacifiques, cela ne peut être qu'un argument supplémentaire. Maintenant, le problème de l'Europe est un petit peu différent. N'allons pas trop vite, il y a une liste d'attente très importante et difficile à satisfaire en même temps. L'Europe traverse une période où elle doit s'affirmer elle-même et, en particulier, ne pas courir en avant. Il faut s'affirmer sur nos fondamentaux : pourquoi l'Europe ? A quoi cela a-t-il servi ? Et où en est-on ? Nous en sommes là. Maintenant, il est évident que la diplomatie turque est pratiquement un pont entre deux mondes. Par exemple sur l'Union pour la Méditerranée. On ne peut pas protester quand les partenaires élèvent le niveau, cela nous oblige à nous élever un peu.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 mai 2010