Texte intégral
Q - Le ministre des Affaires étrangères va pendant une heure essayer de nous expliquer où on en est dans cette guerre du Kosovo, quelle est lattitude de la France, quelles vont être aussi les décisions jimagine urgentes concernant la dimension humanitaire. Puis on verra un bref résumé des principales étapes de lactualité du Kosovo de la semaine. Ensuite, on parlera plus profondément de lissue diplomatique, militaire dabord, diplomatique ensuite, de cette crise. Mais je crois que la première question que jai envie de vous poser - parce quelle semble être évidemment la sensibilité et lémotion de tout le monde - cest, quel type de dispositif en terme durgence humanitaire est prévu ? Comment la France va-t-elle y participer et est-ce que la France va accueillir des réfugiés comme certains pays européens ont déjà déclaré quils allaient le faire ?
R - Dabord, cette question des réfugiés se pose depuis des années dans lex-Yougoslavie. Des centaines de milliers de personnes ont été déplacées à loccasion des guerres de Croatie, de Bosnie, de drames au Kosovo qui durent depuis plus dun an et non pas depuis onze jours. Il faut remettre cela en perspective et déjà énormément de choses ont été faites pour les accueillir, pour les aider, pour les soigner, pour les loger, pour les nourrir etc. Cela a pris des proportions nouvelles depuis quelques mois au Kosovo, il faut se rappeler des drames humanitaires qui sétaient produits lété 98, à lautomne 98 où près de 200.000 personnes avait déjà été chassées de leurs villages, étaient dans les forêts, on avait réussi in extremis à empêcher cette catastrophe. Cela a recommencé au printemps comme cétait dailleurs prévisible, frappes ou pas frappes. Simplement, les frappes, cest autre chose. Au bout dannées et dannées daction de ce type, de solutions politiques recherchées obstinément mais sans résultat, il fallait mettre un terme à tout cela.
Q - Les frappes ont quand même précipité ce mouvement dexode ?
R - Je crois que si on regarde les années passées, cest un argument qui nest pas tellement convaincant. On voit bien ce qua fait ce régime depuis des années, ce ne sont pas les frappes qui avaient produit ces déplacements de centaines de milliers de personnes. Quil y ait coïncidence ou accélération à un moment donné, ce nest pas le fond du sujet. Cest « est-ce quon veut laisser continuer à agir ce régime dun autre temps de cette façon-là » ? Au bout dun moment, il fallait mettre un terme, cest ce qui a été fait. En effet, un certain nombre de malheureux Kosovars qui ont déjà dû quitter leur maison, leur village, à plusieurs reprises, lannée écoulée, je le répète, pas à cause des frappes de mars 99 mais à cause de ce qui sest passé avant, se retrouvent en Albanie, se retrouvent en Macédoine. Il faut donc absolument soccuper deux parce quune chose est claire : nous naccepterons pas cette déportation de masse. Les gens sont chez eux au Kosovo et ils y devront revenir et on fera ce quil faut pour quils puissent revenir dans un Kosovo en paix dans lequel les différentes populations, les différentes ethnies puissent cohabiter. Cela, cest de lobjectif stratégique. Cela veut dire quil faut faire face aujourdhui - cest en train de sorganiser à toute vitesse, à cette masse de réfugiés pour les aider - la situation dailleurs nest pas tout à fait la même, au Monténégro, en Macédoine, en Albanie. Cest en cours au moment où nous parlons.
Q - Pendant que ça se passe là, ce à quoi vous réfléchissez, cest une aide humanitaire pour les réfugiés qui sont en Macédoine, en Albanie, pas un moment vous nimaginez, je ne sais pas, avoir une intervention terrestre pour aider une aide humanitaire au Kosovo lui-même ?
R - Non. Compte tenu de ce que les réfugiés viennent de vivre et de ce quils ont vécu depuis des mois, et depuis des années, je le répète, on ne va pas engager les réfugiés dans une sorte de combat général où ils seraient au milieu, ce serait la pire des choses. Donc, ce quon peut faire par rapport aux réfugiés, cest de les aider là où ils sont, aider les réfugiés et lAlbanie à aider les réfugiés, aider la Macédoine pour aider les réfugiés, et directement. Nous sommes en train de le faire : cela consiste à coordonner sur place dans ces deux pays et aussi au Monténégro - quil ne faut pas oublier, mais cest en Yougoslavie. Il faut peut-être les aider, à partir de la Croatie voisine. Dautre part depuis lEurope, on est en train de rassembler tous les organismes qui ont vocation à sen occuper, à commencer par le Haut commissariat aux réfugiés dirigé par Mme Ogata qui est une femme dune très grande valeur. Cest eux qui ont la capacité normale à assurer lessentiel de cette aide. Compte tenu de lampleur et de lurgence et de la gravité, nous pensons quil ne faut pas quil y ait de concurrence bureaucratique entre les organismes donc, il faut que tout le monde sy mette. Cest-à-dire lUnion européenne, lOTAN, lOSCE, les actions bilatérales.
La France a déjà envoyé 103 tonnes de fret par des avions militaires à Tirana et à Skopje, nous avons une sorte de navette davions. Nous envoyons des vivres, des couvertures, des tentes, de leau, de lalimentation, des médicaments etc. Il y a un plan supplémentaire de 75 millions de francs qui a été décidé par le Premier ministre. Après cette émission, je vais directement à Matignon où il y a une réunion gouvernementale de coordination de ce plan. Et cest en train de se produire de cette façon dans chacun des pays.
Q - Laccueil de réfugiés en France comme dautres pays européens lont fait.
R - Nous pensons que ce nest pas la priorité, parce que nous voulons pas donner cette satisfaction aux autorités yougoslaves. Il faut se méfier de cela : cela part dun sentiment tout à fait généreux et charitable. Dailleurs, le ministre de lIntérieur a rappelé je crois aujourdhui quil avait donné instruction aux préfets daccueillir les réfugiés du Kosovo avec des autorisations provisoires de séjour. Quand il sagit de réfugiés, il y a des procédures : certaines peuvent bénéficier de lasile territorial mais nous ne pensons pas que ce soit la priorité du moment. Il ne faut pas que les autorités yougoslaves qui ont décidé de terroriser ces populations du Kosovo pour les faire partir en masse puissent se dire « ça va, on est tranquille », parce quils sont répartis dans toute une série de pays de la Turquie aux Etats-Unis en passant par lEurope. Ce sont des gens qui habitent le Kosovo. Cest leur terre, comme cest dailleurs également la terre de certains Serbes et dautres minorités au Kosovo - nous ne lavons pas perdu de vue. Ils doivent pouvoir rentrer chez eux. Et cest cela lobjectif.
Q - Cest la finalité.
R - Nous pensons que cest plus logique et plus cohérent. En même temps, nous pouvons les aider dans la région : cest ce qui est en train de sorganiser, cest pour cela quil faut non seulement des réunions en Europe, à Bruxelles comme cétait le cas aujourdhui à ma demande, puisque cétait une réunion qui était prévue pendant trois jours et quà la suite de concertation avec mes homologues hier nous avons accélérée à ce matin. Il faut sorganiser sur place. Cest la priorité. Ce qui ne veut pas dire que les autres solutions ne soient pas complètement impossibles mais il ne faut pas se tromper de priorité.
Hubert Védrine, on a parlé donc de cette question des réfugiés, cest en cours, vous nous disiez, avec une volonté de rationaliser à léchelle européenne lorganisation des secours.
R - Il faut savoir que tous ceux qui ont une part de responsabilité par rapport à cela, dans les organismes - Haut commissariat aux réfugiés qui est normalement leader, Union européenne, OTAN, OSCE -, tous les pays à titre bilatéral, les pays de lUnion européenne, les pays voisins sont en train de créer une sorte détat-major de crise.
Q - Mais est-ce quil y aura un appui militaire pour protéger ces secours humanitaires ?
R - Oui à lintérieur de lAlbanie et à lintérieur de la Macédoine. Cest en cours puisque lOTAN va mettre un certain nombre de moyens à la disposition de laide aux réfugiés en Albanie et que dautre part, nous avons déjà décidé - nous Français , mais les autres vont suivre - dutiliser en Macédoine les moyens qui avaient été rassemblés pour la force dextraction, qui était là pour protéger la Mission de vérification qui était au Kosovo ces derniers mois après les accords de lautomne dernier et qui a dû se retirer. Dans les deux cas, il y a des moyens militaires et la logistique militaire est à loeuvre. En ce qui nous concerne, en dehors des navettes davion dont jai parlé, cela veut dire un certain nombre dhélicoptères en plus par exemple qui feront des navettes dans certains endroits où les routes sont surchargées ou effondrées. Tous ces moyens sont en train dêtre regroupés et coordonnés.
Q - Et à votre avis, ils seront efficaces quand ?
R - Je crois quils sont en train dêtre déjà aujourdhui beaucoup plus efficaces quhier et que demain, cela sera encore mieux. Il faut savoir quil y a tout ce quil faut en terme de tentes, en terme de vivres, en terme deau. Cest un problème de répartition sur place et dorganisation sur le terrain. Il faut avoir, ce qui est normal, une négociation avec les autorités dAlbanie et de Macédoine. Tout cela sest formidablement accéléré depuis 48 heures.
Q - Pour en venir sur laspect proprement militaire de cette opération, jai envie de vous poser une question quun peu tout le monde se pose cest quest-ce que vous pensez de cette opération, le bilan à lheure actuelle, correspond-il aux objectifs que lOTAN sétait fixé, et deuxièmement, où on va, jusquà quand ?
R - Dans le détail, au jour le jour, on peut naturellement discuter puisque par exemple, lOTAN parlait au début dune opération relativement courte. En réalité, il vaut mieux raisonner en terme dobjectif quen terme de durée exacte. Il faut savoir que lOTAN nest pas une organisation indépendante, lOTAN agit en fonction de ce que les gouvernements qui en sont membres cest-à-dire 19 pays maintenant - il y avait les 16 pays qui avaient signé le Traité de lAlliance atlantique en 1948 à Washington, dont nous faisons partie. Trois nouveaux membres qui sont des pays dEurope centrale. LOTAN fait ce que ces pays décident.
Quand on raconte quun seul pays - cest-à-dire les Etats-Unis - dictent leur loi à lensemble de lAlliance, cest tout à fait inexact dans ce cas. Il y a une volonté générale des pays de lAlliance den finir, den finir avec ces pratiques, den finir avec tout ce quon a vu pendant cette semaine et de donner un coup darrêt. A un moment donné, il a fallu en passer par des moyens de coercition, parce quon avait épuisé pendant des mois et des mois - pour ne pas dire des années - toutes les possibilités politiques et diplomatiques darriver à une solution qui était pourtant bonne et qui reste bonne - je crois - dans son principe, ce quon a appelé les accords de Rambouillet.
Q - On y reviendra tout à lheure.
R - A partir de là, il y a une action militaire. Personne ne la fait de gaieté de coeur, je peux vous le dire. Il a fallu se résigner au fait que cétait indispensable pour éviter des drames encore plus grands. A partir de là, il y a un objectif principal qui a été rappelé dans lintervention du président de la République en début de semaine, que vous montriez il y a quelques instants, qui a été rappelé par le Premier ministre devant lAssemblée nationale, qui est de casser, en tout cas de réduire la capacité de répression de cette armée yougoslave. Ce nest pas une action militaire contre la Yougoslavie ou contre la Serbie, encore moins contre le peuple serbe qui a naturellement sa place dans lEurope, dans lavenir, mais il faudra pour cela quil soit une démocratie bien sûr.
Quand on dit des actions sur Belgrade, ce nest pas Belgrade en tant que ville qui est visée, mais des lieux qui sont des lieux de pouvoirs, de pouvoirs qui coordonnent la répression, qui coordonnent ces actions de déportation, qui coordonnent ces actions de terrorisation de population ou qui coordonnent des actions de frappe et qui donnent des ordres aux unités militaires qui vont mener ce type dactions. Toutes les cibles à traiter jusquici ont été des cibles militaires ou de coordination de la répression. Cest ce sur quoi nous nous sommes mis daccord dans le temps, en fonction du nombre de cibles, cela sest appelé la phase 1. Ensuite, il y a eu un plus grand nombre de cibles, cela sest appelé la phase 2, cela a été un peu élargi en nombre de cibles. Cela sest appelé la phase 2 bis, cest celle dans laquelle nous sommes.
Jusquici, cela sest passé simplement plus lentement que prévu, parce que je ne sais pas, les experts de lOTAN sétaient peut-être trompés sur certaines des prévisions, parce que le mauvais temps contrarie laction de certains types davion. Mais en tout cas, ce travail est en cours. Ce travail daffaiblissement, nous espérons profond, de cette capacité de répression.
Q - Mais vous en attendez quoi ? Quà un moment Milosevic vous dise « je nai plus les moyens, je nai plus le bras séculier finalement pour opérer ma politique, donc, je retourne à la table des négociations » ? Cest cette finalité-là quon narrive pas à voir...
R - Nous ne sommes pas si ingénus.
Q - On narrive pas à voir la finalité, on narrive pas à deviner le processus qui pourrait senclencher.
R - Il faut reprendre lenchaînement de la décision tel quil sest produit. Nous avons épuisé - je le répète - tous les moyens politiques, tous les moyens diplomatiques. Je pense que les Français se rappellent de la conférence de Rambouillet. Cela sest passé pendant des mois comme cela. Ayant tout essayé, ayant vu un pouvoir yougoslave qui non seulement na saisi aucune perche de compromis mais qui a traité les compromis possibles comme étant la menace principale à un moment donné, il a fallu se résigner à ne pas laisser se produire la suite. Ce nétait pas possible à ce moment-là de dire « on ny arrive pas par la voie politique, eh bien, on sarrête, ce nest pas possible ». Les responsables européens, et les responsables alliés au sein de lAlliance, ont décidé dassumer leur responsabilité en disant, au moins, il faut par rapport à lavenir, par rapport à lavenir de ce pays - la Serbie étant aussi prisonnière de cette situation que les Kosovars qui en sont les victimes - affaiblir de façon drastique ce système de répression, ce système daction militaire, de terrorisation quon a vu à loeuvre depuis maintenant des années et des années, parce que ça ne commence pas - je le répète - il y a quelques jours.
Cette décision a été prise. Naturellement, on ne peut pas en conclure comme cela que quelques jours après, ces autorités qui se sont arc-boutées dans ce refus tellement elles ont peur de tout compromis, compte tenu de la nature de leur régime, on ne va pas imaginer quelles vont dire :
« ah on sétait trompé parce quil y a eu trois bombes, donc, on va reprendre la négociation ». Non, cest une mesure de précaution, cest une mesure de salubrité, cest une mesure quil fallait prendre parce que sinon on aurait eu la même chose, parce que le plan concernant le Kosovo était prêt, quon avait vu des concentrations de troupes, quelles étaient là dès la fin de Rambouillet et quand on a repris pendant quelques jours les négociations au Centre de conférence de lavenue Kléber à Paris, et on savait que ce qui allait se produire. Cétait la suite de ce qui sest produit au printemps 98 et à lété 98 que nous avions réussi à ralentir, à suspendre et qui allait reprendre. On allait laisser faire cela sans essayer de porter un coup décisif à ce système ? Cest quand même une armée qui a besoin de se coordonner, qui a besoin davoir des télécommunications, qui a besoin de savoir où sont les concentrations quils veulent attaquer, qui a besoin de guider ses blindés. On a donc décidé, on a accepté, les gouvernements ont accepté ces types daction parce quils ne pouvaient plus faire autrement. On a essayé de casser ce système.
Q - Pour linstant, les objectifs assignés sont réalisés ?
R - Oui, oui, méthodiquement, jour après jour. Simplement, les responsables sur les plans de lexpertise, les responsables militaires de lOTAN, saperçoivent que cest plus compliqué, et par conséquent plus long que prévu. Voilà ce qui se passe. Mais ils sont exactement en train dappliquer ce programme dont je redis quil ne crée pas automatiquement, mécaniquement comme cela, les conditions dun accord politique quil a été malheureusement impossible dobtenir avant. Simplement, il crée une situation différente pour lavenir. Le pouvoir des autorités de Belgrade est largement fondé sur cette capacité militaire de répression et donc, cela détermine ce type de régime, son rapport avec ses citoyens, ses futurs citoyens qui un jour pourront sexprimer. Cela détermine son rapport avec ses voisins. Cela pèse sur toute la région. Il fallait traiter le coeur de ce sujet.
Q - Ces citoyens, on a quand même le sentiment que si lobjectif cest daffaiblir militairement et je dirais politiquement Milosevic, ces frappes ont tendance à ressouder la population autour de lui. On le sent, on voit bien ces chaînes humaines. Cela ne semble pas être une manipulation organisée et tout. Il y forcément une sorte de sentiment national de cette population qui a limpression quon la bombarde même si le distinguo que vous faites ne lui est pas apparent forcément, quand il y a des bombes qui tombent sur votre ville ?
R - Je comprends très bien et je vois très bien ce qui se passe. Nous voyons très bien ce qui se passe. Je crois que ce nétait pas un argument suffisant pour sabstenir et prendre le risque de la passivité. Parce que cétait cela le choix un moment donné. Soit on décidait... « on narrive pas à convaincre, donc tant pis, on laissait se produire au Kosovo ce qui sest produit ailleurs ». Soit on prenait nos responsabilités. Dans un premier temps naturellement, les Serbes qui sont un peuple valeureux et courageux - ils lont montré trente-six fois -, eh bien, ils ont une sorte de réflexe de solidarité. Nous ne désespérons pas quun jour ils soient en quelque sorte désenvoutés de cette situation, que ce maléfice soit rompu, parce que nous ne sommes pas, personne dans lAlliance atlantique, personne en Europe, ne se considère comme en guerre avec ce peuple serbe dont je redis quil a un avenir en Europe. Simplement, il y a un régime, il y a un type de politique, il y a un type de comportement, auquel à un moment donné il faut mettre un terme parce quon ne peut plus ladmettre dans ces conditions-là aujourdhui .
Il y a ce réflexe mais en même temps, il ne faut pas se laisser abuser non plus : il y a des intellectuels, il y a des gens qui réfléchissent, il y a des forces politiques différentes. Dailleurs, ce réflexe de solidarité était organisé avant laction de lOTAN parce quil y avait déjà une sorte de gouvernement dunion nationale avec lextrême droite, danciens opposants de gauche qui étaient ralliés au président Milosevic, comme M. Draskovic par exemple, que javais revu à Paris qui essayait davoir un langage plus ouvert, qui était notamment assez favorable aux Accords de Rambouillet. A un moment donné, tout cela sest durci. Mais, on ne peut pas raisonner sur les quelques jours qui viennent de sécouler, et de toute façon, on ne pouvait pas partir de lévidence de ce nationalisme serbe à la fois impressionnant et en même temps un peu à lancienne, encore une fois, pour abdiquer nos responsabilités. Il fallait trancher quand même.
Q - Pour vous, largument qui consiste à dire les frappes ont finalement ruiné des efforts de lopposition du régime Milosevic et détruit finalement tout un travail que cette opposition démocratique était en train de mener... ?
R - Cela, cest un argument qui nest chronologiquement pas fondé parce quil y a eu une certaine opposition à M. Milosevic il y a deux ans à peu près, elle a été depuis lors complètement réduite. Elle na rien changé à la ligne de régime en dépit de quelques déclarations. Elle na pas pu faire changer la position sur le Kosovo et les anciens opposants sétaient ralliés au président Milosevic avant. Il faut le redire là, ce ne sont pas les frappes de lOTAN qui ont provoqué une sorte de regroupement dunion nationale. Cela cest passé bien avant. Cétait le cas alors que nous avions depuis plusieurs mois essayé de trouver une solution sur le Kosovo. Cest quelque chose qui est disons mise en évidence par laction qui est menée en ce moment parce quil y a des reportages donc on regarde ce que disent les gens dans la rue à Belgrade, mais cest quelque chose qui était vrai avant.
Q - Quand lambassadrice de Belgrade à Vienne, je fais allusion au journal « Die Presse » en Autriche, dit « on peut décrire Rambouillet comme mort, nous ne jouons plus à ce jeu-là, Belgrade reprendra les négociations après un arrêt immédiat et sans condition des opérations mais pas de négociation avec le Groupe de contact, pas de négociation avec lOTAN ». Est-ce quil ny a pas là le signe dune marche en arrière terrible ? Cest-à-dire quand bien même les opérations aboutiraient, on voit quon est peut-être en recul sur ce quon était au moment de Rambouillet.
R - Cest une déclaration parmi dautres, cest une ambassadrice. En même temps, elle dit quils ne reviendront pas mais quils pourraient peut-être renégocier...
Q - Vous ne connaissez pas les ambassadeurs.
R - Je pense que, vu la façon dont ce système est organisé, il ny a quune personne qui puisse engager la Yougoslavie : cest le président Milosevic, . Cela serait quelque chose qui mériterait réflexion si nous avions été à deux doigts de conclure avant. On aurait été à deux doigts de conclure, un accord était possible, une action a été menée et puis brusquement, parce que laction est maladroite, la partie yougoslave se rétracte. Cela ne sest pas du tout passé comme cela, pas du tout du tout. Pendant des mois et des mois, une proposition a été faite et aux Kosovars et aux Yougoslaves. Le Groupe de contact a essayé de concilier laspiration des Yougoslaves au maintien de leur souveraineté et de leur intégrité. Nous lavons fait parce que nous navons jamais franchi le pas de la reconnaissance de lindépendance du Kosovo, et en même temps, nous avons voulu apporter une réponse au désir légitime des Kosovars de vivre en sécurité et davoir le maximum dautonomie. Cétait un accord raisonnable qui respectait les deux parties, conforme à lEurope moderne. Il ny a pas un Etat dEurope moderne qui a le sentiment quil est fini parce quil a une région qui a une autonomie importante. Nous avons eu en face de nous une obstination méthodique, comme si je le disais il y a un instant, comme si le compromis était une menace en soit, comme si cétait étranger au champ politique de ce régime. On ne peut pas parler aujourdhui comme sil y avait un accord possible. On a fait tout ce quon a pu, on a relancé les choses, on a fait Rambouillet, on a recommencé, tous les médiateurs, tous les ministres, tous les négociateurs sont allés à Belgrade. Il ny a pas eu un millimètre de mouvement, à aucun moment. Je dirais aussi que ce nest pas aux autorités de Belgrade de décider sous quelle forme nous travaillons. Ce nest pas à eux de dire quils acceptent ceci ou cela puisquils ont tout refusé de toute façon avant.
Q - Mais cette intransigeance était prévisible. Milosevic a commencé sa carrière en 87 justement en épousant le nationalisme serbe dans le Kosovo même et la question du Kosovo est à lorigine finalement de tout le déclenchement des guerres multiples que lon connaît depuis douze ans.
R - Cest vrai, enfin du moins à lorigine. Cest lélément qui a servi de tremplin, de moteur, de combustible à cette aventure. Mais aurait-il raisonné autrement - cest-à-dire comme un dirigeant européen de notre époque -, quil aurait pu voir que le maintien du Kosovo très autonome mais dans la Yougoslavie, était une solution qui conciliait les différents éléments. Quel sera le résultat de tout cela ? Vous savez, il ne faut pas juger aujourdhui. Je mets en garde ceux qui veulent tirer des bilans prématurés, précipités. Il aurait pu avoir cette approche.
Quelle est lautre approche ? Il va sengager dans une sorte de tunnel. Il est évident que la Serbie pourrait retrouver un jour toute la place dans lEurope que nous lui gardons pour lavenir, devra avoir des approches radicalement différentes, que ces types de procédé nont plus cours. On voyait bien en effet que le Kosovo avait servi de prétexte et en même temps laccord proposé était un accord raisonnable. Après tout, à propos de la Bosnie, au moment de accords de Dayton, le président Milosevic avait accepté certains arrangements, avait accepté certains compromis. Cela valait le coup de tenter. Et puis, de toute façon, nous ne voulions pas conclure quil ny avait plus rien à faire dautres que des actions de coercition avant davoir vraiment tout essayé. Cela valait le coup dessayer tout ce que nous avons fait avant.
Q - Alors, justement, sur le statut et le futur du Kosovo, une question dun téléspectateur. Je voulais simplement savoir si on ne prépare pas un double Kosovo, un Kosovo du Nord qui irait à la Serbie, et un Kosovo du Sud avec beaucoup moins de Kosovars peut-être 40% des Kosovars. Cest une question que tout le monde se pose : quel va être le statut du Kosovo ? Comment faire entre les volontés et les velléités dindépendance du Kosovo, finalement soutenu par lAlbanie et la volonté dintégrer définitivement le Kosovo serbe à la Serbie. Quelle voie médiane y a-t-il ?
R - Quel que soit le statut et quelle que soit la solution politique, nous aurons à trouver une façon de faire coexister demain les Kosovars et les Serbes. Le Kosovo, avant les tourmentes actuelles - on verra ce quil est après... - se composait de à peu près 90 % de Kosovars, à peu près 10% de Serbes, et quelques autres minorités... De toute façon, il y avait une coexistence à organiser, qui était à la fois organisée dans les institutions et qui dans certains cas organisée géographiquement, dans la mesure où dans ce Kosovo il y a des zones de peuplement tout à fait serbes et il y a des zones qui sont historiquement essentielles pour les Serbes notamment des monastères qui sont liés à lhistoire de la Serbie. Quelle que soit la solution qui sera finalement trouvée un jour ou lautre, il y en aura une, il faudra régler ce problème.
Dans les accords de Rambouillet, il était prévu que les minorités non albanaises du Kosovo, ceux qui nétaient pas Kosovars mais Serbes ou autres, avaient aussi des droits particuliers notamment en matière dadministration de la justice, de langue etc. On rencontrera cette difficulté quoi quil arrive.
Nous avons écarté lindépendance du Kosovo. Au sein des pays de lUnion européenne, de lAlliance, du Groupe de contact - les six pays - nous avons recherché une solution politique parce que nous pensons que ce serait un précédent longtemps dangereux pour toute la région. Nous respectons, quel que soit le régime, Belgrade - c`est plus fort que le régime. Nous avons une vision historique sur la Serbie et la Yougoslavie, plus encore que les dirigeants de ce pays ne lont eux-mêmes. Nous avions donc écarté lindépendance du Kosovo. A lintérieur dune même Yougoslavie, on verra comment saménageront demain les rapports entre les habitants du Kosovo et les autres. Cest un problème qui est devant nous, ce nest pas le problème urgent et il ny a pas de plan secret à ce sujet. Nous le traiterons le moment venu quand nous reviendrons sur le terrain politique.
Q - Des voix se sont élevées pour demander aux dirigeants occidentaux de prendre lindépendance du Kosovo comme une arme, comme une arme de chantage vis-à-vis de Belgrade, de dire finalement « nous pourrions garantir un Kosovo indépendant si vous ne cédez pas ».
R - Je pense que cest un peu léger de procéder comme cela. Cela paraît tentant, mais on na pas le droit de jouer avec les sentiments des Kosovars là-dessus. Les Kosovars en sont venus, à cause de la brutalité, de labsurdité de la politique yougoslave et serbe depuis tellement longtemps, à un désir dindépendance très vif, très fort. Nous avons dû longuement expliquer pourquoi nous ne pouvions pas aller jusque là mais que nous cherchions à leur apporter, je le disais, un maximum de sécurité, un maximum dautonomie, sans franchir ce pas. Je ne crois pas quon puisse jouer avec leurs sentiments qui sont si forts. Les Kosovars, les Albanais dAlbanie, les Albanais du Monténégro, les Albanais de Macédoine, cest potentiellement encore plus dangereux que ce que nous voyons ces jours-ci. On ne peut pas jouer avec leur sentiment, pour peut-être obtenir un résultat du côté de Milosevic et dire après, ah mais non, on avait dit cela par tactique pour que Milosevic bouge mais en fait on ny croyait pas. Je crois que ce ne serait pas correct.
Q - Pour vous, la base idéale reste Rambouillet ?
R - Cela reste le cadre de Rambouillet. Il faudra naturellement adapter, il faudra compléter. Par exemple, il est clair que lorsque nous reviendrons à la question de la solution politique. Nous y travaillons beaucoup à lheure actuelle avec les autres Occidentaux du groupe de contact mais aussi avec les Russes - enfin, je crois que vous voulez en parler un peu plus tard. Il faudra ajouter certains éléments.
Par exemple à Rambouillet, il ny a pas la question du traitement des retours des réfugiés. Elle est traitée, elle est incidente, mais le problème na pas la même ampleur. Il y aura forcément un point fondamental sur le droit au retour des réfugiés et sur lorganisation de ce droit. Sur dautres points, il faut voir comment on peut faire jouer dans laccord politique futur un rôle accru, par exemple à lONU, à dautres organisations, lOSCE. Il y a un certain nombre de pistes qui seront explorées. On nen est pas tout à fait là. Je saisis simplement cette occasion pour dire que nous y travaillons intensément.
Q - Tout de suite, une question dun téléspectateur.
Bonsoir, Monsieur le ministre des Affaires étrangères. Lorsquon saperçoit que toute la diaspora serbe et kosovare est prête à rejoindre leurs forces respectives au Kosovo, lorsquon considère la réaction russe qui consiste à faire du renseignement militaire pour le compte des Serbes, ne craignez vous pas que le conflit se généralise et quen définitive, la perspective dune intervention terrestre savérerait inéluctable ?
Trois questions en une. Intervention terrestre ou pas ? Vous savez que certains experts militaires notamment des militaires qui sétaient engagés au moment de la Bosnie disent, « pas de frappes aériennes efficaces sans un complément dintervention militaire ». Deuxième question, le rôle de la Russie, à la fois militairement et diplomatique. Et puis, le risque dembrasement plus général sur la région.
R - Je vais commencer par ce dernier point. Il est certain que ce qui se passe a des conséquences sur la région. Cela a des conséquences depuis des années puisquil y a un poids des réfugiés, non seulement sur les pays limitrophes mais également sur certains pays dEurope qui ont dû accueillir un certain nombre de réfugiés du Kosovo depuis longtemps déjà, et on le voit ces jours-ci naturellement avec ce qui sest passé. Cela pèse sur lAlbanie, cela pèse sur la Macédoine. Cela peut avoir des conséquences sur le Monténégro - qui fait partie de la Fédération de Yougoslavie, je le rappelle. Naturellement, cela préoccupe les pays les plus proches comme la Grèce. Cest une situation qui saggrave depuis des années. Cela fait partie de lensemble de cette politique à laquelle il fallait un moment donné mettre un terme. Je ne crois pas quau-delà, il y ait un risque de généralisation. Il faut se rappeler que les conflits se généralisent - il ne faut pas être obsédé par les comparaisons historico-géographiques sur les Balkans - quand il y a des systèmes dalliance qui se mettent en place. Quand tel pays se met du côté de lun et puis de lautre etc. et puis à ce moment-là, on retrouve dix pays contre dix pays. Cest cela qui a produit dans le passé des guerres générales. A lheure actuelle, la Yougoslavie du président Milosevic na aucun allié. Il peut y avoir des perturbations périphériques autour de la Yougoslavie, malheureusement, mais il ny a pas de généralisation.
Q - Imaginez par exemple que la Macédoine qui semble redouter énormément lafflux de réfugiés, connaisse un déséquilibre parce quelle a aussi, entre Slaves et Albanais, un équilibre extrêmement difficile à maintenir et que cet équilibre peut sécrouler.
R - Cest un pays où il y a une variété ethnique, dont des Albanais avec deux partis différents dailleurs, dont le plus radical dentre eux est associé au gouvernement. Mais cela na pas commencé il y a dix jours. La Macédoine est terriblement préoccupée de ce qui se passe au Kosovo. Si la Macédoine a tellement soutenu les efforts du Groupe de contact et la Conférence de Rambouillet cest parce quelle attend depuis longtemps une solution politique au Kosovo, parce quelle sait très bien que la politique de répression qui était en oeuvre au Kosovo, que ce soit une façon rampante comme avant ou dune façon accélérée comme maintenant est, de toute façon, dangereuse pour elle. La Macédoine espère vivement une solution rapide, et nous lespérons tous bien sûr. Cela fait partie des perturbations périphériques par rapport à la Yougoslavie.
Ce que je voulais dire, cest quil ny a pas de risque dembrasement au sens de contagion parce que de toute façon personne ne défend la politique yougoslave actuelle, personne, même pas la Russie. De la part de la Russie, il y a une sorte de - comment dire ? - sympathie de peuple à peuple pour des raisons slaves, pour des raisons orthodoxes par exemple. On voit bien que lopinion publique russe - pays qui est une démocratie dailleurs aujourdhui - na pas envie de se laisser entraîner dans je ne sais quelle aventure. Il y a une posture particulière de la Russie, une difficulté spécifique pour les dirigeants de ce pays, qui sont obligés de regretter certaines choses ou de condamner certaines choses mais qui ont un cap stratégique ne changeant pas, quelle que soit lissue des frappest : cest dinsérer de plus en plus la Russie dans le monde moderne, dans la communauté mondiale des nations et notamment en Europe. Et, cest cela le cap stratégique.
Q - On a eu limpression notamment que très vite on a voulu remettre la Russie... redonner un rôle diplomatiquement important à la Russie alors que, finalement, elle avait été mise à lécart de cette décision, elle y était rigoureusement opposée.
R - Non... la Russie était favorable à tout ce qui a été fait sur le plan politique, la Russie a participé à tout. A Rambouillet, il y avait un négociateur russe, M. Maiorski, M. Ivanov, le ministre, a été à Rambouillet, à Belgrade très souvent. Il partage notre analyse sur ce régime.
Q - Il est très opposé aux frappes de lOTAN.
R - Cest sur le passage aux frappes que les Russes se sont...
Q - Oui mais, ce nest pas rien, Hubert Védrine...
R - Ce nest pas rien, mais si vous comparez une divergence qui porterait sur lensemble avec un désaccord sur le diagnostic, un désaccord sur la solution. Vous vous apercevez quil y a un désaccord sur les moyens militaires quil faut employer à un moment donné. Est-ce que les Russes ont saisi cette circonstance dramatique pour dire « on rompt les ponts et on ne peut plus travailler avec nos partenaires occidentaux » ? Non, ils ont fait exactement linverse.
Il y a encore peu de temps, le président Eltsine a proposé une réunion des ministres des Affaires étrangères de ce quon appelle le G8, vous avez le sommet, le grand sommet des pays industrialisés, qui étaient 7 il y a quelques années, dont la Russie fait partie maintenant - cest en fait les pays du Groupe de contact plus le Canada et le Japon. Nous avons répondu positivement parce que nous estimons que ce désir des Russes de continuer à travailler avec nous doit être encouragé. De même que nous avions salué les efforts de M. Primakov qui a été à Belgrade, qui na rien obtenu, il sen est rendu compte lui-même, mais il nempêche que ce travail de la Russie doit continuer dêtre encouragé. Voilà la situation exacte. Je ne crois pas quil faille présenter de façon apocalyptique le fait que la Russie se soit raidie par rapport à cela et y manifester une « solidarité » compte tenu de la nature de ce pays et de la nature de la Serbie.
Q - Est-ce que vous excluez une aide militaire de la Russie à la Serbie par exemple dans létat actuel des choses ?
R - Cest quelque chose qui a été demandé par la Douma, - lAssemblée, le Parlement russe - et le gouvernement na pas donné suite. Le gouvernement veut travailler avec nous à une solution. Nous sommes en train, au niveau diplomatique, de voir dans quelles conditions nous pourrions avoir une réunion avec eux. Il ne faut pas faire une réunion comme ça pour lesbroufe, il faut faire une réunion sur laquelle on travaille, sur des perspectives politiques sérieuses. Prenons le fond du sujet tel que nous lavons abordé tout à lheure, avec la question du retour des réfugiés, le cessez-le-feu, le retrait des forces, le retour à un cadre politique permettant de combiner lautonomie et, dautre part, une garantie internationale parce quon voit bien que ces populations ne peuvent pas se faire confiance mutuellement, après ce qui sest passé. Voilà un tout. Si nous pouvons travailler avec les Russes là-dessus, sils peuvent nous aider à aller dans ce sens, si on peut dautre part répondre à leur désir de jouer le rôle qui est le leur, qui leur revient - ce nest pas nous qui leur donnons -, nous le ferons.
Q - Extension des opérations militaires à une intervention terrestre.
R - Alors là, beaucoup de choses sont dites qui sont souvent mélangées. Jai limpression que depuis un jour ou deux, on a mélangé le fait quon était en train de prendre des dispositions de toutes sortes y compris militaires, pour sécuriser les réfugiés qui se trouvent en Albanie et en Macédoine, apporter dautre part des moyens de la logistique militaire, pour que cela puisse aller plus vite en Albanie où les routes se sont effondrées, pour que lon puisse utiliser en Macédoine les forces qui étaient à lappui en protection de la Mission de vérification. Ce serait quand même bizarre quil y ait des forces là et quelles ne soient pas utilisées : il y a des hélicoptères, des camions, il y a toutes sortes de choses. Donc, on a pris des dispositions. Certaines ont été prises dans le temps, dautres à titre national.
A partir de là, il sest installée lidée que cétait une sorte dopération de reconquête terrestre. Enfin, le but nest pas dengager les malheureux réfugiés qui sont là dans une sorte de bataille au sol. Je pense que cela ne vient à lesprit de personne. Je pense quil faut clarifier les choses et en ce qui concerne les opérations terrestres, vous me permettrez de ne pas en dire plus.
Q - Est-ce que vous trouvez, jallais dire stratégiquement intelligent davoir immédiatement dit quil ny en aurait pas comme lont fait tout de suite les Américains, comme si au moment où on engage une action on disait demblée jusquoù elle nira pas.
R - Vous savez chez les Américains, cest quasiment une doctrine. Je ne pense pas quils laient dit pour affaiblir les opérations ou après avoir exactement étudié ce problème-là en particulier. Ils lont dit parce que cest devenu une sorte de principe. Je ne sais pas si cela joue un rôle particulier. Il faut dire que jai vu cette observation de la part de quelques commentateurs, un peu impatients à mon avis de tirer trop prématurément des conclusions sur les actions aériennes en cours. Ils vont un peu vite, et ils disent « mais pourquoi est-ce quon ne pense pas une action terrestre qui serait la solution » ? Mais lopération terrestre nest pas une solution plus facile, ni plus rapide. Cest bizarre davoir lair impatient et de vouloir recourir à un moyen plus lent. Je crois quil faut réexaminer tout cela plus calmement.
Q - Dans le livre que vous aviez consacré à la politique étrangère de François Mitterrand, vous aviez une métaphore que vous reprenez souvent qui est celle de différentes combinaisons de chiffres, comme pour ouvrir un coffre-fort, en disant que dans des situations aussi embrouillées, il faut arriver à un moment donné à ce que chaque chiffre soit à sa place pour que la porte souvre. Vous en parliez à la fois pour les communautés concernées et pour la communauté internationale. A quelle condition ce moment, je dirais de grâce, où à la fois chaque communauté a intérêt à faire la paix et où chaque puissance a intérêt à ne pas jouer sa carte individuelle pourrait se trouver dans les semaines qui viennent ?
R - Ce que jai voulu dire dans cette métaphore, cest que dans le monde où nous vivons, il y a 185 pays et des nombreuses organisations - les 15 pays de lEurope, les 19 de lOTAN etc. Pour que la décision soit prise, par ce quon appelle la communauté internationale, il faut que toutes aient les bonnes combinaisons, il faut quon ait laccord de tous les participants. Nous parlions de lOTAN tout à lheure : lOTAN ce nest pas une sorte de puissance en soi qui agit toute seule dans son coin dirigée uniquement par des généraux, ce sont 19 gouvernements qui donnent des instructions à leur ambassadeur et cest lensemble qui forme ou non la décision. Il faut quon soit en phase pour agir par rapport à cela.
Ce que je peux vous dire sur le Kosovo, cest que les six pays du Groupe de contact - Etats-Unis, Russie, Grande-Bretagne, Allemagne, France et Italie -, les 15 pays de lEurope et les 19 pays de lAlliance atlantique au cours de cette crise depuis un an, ont été en phase de bout en bout sauf sur le problème précis dont nous parlions il y a un instant de la Russie, qui ne pouvait pas admettre et soutenir le passage aux frappes, et qui à part cela était entièrement daccord sur le type de solutions que nous recherchions. Cest un exemple rare de cohésion. Ce nétait pas le cas au début de la désintégration de la Yougoslavie. Au moment de la Bosnie il y a eu beaucoup de désaccords entre les Européens et les Américains ou avec les Russes, entre Européens etc. Cela, cest un élément sine qua non. Cela ne suffit pas pour trouver une solution par miracle, quand on a affaire à des attitudes vraiment dobstination. Mais, je crois que cest quelque chose quil faut préserver, quil faut reconstituer en ce qui concerne le partenariat avec la Russie.
Cest un des éléments qui nous permettra darriver à une solution politique viable et durable pour la Yougoslavie et pour les pays autour. On na pas perdu de vue cet élément et je peux vous dire que toutes les étapes difficiles de la décision sur cette affaire tragique, aucun pays na imposé sa loi aux autres.
Q - On a limpression que cela sest fait sans un accord formel... sans un mandat en quelque sorte explicite de lONU. Cest pas contre lONU comme on la dit parce que certaines résolutions de lONU autorisaient... Mais on a eu le sentiment que vous vouliez peut-être essayer de contourner des vetos prévisibles au Conseil de sécurité.
R - Vous savez, on peut dire les choses très simplement par rapport à ça. Notre principe, cest que le recours à la force, sauf légitime défense naturellement, doit être autorisé par le Conseil de sécurité des Nations unies au titre de la charte des Nations unies. Depuis 1945, il a normalement le monopole de lemploi de la force légale, légitime. Simplement, il peut y avoir des cas dextrême urgence, de très grande gravité, dans lequel un des membres permanents du Conseil de sécurité, en loccurrence la Russie ou la Chine, pour des raisons de désaccord de fond, pour des raisons de politique intérieure ne peut pas donner explicitement son accord à lensemble du processus. Cest donc un dilemme pour les présidents, pour les Premiers ministres, pour les chefs de gouvernement. Est-ce que pour cette raison juridique très importante, mais qui face à une tragédie peut apparaître comme formaliste, à un moment donné, il faut dire quon ne peut pas agir ? Ou est-ce quà ce moment-là il faut compte tenu du fait quil y a quand même une certaine légitimité à agir, avancer malgré tout ?
Dans le cas de la Yougoslavie, venant après des années et des années le drame en Slovénie, en Croatie, en Bosnie, au Kosovo déjà, et parce quà un moment donné il faut mettre un terme à tout cela et entamer le processus de reconstruction de Balkans modernes, avec une idée toujours là deuropéaniser les Balkans, à un moment donné. Les dirigeants, le président de la République française, le Premier ministre français, dans les autres pays les autres dirigeants se sont posés la question et ils ont vu quil y avait quand même trois résolutions du Conseil de sécurité votées à lautomne invoquant le chapitre VII, le recours à la force, qui certes ne sont pas complètement explicites, cest-à-dire ne vont pas jusquà dire : « dans ces conditions, ordonnent quune action soit menée tel jour avec tel avion » mais il y a tout le reste. Ce sont des résolutions qui condamnent absolument la politique menée au Kosovo, qui exigent des autorités yougoslaves quelles arrêtent cette répression, quelles arrêtent tous les procédés visant à terroriser les populations, quelles acceptent dentrer dans une négociation politique véritable avec le désir daboutir. Tout cela est énuméré dans trois résolutions. Aucune des exigences na été acceptée. Aucune na connu un semblant à commencement dexécution, et ce qui a répondu à cela, cest lobstination, la provocation, le rassemblement de troupes pour repasser à loffensive.
Q - ...Infraction au droit international comme vous le reprochez à Charles Pasqua.
R - Je crois que cest trop dire, je crois que si nous pouvons et quand nous pourrons nous le ferons systématiquement. Avoir une résolution complète explicite cest beaucoup mieux, naturellement. Cest beaucoup mieux, mais on ne peut pas dire dans ce cas quil ny a pas dintervention du Conseil de sécurité. Nous considérons que laction en cours puise sa légitimité internationale dans ces trois résolutions. Jajoute deux choses : deux jours après le début des frappes, une résolution a été présentée demandant larrêt des frappes au Conseil de sécurité, qui comporte 15 membres. Cette résolution a été rejetée par 12 voix sur 15, on ne peut pas dire que le Conseil de sécurité ait été complètement absent sur ce plan. Et, jajoute pour terminer sur ce point, que naturellement nous travaillons et nous réfléchissons au rôle que le Conseil de sécurité ou le Secrétaire général pourrait rejouer quand nous nous retrouverons comme nous le souhaitons sur le terrain politique.
Q - Il ny a pas de divergence visible sur cette action, ses attendus et ses objectifs entre le président de la République, le gouvernement et le Premier ministre. Il y a une sorte daccord général de toutes les forces politiques, sauf à lintérieur du gouvernement des ministres communistes. Est-ce que cest quelque chose qui vous embarrasse et qui vous semble aussi scandaleux que lopposition commence à le dire, à savoir que des communistes peuvent être partie prenante dun gouvernement qui décide dune guerre et manifester laprès-midi contre cette guerre ?
R - Dabord, il ny a pas de divergence visible ni invisible entre le président de la République et le gouvernement sur cette question. Dautre part, je pense que les dirigeants de lopposition qui croiraient trouver matière à exploitation dans le fait quil y ait eu un débat au sein de la majorité à ce sujet, font fausse route, parce que je crois que les Français comprennent très bien que sur un sujet grave comme celui-ci, il puisse y avoir discussion et quil puisse y avoir en même temps solidarité, et quil puisse y avoir en même temps cohésion, comme on le voit et comme on continuera de le voir.
Q - Cela ne vous gêne pas vous pour votre action diplomatique davoir un gouvernement fêlé comme cela dans son unanimité ?
R -Ce nest pas du tout comme cela que je le ressens, ce nest pas un gouvernement fêlé comme vous le dites...
Q - Dans son unanimité.
R - Non pas du tout. Je nai pas du tout ressenti cela, ni dans les réunions des Conseils des ministres, ni dans les réunions des ministres autour du Premier ministre. Jétais comme presque tous les deux jours devant une commission des Affaires étrangères et de la Défense à lAssemblée nationale, ce jour-là, cétait avec M. Georges Mage on a discuté. M. Hue était là, il est intervenu longuement sur le registre des propositions, et il a dit : « à quoi peut-on penser pour la suite OSCE, ONU, Union européenne ». Il essayait de bâtir des solutions, des hypothèses, des sorties, on a discuté longuement après. Nous sommes à lécoute de tout ce qui peut enrichir notre travail politique et diplomatique, notamment quand il vient de la majorité et notamment quand il vient des riches composantes du gouvernement.
(Source http:www.diplomatie.gouv.fr, le 7 avril 1999)