Texte intégral
Permettez-moi avant toute chose de vous remercier : vous nous livrez aujourd'hui le fruit d'une réflexion qui, à n'en pas douter, fera date. La richesse des travaux du Conseil est remarquable et vous venez, Madame la Présidente, de nous en donner un aperçu des plus éloquents. Le CDHSS a pris à bras le corps ce sujet essentiel qu'est l'avenir des humanités et des sciences sociales, en ne négligeant aucune de ses dimensions.
Et vous l'avez constaté: une année ne suffisait pas pour épuiser toutes les questions que vous aviez à affronter. La réflexion devait se poursuivre. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que le Conseil puisse prolonger ses travaux: nombreux sont les membres qui ont accepté, tout comme vous, Madame la Présidente, de nous nourrir de leurs réflexions pour une année supplémentaire.
Je les en remercie très chaleureusement, tout comme je remercie les membres du Conseil qui arrivent aujourd'hui au terme de leur mandat : je sais le temps et l'investissement que la participation à une telle instance exige. Je vous suis extrêmement reconnaissante d'avoir, tout au long de l'année passée, accepté de vous consacrer aux travaux du CDHSS.
Mais j'ai également le plaisir d'accueillir aujourd'hui de nouveaux membres : je suis très heureuse de leur souhaiter à tous la bienvenue. A vous tous, très sincèrement, merci !
Vous le savez, Edouard Husson, qui avait la lourde tâche de rapporter les travaux du Conseil, a été appelé à d'autres fonctions, lourdes elles aussi. Edouard, encore une fois, un grand merci. C'est donc Marina Mestre Zaragoza qui exercera désormais cette fonction aussi délicate que passionnante et je suis très heureuse de vous la présenter aujourd'hui. Ou du moins, de la présenter à ceux d'entre vous qui ne connaîtraient pas celle qui était, jusqu'il y a peu encore, la jeune et brillante directrice des études de l'ENS de Lyon.
Il vous reviendra désormais, chère Marina, de porter sur les fonts baptismaux si ce n'est une somme de la même ampleur que ce rapport annuel, du moins nombre de rapports et d'avis particuliers qui feront vivre l'esprit des réflexions du Conseil.
* Alliance et rencontre entre champs disciplinaires *
Car à chacune des pages de votre rapport transparaît une conviction : les humanités et les sciences sociales doivent être au coeur de notre système d'enseignement supérieur et de recherche. Et il ne s'agit pas d'une simple clause de style : notre avenir scientifique, y compris dans les sciences que l'on dit « dures », passe par les sciences humaines et sociales.
Parce qu'il n'y a pas de science sans culture, bien sûr, et cette évidence mérite d'être constamment rappelée. Mais aussi parce que bien des travaux prometteurs se jouent aujourd'hui des frontières des grands champs disciplinaires et cela doit nous conduire à remettre en question les séparations les mieux établies. Et je crois que le Conseil pourrait réfléchir plus avant à cette question.
Il ne s'agit pas de nier la singularité des sciences humaines et sociales ou de diluer leur identité : il s'agit simplement de reconnaître qu'aujourd'hui, sociologues et physiciens, anthropologues, géographes et biologistes, philosophes, psychologues et informaticiens travaillent d'ores et déjà ensemble, avec, à la clef, des travaux particulièrement novateurs. Et d'en tirer toutes les conséquences. Nombreux sont ceux qui, parmi vous, pourraient en témoigner et je pense notamment à vos travaux, cher Olivier Houdé.
Il y a là un mouvement de fond, auquel il nous faut apporter des réponses et c'est l'un des enjeux de la création de l'alliance des sciences humaines et sociales, ATHENA, une création dans laquelle vous avez joué un rôle décisif. Car ATHENA doit faire plus que coordonner notre effort de recherche et faciliter le décloisonnement disciplinaire : elle doit aussi engager et structurer le dialogue avec les autres alliances et les autres champs du savoir, pour qu'une collaboration féconde et systématique puisse s'instaurer.
Et j'ajouterai, car c'est à mes yeux essentiel, que les humanités et les sciences sociales ne sont pas seulement indispensables à notre système d'enseignement supérieur et de recherche. Elles sont indispensables à notre société, qui ne peut pas se priver du recul critique, je dirais même de l'épaisseur, qu'apportent les sciences humaines et sociales.
Vous le soulignez parfaitement en conclusion de votre rapport : jamais l'homme n'a eu autant besoin de réfléchir sur l'homme. Jamais nous n'avons eu autant de pouvoir. Jamais nous n'avons eu autant de responsabilité. Notre devoir, c'est d'y faire face. Et c'est pour cette raison, d'abord et avant tout, que nous devons replacer les humanités et les sciences sociales au coeur de notre enseignement supérieur et de notre recherche, au coeur de notre société.
* Professionnalisation *
Cette conviction, nous la partageons. Et la question qui se pose dès lors à nous, Mesdames et Messieurs, c'est celle des moyens qui sont en notre pouvoir pour redonner aux humanités et aux sciences sociales leur juste place.
La première de ces clefs, c'est la réussite des étudiants. On ne peut plus laisser perdurer cette idée qu'étudier les sciences humaines et sociales, c'est se condamner à l'échec ou au déclassement social. Cette image est largement fausse. L'enquête d'insertion professionnelle au niveau Master, dont nous recueillons les premiers résultats, confirment vos travaux, même s'ils soulignent l'effort que nous devons poursuivre pour promouvoir les qualités propres aux diplômés de vos disciplines.
Et vos travaux, je tenais à le souligner, auront été marqués par une rencontre, une rencontre à laquelle je tenais beaucoup : je voulais que de grands chefs d'entreprise puissent dire à de grands scientifiques qu'ils étaient non seulement prêts, mais désireux d'ouvrir largement leurs portes aux étudiants formés par les sciences humaines et sociales.
A mes yeux, c'était la condition même d'une réflexion apaisée et ouverte sur la professionnalisation. Trop longtemps, on a dit ou on a cru qu'on ne pouvait pas aiguiser son regard critique tout au long de sa scolarité et rejoindre ensuite une entreprise sans, au passage, perdre son âme. C'est absurde. Nos entrepreneurs ont besoin d'audace, ils ont besoin de pouvoir compter sur de jeunes esprits imaginatifs et engagés, qui n'ont pas peur de penser différemment.
Ce qui ne signifie pas qu'en retour, ces entrepreneurs n'ont pas aussi besoin d'accueillir des jeunes qui soient préparés à rejoindre le secteur privé. Nos formations doivent également évoluer pour affirmer leur vocation professionnelle, que cette profession soit celle d'enseignant-chercheur ou une autre.
Ce chantier, vous l'avez ouvert et il se prolongera, cher Serge Villepelet, avec le comité de labellisation Phénix. Il ne doit pas nous faire oublier qu'en amont, l'image dont souffrent parfois les humanités et les sciences sociales est d'abord celle d'une filière qui peine à conduire ses étudiants à la réussite.
* Référentiels Licence et culture commune *
Cette question, nous avons également le devoir de l'affronter. Vous l'avez fait, en mettant en évidence tout l'intérêt d'une spécialisation progressive et en envisageant la création de référentiels de Licence. Cette proposition, je crois que nous devons l'explorer plus avant et je souhaite que le Conseil, pour l'année à venir, l'approfondisse encore, en lien avec les comités de suivi Licence et Master.
Car à mes yeux, cette spécialisation progressive offre un double intérêt : elle permet d'abord aux étudiants de mûrir leur orientation. On peut avoir eu un coup de coeur pour une discipline au lycée et ne plus éprouver la même passion à l'universit??. Mais il y a plus : vous l'avez souligné et nous en sommes tous conscients, pour réussir dans une discipline donnée, nos étudiants ont besoin d'une culture plus vaste.
Je pense à la maîtrise des langues, et notamment des langues anciennes, mais aussi à ce socle de connaissances en sciences humaines et sociales que mobilisent en permanence nos chercheurs et qui, souvent, donne naissance aux concepts les plus féconds : après tout, Bourdieu n'a-t-il pas dégagé le concept d'habitus en traduisant les écrits d'Erwin Panofsky sur l'architecture gothique et la pensée scolastique ?
La question de cette culture fondamentale, les différents champs disciplinaires doivent se la poser, parce qu'elle est, pour une part, la clef de leur avenir. L'interdisciplinarité n'est pas une injonction que l'on rencontre le jour où l'on candidate à un appel à projet : vous le savez mieux que quiconque, c'est au contraire une pratique permanente, une sorte de fonds commun qui irrigue l'ensemble d'une pensée.
* Filière SHS, agrégation et lien avec l'enseignement secondaire *
Et ce sujet renvoie, plus profondément encore, à la constitution d'une véritable filière des sciences humaines et sociales, cohérente et ouverte, qui offre un parcours clair et bien scandé aux étudiants, avec, à chaque grande articulation, de vraies possibilités d'insertion. Ce qui suppose de trouver, étape après étape, un bon équilibre entre la professionnalisation et la formation fondamentale, entre la spécialisation disciplinaire et cette culture que, faute de mieux, l'on dit, générale.
Ce qui pose, dans nombre de disciplines, la question du rôle central joué par l'agrégation dans l'acquisition de la culture d'ensemble dans une ou plusieurs disciplines. Je pense bien sûr, chère Hélène Ruiz-Fabri, à l'agrégation du secondaire, les habitudes et les rythmes des carrières étant sensiblement différents en droit comme en économie ou en gestion - et cette diversité même des modèles nous invite à la réflexion.
Certains s'interrogent aujourd'hui l'avenir de l'agrégation : ce sujet, je souhaite que vous vous en saisissiez dans toutes ses dimensions. Car derrière le concours, la question qui se pose est aussi celle du lien entre enseignement secondaire et enseignement supérieur.
Un équilibre ancien existait, à une époque où le succès à l'agrégation venait, en quelque sorte, garantir au futur enseignant-chercheur la situation stable dont il avait besoin pour s'engager dans ce long voyage qu'était la rédaction d'une thèse d'Etat. Les temps ont changé et les rythmes des carrières avec eux : la thèse n'est plus l'oeuvre d'une vie, mais un commencement.
Mais l'agrégation n'a rien perdu de son importance pour la constitution de cette culture commune. J'irai plus loin encore : elle contribue à maintenir le lien entre enseignement secondaire et enseignement supérieur, un lien qui n'est pas un pur symbole : s'il venait à se défaire, un fossé se creuserait entre le lycée et l'université, un fossé qu'un jour ou l'autre, les universités ne parviendraient plus à combler. Et c'est pourquoi je suis heureuse, cher Tristan Lecoq, que le Conseil compte désormais en son sein un membre de l'Inspection générale de l'éducation nationale.
La question est donc, à mes yeux, d'imaginer de nouvelles manières de faire vivre ce lien sans qu'il se traduise, pour les jeunes agrégés, mais aussi pour les jeunes certifiés, par le sentiment qu'en rejoignant l'enseignement secondaire, ils renoncent à la vocation d'enseignant-chercheur qui est si souvent la leur.
* Edition, diffusion et internationalisation des sciences humaines et sociales *
Et si nous devons affronter cette question, c'est qu'au-delà du bon fonctionnement des universités s'y joue aussi une part du rayonnement des sciences humaines et sociales. Parce que c'est au lycée qu'on affirme son goût pour ces disciplines, un goût qui pourra se prolonger par des études supérieures, mais aussi s'exprimer plus simplement par un intérêt tout personnel pour les sciences humaines et sociales. Car les esprits curieux qui seront aussi vos futurs lecteurs ou vos futurs auditeurs se forment non seulement à l'université, mais également au lycée.
Nous devons éveiller très tôt leur intérêt, mais nous devons aussi leur garantir qu'ils trouveront en librairie les ouvrages qui leur permettront d'apaiser leur soif de culture. Or nous le savons, l'édition en matière de sciences humaines et sociales se porte mal. Elle est à présent confrontée à une concurrence à la fois redoutable et stimulante, celle d'Internet.
Je vous le dis très franchement, je ne crois pas, pour paraphraser Hugo, que ceci tuera cela Internet ne tuera pas le livre. Mais l'apparition des ressources électroniques nous oblige à la fois à repenser les grands équilibres de l'édition scientifique et à rendre accessibles en ligne les contenus, parfois sous de nouvelles formes, parfois gratuitement. L'ampleur de ces bouleversements, vous le savez mieux que quiconque, cher Pierre Moeglin, il nous reste encore à la mesurer et à en tirer toutes les conséquences.
Là encore, vous avez ouvert des pistes : je souhaiterais que vous puissiez aller plus loin, ce qui vous conduira sans doute à traiter d'une autre difficulté, celle de la traduction. Les scientifiques étrangers qui nous font l'honneur de devenir ou de rester membres de ce Conseil le savent parfaitement : d'un pays à l'autre, les politiques de traduction sont très différentes.
Une chose est certaine : si nous voulons assurer le rayonnement de nos sciences humaines et sociales, nous devons les rendre accessibles au public étranger. Dans certaines disciplines, cela passe par la rédaction directe en langue étrangère et l'habitude est déjà prise ; dans d'autres, c'est quasiment impossible ou beaucoup trop lourd. Une chose est néanmoins certaine : cette traduction, elle doit pouvoir être assurée et je souhaite que le Conseil se penche sur la manière dont nous pourrions y parvenir.
C'est un enjeu essentiel pour faire face au défi de l'internationalisation. Sans doute existe-t-il des domaines où le prestige des sciences humaines et sociales françaises assure une lecture et parfois même une traduction rapide par des universitaires étrangers. Mais il en est d'autres où nos traditions intellectuelles perdent de leur influence, faute de diffusion dans les pays non francophones. Et ce sujet, j'en suis certain, ne manquera pas de retenir toute votre attention.
Ce défi de l'internationalisation, nous avons pourtant tout pour le relever : la pensée française existe, elle doit continuer à se faire entendre. Cela passe notamment par la mobilisation des centres français à l'étranger, qui sont un outil de partenariat essentiel avec les universités du monde. Là encore, le Conseil a ouvert des pistes : je serai heureuse qu'il aille plus avant encore dans la réflexion sur une idée qui, je le sais, Madame la Présidente, vous est particulièrement chère.
Il pourra, pour ce faire, compter sur la présence en son sein de grands scientifiques non seulement français, mais aussi étrangers : à Aldo Schiavone et Horst Möller devenus des piliers du CDHSS, viennent en effet s'ajouter Jose Antonio Pascual et Richard Cooper qui a bravé les grèves pour être parmi nous aujourd'hui.
Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, la première année d'activité du Conseil a été riche. La seconde s'annonce plus riche encore et je tenais à vous le dire : je souhaite le CDHSS se sente parfaitement libre dans l'organisation de ses travaux, en n'hésitant pas à se saisir de sujets essentiels qui émergeraient au fil du temps ou de ses travaux. Et pour ma part, je n'hésiterai pas, bien au contraire, à vous saisir de telle ou telle question précise pour bénéficier votre éclairage et de votre réflexion.
Une fois encore, merci à vous tous. Je vous laisse à présent la parole !
Source http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr, le 18 octobre 2010