Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, dans "La Croix" et à France 2 le 12 avril 1999, sur les objectifs stratégiques des forces de l'OTAN en Serbie et au Kosovo, le refus d'armer l'UCK, la nécessité de mettre en place une défense européenne, le rôle diplomatique de la Russie et la protection des réfugiés en Albanie.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 2 - La Croix - Télévision

Texte intégral

INTERVIEW DANS LA CROIX :
La Croix
LOtan bombarde la Yougoslavie depuis le 24 mars. Avez-vous atteint les objectifs que vous vous étiez fixés ? Concrètement, quelle partie du potentiel militaire ou paramilitaire de Slobodan Milosevic avez-vous détruit ?
Alain Richard
Les objectifs définis sont largement atteints, et le travail se poursuit selon un schéma maîtrisé évitant les atteintes aux civils. Cela a commencé par le traitement des capacités serbes de défense aérienne et de contrôle de lespace aérien. Aujourdhui, larmée de Slobodan Milosevic nest plus en mesure dassurer de façon crédible ces missions vitales, même si des risques importants subsistent pour nos pilotes. Les avions de lAlliance frappent des objectifs stratégiques dans le but de paralyser peu à peu le système militaire et répressif serbe : centres de commandement, de coordination, lieux dorganisation et de décision. Parallèlement, des voies de communication en particulier entre la Serbie et le Kosovo, des centres de production de pièces de rechange et le réseau de distribution du carburant sont systématiquement détruits. Cest donc un potentiel très amoindri que nous affrontons, en frappant maintenant nuit et jour les unités à loeuvre au Kosovo.
La Croix
Comment expliquez-vous le peu de réaction militaire de larmée serbe face aux raids de lOtan ? Est-ce une tactique ? Ou ses capacités ont-elles été surestimées par les Occidentaux ?
Alain Richard
Je ne parlerais pas du « peu de réaction de larmée serbe « . Larmée serbe a réagi, mais malheureusement contre la population civile du Kosovo, poursuivant léviction par la terreur, avec les conséquences que lon sait. Sagissant de sa tactique, elle est obligatoirement marquée par la nécessité déviter les frappes qui menacent les unités militaires au Kosovo en se cachant et en évitant les mouvements. Cest un de nos objectifs, car cela a déjà diminué sa capacité à jeter de nouveaux milliers de Kosovars sur les routes.
La Croix
La phase 3 de lopération « Force déterminée « , le bombardement de cibles - y compris politiques dans lensemble de la Yougoslavie - semble entamée en dépit des dénégations de lAlliance. Quels sont vos prochains objectifs ?
Alain Richard
La phase 3 nest pas entamée. Nos objectifs sont la poursuite des actions actuellement en cours et dont je vous ai décrit la logique. La sélection des cibles, centrées sur les forces armées, obéit à un contrôle politique des gouvernements.
La Croix
Que vous faut-il obtenir pour que vous considériez que lobjectif de lopération « Force déterminée « est atteint ?
Alain Richard
Que Slobodan Milosevic réponde positivement aux cinq questions de la communauté internationale sur un arrêt vérifiable de toute offensive et de toute répression, un retrait de ses troupes, le retour des réfugiés du Kosovo, la mise en ouvre du cadre politique équilibré pour le Kosovo et le déploiement dune force de sécurité internationale.
La Croix
Etes-vous prêt à une intervention au sol ? Dans quelles circonstances ? Dans quelles conditions ? Dans cette hypothèse, combien dhommes la France pourrait-elle fournir ?
Alain Richard
Ne laissons pas Slobodan Milosevic lire clairement dans nos intentions en traitant de questions prématurées. Une intervention au sol sinscrit, comme vous le constatez, dans nos exigences parmi lesquelles figure le déploiement dune force de sécurité internationale réellement apte à empêcher les violences. La configuration de cette force dépendra de la solution politique, qui reste notre objectif. La France y assumera sa responsabilité.
La Croix
Faut-il armer lUCK ?
Alain Richard
Notre objectif nest pas de transformer le Kosovo en champ de bataille permanent mais dobtenir un accord politique durable permettant à tous les habitants de cette région de vivre ensemble. Armer lUCK ne me semble pas servir cet objectif et serait en outre contraire à la résolution 1160 du Conseil de Sécurité des Nations Unies.
La Croix
Comment interprétez-vous lannonce de la libération par Belgrade des trois soldats américains, annonce qui ne sest pas concrétisée ? Et la fermeture par la Yougoslavie de ses frontières avec lAlbanie ?
Alain Richard
Slobodan Milosevic essaye de lancer des ballons dessai tous azimuts sous forme dinitiatives auxquelles il renonce aussi brusquement quil les a annoncées. Je pense quil faut y voir des tentatives maladroites de diviser lAlliance et dapparaître comme disposé à la discussion. Mais vous avez noté que, jusque là, lautorité yougoslave sest gardée de répondre aux questions posées par les Alliés et reprises vendredi par le Secrétaire Général de lONU. Une réponse à ces questions claires et précises de Kofi Annan, qui expriment les exigences légitimes de la communauté internationale, ouvrirait la voie à une solution politique durable.
La Croix
Souhaitez-vous, comme les Américains et les Britanniques, voir lOtan codifier dans le nouveau « concept stratégique « quelle adoptera le 25 avril la notion de catastrophe humanitaire pour justifier son intervention sans mandat de lONU ?
Alain Richard
Soyons précis : le « code « de lAlliance Atlantique, ce nest pas le concept stratégique qui sera adopté lors du sommet du 24 avril et qui porte sur des priorités daction, mais le Traité de Washington (NDLR. : Traité de 1949 fondant lAlliance) qui est très clair sur le point que vous évoquez.
La Croix
La crise du Kosovo ne fait-elle pas la démonstration que lEurope a des années de retard ? Les Européens auraient-ils été capables dintervenir seuls alors quils ont peu de missiles de croisière, pas davions furtifs, ils sont bien moins performants que les Américains pour la collecte de renseignements pas satellite ?
Alain Richard
Du point de vue de lEurope de la défense à laquelle nous travaillons dans la durée, je névoque pour le moment que deux enseignements de la crise du Kosovo : dabord les Européens, après avoir joué un rôle politique central, prennent leurs responsabilités en assumant près de la moitié du dispositif aérien et en jouant pleinement leur rôle dans la conception, la conduite et la réalisation des opérations. Assurer seulement la moitié du dispositif peut sembler insuffisant, mais cela nous permet de peser de façon déterminante sur le déroulement de la crise. Pour aller plus loin, il faut moderniser et « flexibiliser « nos moyens daction militaire : cest ce que fait la France en réformant sa défense. Deuxième enseignement : nous devons continuer le travail déjà entrepris pour donner à lUnion Européenne les moyens dagir de façon autonome, dans lAlliance ou à côté delle. Pour être pleinement crédibles, les gouvernements européens devront progresser rapidement sur le champ politique et consolider leurs capacités propres au traitement des conflits, par une organisation de leur capacité de décision stratégique commune en temps réel, par une harmonisation concertée de leurs efforts de défense, et par la poursuite de la constitution dune industrie européenne de défense de niveau suffisant.

(Source http ://www.defense.gouv.fr, le 13 avril 1999)
INTERVIEW A FRANCE 2 :
FRANÇOISE LABORDE
A Bruxelles, aujourdhui, 19 ministres des Affaires étrangères se réunissent pour la première fois à lOTAN. Peut-on dire quune solution politique commence à se dessiner, puisque cest la première fois quil y a une réunion à ce niveau à lOTAN ?
ALAIN RICHARD
Non. Je crois quil ne faut pas dire que cela change du jour au lendemain. Les ministres des Affaires étrangères, soit directement, soit par leurs proches collaborateurs, sont en concertation permanente depuis le début du conflit. Je crois que la forme que lon donnera à la solution politique, que lorganisation qui la parrainera et leurs différents partenaires sont des points importants. Mais ce qui est vraiment important, cest que Milosevic entre dans la discussion dune solution politique qui suppose que lon laisse les gens vivre ensemble au Kosovo. Les cinq conditions que nous répétons en permanence, disent simplement que les gens puissent vivre ensemble au Kosovo après la tentative dépuration ethnique. Je crois que ce qui se fait à lOTAN aujourdhui, sera une façon de se mettre daccord sur la mise en oeuvre des buts. Madame Albright va à Moscou demain, comme le représentant dHubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, y est allé jeudi. Tous ces contacts sont permanents : nos amis russes ont un rôle important. La première tâche qui leur incombe, est de faire comprendre à Milosevic quil faut quil passe du côté de la discussion.
FRANÇOISE LABORDE
Les Russes ont des positions à géométrie variable, entre la Douma néo-communsite qui a une attitude très ferme, et Monsieur Eltsine, qui a dabord parlé de missiles braqués vers lOccident et qui est ensuite revenu un peu sur ses propos. A quoi cela est-il dû ? A une fatigue présidentielle ? A des cohabitations particulières ?
ALAIN RICHARD
Dabord, nous ne nous sommes pas tout à fait habitués à ce que la Russie soit un espace pluraliste. Il y a des gens qui représentent des formations politiques différentes, qui ont des problématiques différentes et des rôles institutionnels différents.
FRANÇOISE LABORDE
Aux Etats-Unis, les Républicains disent, par exemple, quil faut une offensive terrestre.
ALAIN RICHARD
Les Parlementaires sexpriment autrement que les membres de lentourage de Clinton, cela paraît normal. En Russie, il est vrai que cest un peu plus désordonné, parce que cest une démocratie récente et quil y a des choses qui ne sont pas en accord dans leur système institutionnel. Leur position de fond est que la Russie doit sintégrer dans un jeu international où elle est reconnue pour son rôle positif. Ils ne vont pas pour le plaisir soutenir Milosevic, dont ils pensent la même chose que nous, sisoler et se trouver de nouveau mis au banc. Je ne le crois pas.
FRANÇOISE LABORDE
Le plan allemand qui consisterait à mettre lOSCE à la place de lOTAN pour rassurer les Serbes qui ne veulent pas avoir des forces militaires, mais plutôt une force dinterposition, est-il sérieux ?
ALAIN RICHARD
De toute façon, il doit y avoir une force, compte tenu de ce qui sest passé. Cest un pays où les gens sont toujours armés. La violence existe. Il est inimaginable que lon puisse faire vivre les gens ensemble au Kosovo, sans une protection armée. Que cette protection armée ne soit pas directement sous lautorité de lOTAN parce que cela ferait partie des concessions, est tout à fait imaginable. On la vu en Bosnie, il y a quatre ou cinq ans.
FRANÇOISE LABORDE
On se rappelle du Général Morillon qui demandait des moyens pour pouvoir défendre les populations civiles.
ALAIN RICHARD
Nos amis diplomates le savent : on ne peut pas faire une force militaire avec une organisation faible. Il faut quelle puisse agir en cas de montée de la violence. Le cadre institutionnel quon lui donnera peut changer, mais il faut quune force armée reste.
FRANÇOISE LABORDE
On a aussi un peu critiqué ici ou là, notamment Médecins du Monde, la nouvelle vocation humanitaire de lOTAN : que répondez-vous ?
ALAIN RICHARD
Non. Cela vient dune confusion. Les gens qui ont déjà été en Albanie, notamment nos collègues ministres de la Défense dEurope, savent que le nord de lAlbanie est sans aucun contrôle et que cest un espace où il y a la violence, des clans et la mafia. Nous ne pouvons pas laisser 100 000 personnes sans défense. Il y a une relation de confiance et un sentiment de complémentarité entre les militaires et les humanitaires. Ils savent que les endroits où ils vont sont des endroits dangereux dans lesquels se livrent des conflits souvent multiformes : ils ne peuvent pas y aller sans protection. Il sest trouvé que lOTAN a proposé une structure, à laquelle nous avons donné notre accord. Il faut effectivement au minimum 6 000 soldats pour assurer une couverture de sécurité dans cet espace et pour que les humanitaires puissent agir.
FRANÇOISE LABORDE
Cela ne peut-il pas être utilisé comme argument par les Serbes pour dénoncer une manoeuvre qui pourrait être le début du commencement dune opération terrestre ?
ALAIN RICHARD
Tant que lautorité yougoslave ne sera pas entrée dans la solution politique, en laissant les gens vivre au Kosovo, les arguments pourront circuler dans tous les sens. Cest le fait décisif. En attendant, on ne peut pas laisser les réfugiés et les personnes déplacées être repoussés par cette force agressive hors de leur pays. On ne peut pas les laisser sans défense. Cest très différent de la Macédoine. Nous avons eu des litiges avec la Macédoine, mais il sagit dun Etat qui a une armée et une police.
FRANÇOISE LABORDE
On a vu dailleurs que, parfois, ils mettaient des gants, mais de façon très élégante avec leurs sujets.
ALAIN RICHARD
Il a fallu les contenir. Tandis quen Albanie, il ny pas de structure. Il fallait bien cela.
FRANÇOISE LABORDE
Vous avez dit quil nétait pas question darmer lUCK. Mais na-t-on pas vu, aux Etats-Unis et en France, des bataillons qui partaient pour justement au côté de lUCK se battre contre les Serbes ?
ALAIN RICHARD
Oui, ce sont des Kosovars dorigine qui font ce choix à titre personnel. Mais lobjectif nest pas de faire du Kosovo un champ de bataille permanent. Ce nest pas notre intérêt, ni logique : notre position est de laisser les gens vivre ensemble, et non de créer une contre guérilla qui durerait des années. LUCK a été prise à un moment donné, par les pays du Groupe de contact, comme interlocuteur politique. On ne doit pas en faire une espèce...
FRANÇOISE LABORDE
De bras armé clandestin de lOTAN ?
ALAIN RICHARD
Cest cela. Ce serait complètement contradictoire avec ce que nous cherchons à faire.
Il faut que les gens vivent en paix là-bas.
FRANÇOISE LABORDE
Les Français changent-ils davis sur ce conflit ?
ALAIN RICHARD
Non, je crois quils confirment une approche. Je crois quils soutiennent et comprennent les objectifs politiques. Ils soutiennent les choix daction qui ont été faits. Ils admettent que le président de la République et le gouvernement, derrière le Premier ministre, ont pris les choix de modalité daction les mieux adaptés. Jobserve aussi que les Français ont une vision politiquement claire qui simposera à tous, y compris les partenaires politiques qui se sont un peu différenciés. A mon avis, ils vont avoir à se remettre en question. Mais les Français soutiennent moralement et humainement les gens.
FRANÇOISE LABORDE
Même si cela doit durer longtemps ?
ALAIN RICHARD
Les gens comprennent que cela ne peut pas se faire rapidement. Leur démarche collective vis-à-vis des personnes déplacées me paraît digne de ce que représente notre pays traditionnellement.
(Source http ://www.défense.gouv.fr, le 14 avril 1999)