Interview de M. Alain Juppé, ministre de la défense, à Europe 1 le 17 novembre 2010, sur la vie politique française, la France dans l'OTAN, la situation en Afghanistan et sur l'accord militaire franco-britannique.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- Alain Juppé, sans uniforme et sans bottes. Bonjour. Merci d'être là, pour la première fois.
 
Merci de votre accueil, toujours sympathique,
 
Avez-vous trouvé le président de la République, comme dit Martine Aubry, déboussolé ?
 
Je me demande si madame Aubry ne projette pas ses propres interrogations sur les autres. J'ai trouvé, au contraire, le président de la République très clair, dans son propos, et surtout dans ses intentions. C'est cela qui compte. On voit bien quelle est la feuille de route de ce nouveau Gouvernement, vous savez que c'était une de mes préoccupations, elle est pleinement satisfaite, avec la dépendance, la réforme fiscale, la formation professionnelle des jeunes...
 
Vous y souscrivez ?
 
Totalement.
 
Alors, cette fois il paraît modeste, apaisé, sincère, disent ceux qui l'ont regardé, est-ce qu'il joue un rôle de circonstances ?
 
Je suis très amusé par tous ces portraits, en rupture, en différence, moi je l'ai toujours trouvé sincère.
 
Oui, mais là, plus sobre, simple, moins flamboyant, volontairement plus sobre.
 
C'est comme ça que vous le voyez. Non, c'est vrai, ce que j'aie apprécié c'est qu'il reconnaît, sur un ou deux points, qu'il y avait, non pas des reniements, je ne pense pas que ce soit le mot, mais des inflexions à apporter, en particulier sur le bouclier fiscal. Je l'avais souhaité depuis longtemps, parce que les conditions ont changé aujourd'hui. La réforme ne va pas être facile à faire, mais je crois que la concevoir comme il la conçoit dans le cadre d'une harmonisation avec la fiscalité allemande, est une très bonne démarche.
 
Mais quand il reconnaît ses irresponsabilités, on avait l'impression d'entendre Barack Obama il y a 10 jours à Washington. Les relations entre le président de la République et le Premier ministre seront-elles désormais plus équilibrées ?
 
Elles seront conformes aux institutions. J'ai entendu hier François Fillon, devant les parlementaires, rappeler que la Constitution de la Vème République était ce qu'elle était. Le président de la République donne les grandes orientations. J'ai souhaité depuis longtemps que le Gouvernement soit une équipe, qui autour du Premier ministre participe pleinement à la définition de la politique, c'est ainsi que ça va fonctionner. Donc cette idée qu'on passe de l'hyper présidence à l'hyper Premier ministre est un peu une simplification médiatique, je trouve.
 
Vous avez dit, Alain Juppé, tout récemment, vous entrez dans le Gouvernement pour ne pas voir la gauche au pouvoir en 2012. Pourquoi, la gauche est-elle déjà si près du pouvoir ?
 
Vous voyez bien qu'aujourd'hui le rapport de forces est étroit, qu'on a beaucoup parlé de la popularité du président de la République - il fait observer que la plupart de ses homologues sont dans la même situation, certes, mais les choses ne sont pas gagnées d'avance. Or quand vous regardez un texte, il faudrait vraiment que beaucoup de Français le lisent, qui s'appelle « Egalité réelle », qui est le dernier programme émis par le Parti socialiste, vous en avez les bras qui tombent. Comment peut-on imaginer une telle collection de promesses démagogiques alors qu'on sait dans quelle situation sont aujourd'hui la France et l'Europe. Donc, moi je n'ai pas envie que ce programme-là soit appliqué en 2012, parce que...
 
Vous demandez, en gros, aux socialistes, d'écouter davantage Dominique Strauss-Kahn.
 
De regarder le monde tel qu'il est surtout, et la France telle qu'elle est. Vous vous souvenez de 81, il a fallu 3 ans avant d'arrêter le dérapage dans lequel nous étions engagés. Cette fois-ci, si ce qu'à Dieu ne plaise, ils gagnaient en 2012, ce n'est pas 3 ans qu'il faudra, c'est 3 mois, et je n'ai pas envie de cela pour mon pays.
 
Et vous, en 2012, est-ce que vous aiderez la droite à l'emporter ou Nicolas Sarkozy à gagner ?
 
Je ne vois pas la différence, entre nous.
 
Mais il y en a quelques-uns qui la voient.
 
Oui peut-être, mais je pense aujourd'hui... vous savez que c'est un choix de raison, d'analyse, je pense aujourd'hui qu'il est le seul candidat qui, sur la droite et le centre, peut gagner.
 
Il peut gagner en 2012 ?
 
Naturellement, oui. Et on va l'y aider. Et le Gouvernement est là pour l'y aider. Et la majorité aussi.
 
Monsieur le ministre de la Défense, vous vous êtes mis sans tarder au travail avec l'Amiral Guillaud, le chef d'état-major des Armées. Est-ce que vous utilisez, comme ça tout de suite, la table et le bureau du Général de Gaulle ?
 
Non, je suis plus modeste, je suis au rez-de-chaussée, le Général de Gaulle était au premier étage.
 
Après-demain vous allez accompagner le président de la République à Lisbonne, sommet de l'OTAN. Vous étiez plutôt hostile au retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN. Le gaullo-chiraquien Alain Juppé, est-ce qu'il y est maintenant favorable ?
 
Non, je n'étais pas hostile, j'ai dit très exactement que la démarche ne me surprenait pas, d'autant que nous l'avions engagée déjà en 1995/ 96 avec Jacques Chirac. Elle n'avait pas abouti à l'époque. Les temps ont changé aujourd'hui, j'avais émis quelques réserves sur l'opportunité d'accélérer, eh bien ça a été fait. Et qu'est-ce qu'on constate aujourd'hui, c'est que sur un certain nombre de points nous avons été entendus, l'OTAN est en train de réformer sa gouvernance, et par ailleurs un certain nombre de progrès ont été faits entre les pays européens, vous avez en tête, naturellement, le très important traité franco-britannique qui a été signé au mois de novembre.
 
Ça veut dire que la France reste indépendante et que c'était une bonne décision ?
 
La France reste indépendante, sa force de dissuasion nucléaire dépend de sa seule souveraineté, mais l'indépendance ça ne veut pas dire la solitude. Nous ne pouvons pas aujourd'hui, dans le monde tel qu'il est, et surtout avec les budgets tels qu'ils sont dans tous les pays européens, continuer à travailler tout seul. Surtout l'idée de mutualiser nos efforts, par exemple d'avoir un groupe aéronaval à la mer, par alternance, français ou britannique, est une bonne idée qu'il va falloir concrétiser dans les mois qui viennent.
 
J'espère que Dominique de Villepin l'entend, lui qui dit le contraire.
 
Eh bien il faut beaucoup de chapelles dans la maison du Père.
 
Pourquoi, il est encore dans la maison du Père ? Ou du grand-père ?
 
Il faut lui demander, puisqu'il est encore dans l'UMP, j'ai cru comprendre.
 
La guerre d'Afghanistan. Barack Obama prévoit de transférer dès 2014 toute la sécurité aux Armées afghanes. Faut-il commencer à sortir d'Afghanistan, je veux dire les troupes françaises, avant le printemps 2012, Alain Juppé ?
 
C'est une question extraordinairement difficile. L'Afghanistan est, j'allais dire, un piège pour tous les contingents qui y sont. Je crois que la ligne qui a été adoptée est la bonne, nous essayons, petit à petit, de transférer la responsabilité de la sécurité aux autorités afghanes.
 
Mais pour partir, à partir de quand ?
 
Vous parliez de 2012, je vous fais remarquer que dès le sommet de l'OTAN à Lisbonne, on va étudier dans quelles conditions un certain nombre de zones peuvent repasser sous responsabilité afghane, ce qui permettra d'envisager, selon un calendrier qui n'est pas fixé, l'adaptation de nos troupes sur le terrain.
 
C'est-à-dire que les alliés de l'OTAN pourraient quitter le pays, l'Afghanistan, alors qu'ils n'ont ni vaincu le terrorisme, ni attrapé Ben Laden.
 
Ce n'est pas l'objectif. Il faudra bien quitter l'Afghanistan un jour, on ne va pas s'y installer de façon pérenne, mais nous le ferons le jour où les conditions seront réunies, pour que les autorités afghanes aient la situation bien en main.
 
Quand irez-vous, ministre de la Défense, en Afghanistan ?
 
Le plus vite possible, parce que je pense que c'est la responsabilité du ministre de la Défense d'être au milieu des hommes et des femmes qui, là-bas, risquent leur vie. Pour quoi ? Pour défendre un certain nombre de valeurs, qui sont au coeur même de la façon dont nous voyons le monde.
 
Le plus vite possible c'est quand ? Dans quelques semaines ?
 
Dans les semaines qui viennent.
 
Le président Sarkozy s'est dit hier spécialement inquiet pour les otages au Mali. Est-ce qu'il n'y a pas de contact avec Al Qaïda Maghreb islamique ?
 
Vous savez, je comprends cette question, et vous comprendrez ma réponse. Bien sûr qu'il y a une sorte de contacts, que toutes les autorités, le ministère de la Défense, le ministère des Affaires étrangères, tout le monde est en vigilance extrême pour prendre tous les contacts nécessaires, mais vous comprendrez que je ne vous en dise pas davantage.
 
D'accord. Mais il y a des contacts ?
 
Bien sûr qu'il y a des contacts.
 
Est-ce qu'ils sont tous vivants et en bonne santé ?
 
Aujourd'hui nous avons toutes les raisons de penser que oui.
 
Est-ce que vous allez recevoir le président de France Télévisions, Rémy Pflimlin, les parents, les comités de soutien de nos deux confrères de France 3 qui sont détenus, hélas depuis trop longtemps, par les talibans ?
 
Je pense à vos deux collègues, bien sûr, comme à tous les autres otages, nous en avons dix aujourd'hui, dans différentes régions du monde, et je recevrai bien sûr, à la fois le président de France Télévisions, et puis le comité de soutien à nos otages.
 
Et vous avez des nouvelles d'eux ? Est-ce qu'on approche, parce que régulièrement on nous dit qu'on approche du moment où peut-être ils pourraient être libérés.
 
Nous l'espérons tous, et je ne peux pas vous en dire plus à ce stade.
 
Mais les contacts sont maintenus ?
 
Absolument.
 
Vous avez parlé tout à l'heure de l'accord historique de Défense qui a été conclu avec le gouvernement anglais. Est-ce que chacun va garder la maîtrise de sa capacité de dissuasion ? Est-ce que Londres va commander l'arsenal nucléaire français et Paris le britannique ?
 
Il n'y a pas la moindre ambiguïté Jean-Pierre Elkabbach, la réponse est non, enfin oui à la première question. Chacun gardera sa souveraineté sur sa dissuasion nucléaire, et non, aucun des deux ne commandera l'autre. Nous avons simplement une collaboration, dans le domaine technologique et scientifique, pour nous assurer que nos armes respectives restent au bon niveau de crédibilité.
 
Et on va créer ensemble, construire ensemble, des sous-marins, un sous-marin, peut-être un porte-avions, des missiles.
 
Tout ceci fait l'objet d'un certain nombre d'accords, et la tâche des ministres de la Défense aujourd'hui, va être de concrétiser cet accord très important dans les années qui viennent.
 
Un mot sur Bordeaux. Vous avez promis fidélité aux Bordelais, dont vous avez transformé la ville. Le Parti socialiste de Gironde vous accuse d'avoir cédé à l'attrait du pouvoir, je ne dis pas des palais, de vous ennuyer à Bordeaux. Paris, Bordeaux, aujourd'hui il n'y a plus d'incompatibilités ?
 
Je vais décevoir les socialistes bordelais, je ne m'ennuie pas à Bordeaux et je vais bien continuer à m'y intéresser très activement. Faites la liste, dans le Gouvernement, de tous les ministres qui assument aussi des responsabilités locales, vous verrez qu'elle est assez longue.
 
Et vous aimez toujours les Bordelais, et vous allez faire des allers-retours quand ? En fin de semaine ?
 
Vous avez dit que Bordeaux avait été transformé, j'ai lancé depuis 2 ans de grands projets, un projet urbain, un Agenda 21, un projet social, et je peux vous assurer que tout ceci sera conduit.
 Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 3 décembre 2010