Texte intégral
Monsieur le Conseiller culturel, cher Max Claudet,
Monsieur le Professeur, cher Dipankar Gupta,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
J'ai eu l'honneur pendant ce court séjour de rencontrer plusieurs personnalités du monde culturel indien, et de rendre visite à plusieurs institutions, comme la Galerie nationale d'art moderne, ou l'Indira Gandhi Centre for the Arts. En visitant la tombe d'Humayun j'ai pu prendre la mesure de l'extraordinaire travail que mène l'Archeological Survey of India. Après l'art contemporain, la photographie et le patrimoine, c'est au sujet de l'audiovisuel que je me suis entretenu avec mon homologue, Mme Ambika Soni, afin d'aborder les moyens de mettre à jour notre coopération. Je suis très heureux d'être maintenant avec vous pour aborder un domaine tout aussi important de notre coopération, à savoir ce que l'on appelle, de manière générale et pourtant d'un beau mot, le monde des idées.
Il y a deux ans, on célébrait les 100 ans de Lévi-Strauss. Cet anniversaire a donné lieu à de nombreuses manifestations qui sont allées bien au-delà des cercles parisiens du Musée du Quai Branly et du Collège de France : les colloques ont fleuri au Brésil et au Chili, en Chine, aux Etats-Unis, en Russie... L'Inde n'était pas en reste, puisque vous avez organisé ces rencontres de l'India International Centre, en présence de l'Ambassadeur Bonnafont. Entre temps Claude Lévi-Strauss nous a quittés, après avoir été le premier anthropologue français à entrer de son vivant dans la collection de la Pléiade. À ces multiples consécrations vient s'ajouter ce collectif que vous avez dirigé, et dont le titre quelque peu désacralisant sonne comme une parodie de publicité pour une paire de blue jeans ; My Favourite Lévi-Strauss, c'est un peu une totémisation sans tabou.
Depuis au moins une vingtaine d'années, le structuralisme n'a plus guère pignon sur rue. D'où nous vient dès lors ce souci de célébration, de par le monde, de sa figure tutélaire ? Sans vouloir empiéter sur le terrain des spécialistes, je voudrais revenir avec vous sur quelques raisons pour lesquelles Claude Lévi-Strauss est pour nous tous un auteur majeur - une version personnelle, si vous voulez, de My favourite Lévi-Strauss.
La genèse du structuralisme, tout d'abord, est une leçon d'interdisciplinarité. Le courant théorique que Lévi-Strauss a porté depuis Les Structures élémentaires de la parenté est bien issu d'une interpénétration disciplinaire entre la linguistique et les sciences humaines, au croisement des courants d'idées et des traditions nationales - on pensera à la linguistique russe et danoise qui s'est inscrite dans la lignée de Saussure, ou à l'anthropologie américaine que Lévi-Strauss fréquente pendant son exil new-yorkais. Il est toujours bon de rappeler la fécondité de ces croisements, alors que l'interdisciplinarité aujourd'hui fait souvent l'objet, dans des champs scientifiques de plus en plus spécialisés, plus de l'invocation que de la pratique.
Si Lévi-Strauss est important pour nous, c'est aussi parce qu'il a su transmettre à un vaste public, au-delà de celui des spécialistes, l'importance du rapport au terrain qui constitue le coeur du métier de l'anthropologue - même si lui-même y avait finalement consacré globalement peu de temps. Tout lecteur de Tristes Tropiques sait que l'expérience du terrain, c'est avant tout se déprendre de soi pour comprendre l'autre. Lévi-Strauss fait partie de ces auteurs qui nous ont montré que le fameux « terrain » des anthropologues ne se résume ni aux fixations postcoloniales, ni aux quêtes impossibles du chercheur solitaire en proie à la déception - à l'image des errements de Marcel Appenzell, cet ethnologue fictif issu de l'imagination géniale de Georges Pérec dans La vie mode d'emploi.
Lévi-Strauss, c'est aussi la leçon dérangeante de Race et culture, en 1971, et la question qu'il pose, devant une audience de l'UNESCO, des limites de la communicabilité entre les cultures. Cette préoccupation, cher Dipankar Gupta, vous est familière, vous qui parlez de « westoxication » à propos de ce que vous analysez comme une émulation occidentaliste superficielle des élites indiennes. En vous penchant ici à New Delhi sur l'oeuvre d'un anthropologue américaniste, dont le terrain était au Brésil, au Mato Grosso, vous avez été sensible à une démarche universaliste capable de donner des outils pour vaincre les barrières de la méconnaissance.
J'accorde d'autant plus de valeur à ces échanges franco-indiens que les malentendus, de part et d'autre, peuvent avoir la peau dure entre traditions culturelles fortes. Louis Dumont, dont on célébrera à son tour le centenaire de la naissance l'an prochain, avait beaucoup oeuvré pour montrer, avec Homo Hierarchicus l'importance du fait social et culturel indien pour comprendre en regard, dans Homo Aequalis, les fondamentaux de ce qu'on appelle l'Occident. En ce qui concerne notre côté du miroir, Edward Saïd avait par ailleurs montré la prégnance, par exemple, des représentations orientalistes, et leur capacité à entretenir la projection de fantasmes sur des altérités imaginaires, et le maintien de savoirs autonomes souvent totalement déconnectés des réalités sociales et culturelles. L'exotisme est trop souvent le double de l'ignorance, et encore trop nombreux en France et en Europe sont ceux qui, pour avoir cru goûter au kitsch de Bollywood, n'en ignorent pas moins tout d'Ambedkar et des fondateurs de l'Union indienne.
Evoquer avec vous la figure de Claude Lévi-Strauss, c'est aussi l'occasion de parler de la mondialisation des idées et de la cartographie complexe de leur circulation. Dans les domaines de la philosophie, de la théorie politique, des sciences humaines et sociales en général, l'Inde et la France se rencontrent bien souvent par territoires interposés. Si on lit aujourd'hui Rancière, Foucault ou Bourdieu en Inde, c'est bien sûr grâce à l'engagement des maisons d'édition indiennes. Mais c'est en partie également parce que les auteurs majeurs de la pensée française de la deuxième moitié du XXème siècle ont fait l'objet d'une digestion singulière dans le monde de la recherche anglophone, sous la forme de la « French Theory ». Parallèlement, les sciences humaines indiennes sont parties avec succès à la conquête du monde, et particulièrement du monde académique américain, notamment par le biais du succès des subaltern studies, dont l'une des principales représentantes, par exemple, Gayatri Spivak, a été la traductrice en anglais de Jacques Derrida. Les grands noms, souvent indiens, des postcolonial studies américaines, font désormais l'objet, plusieurs années plus tard, d'un débat important en France. Dans nos jeux d'influence réciproques, dans les transits et les aiguillages de nos idées, le paradoxe veut donc que nous nous rencontrions finalement souvent aux Etats-Unis. Si vous me permettez de détourner un peu sauvagement le titre de Dos Passos, je dirais qu'entre vous et nous, il y a souvent du « Manhattan Transfer ».
À ce titre, plutôt que de parler de façon dix-huitiémiste de « rayonnement de la pensée française », on ferait mieux de parler de « diffraction de la pensée française ». L'avantage de la « French Theory », c'est au moins qu'elle relève du bricolage dont Lévi-Strauss s'est fait le théoricien dans La pensée sauvage, et qu'en ce sens, elle n'appartient à personne : c'est peut-être ce qui fait sa force. Nous avons en quelque sorte construit ensemble une sorte de Jantar Mantar, comme celui qui sert depuis le XVIIIème siècle à Jaipur à déchiffrer les astres, mais pour cette fois observer le monde des hommes.
Si j'évoque avec vous quelques traits de cette circulation complexe des idées entre l'Inde et la France et leurs transferts souvent indirects, c'est bien sûr pour me réjouir avec vous de l'existence et de la richesse de ces points de contacts, pour lequel vous qui représentez le monde indien de l'édition jouez un rôle majeur. Réciproquement, les programmes d'aide à la traduction jouent un rôle important pour favoriser la présence de la création littéraire indienne en la langue française. Comme vous le savez, le Centre national du Livre veille tout particulièrement à ce que les aides accordées couvrent autant que faire se peut la pluralité des expressions linguistiques indiennes, sans se focaliser seulement sur les auteurs d'expression anglaise : hindi, bengali, malayalam, marathi... Nous pourrions réfléchir ensemble aux moyens de renforcer la présence d'éditeurs et de professionnels indiens de l'édition aux nombreux événements en France, à Paris comme en région, concernant le livre. Je crois en effet beaucoup à la personnalisation des rapports, et à l'importance des visites, pour que nous puissions chacun mesurer ce que nous avons à partager, par exemple en matière de vision commune sur les questions de droits d'auteurs et de diffusion.
Force est, pourtant, de constater que les exportations de livres français en Inde sont en très nette diminution ces dernières années, et même si l'on peut porter le blâme sur la crise économique et financière globale, là n'est sans doute pas la seule raison qui puisse être invoquée. Pour y remédier, l'action que la France mène avec le plan d'aide à la publication du Ministère des Affaires étrangères doit être poursuivie. Mais il serait nécessaire, sans doute, d'aller plus loin. Dans le domaine des sciences humaines et sociales, mon Ministère étudie actuellement la possibilité de mettre en place un plan de traduction vers l'anglais de la recherche contemporaine française. Cette démarche, menée par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France conjointement avec le Centre National du Livre, en collaboration avec le CNRS, vise à favoriser la circulation des idées et rendre plus visible la production française dans ces domaines, au-delà des phénomènes de mode - ce qui pourrait à coup sûr avoir des effets importants sur la densité et la qualité de nos échanges avec l'Inde.
Pour finir, je souhaiterais vous faire part d'un simple constat que mon court séjour m'a amené à conforter : la France et l'Inde partagent bien des perspectives en commun en ce qui concerne l'impact de la mondialisation sur les domaines de la culture et de la communication - au-delà des questions audiovisuelles, je pense également au marché du livre, à l'industrie musicale, à la régulation de l'internet. Dans le cadre de la présidence française du G20, nous souhaitons organiser l'an prochain un sommet des ministres de la culture, qui se tiendra début novembre en Avignon, en parallèle des rencontres internationales de la culture, de l'économie et des médias qui y sont annuellement organisées. Nous comptons ardemment, bien sûr, sur la participation de l'Inde à cet événement, afin d'échanger nos perspectives sur des enjeux qui relèvent de plus en plus, qu'on le veuille ou non, d'une meilleure gouvernance globale.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 7 décembre 2010