Entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France 2" le 19 mars 2011, sur l'intervention militaire aérienne en Libye et la situation en Côte-d'Ivoire.

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Média : France 2

Texte intégral

Q - La France est entrée en action. C'est le premier pays à le faire. Etait-ce un choix, une volonté de la France ?
R - Vous savez que la France s'est engagée depuis le début, d'abord pour gagner la bataille diplomatique et cela a été long parce qu'il a fallu réaliser un consensus.
Q - Sur ce plan-là, est-ce pour vous une victoire de la France ?
R - C'est une victoire de la France, disons-le, puisque notre diplomatie, sous l'impulsion du président de la République a été particulièrement engagée ; mais c'est aussi une victoire collective. C'est une victoire des Nations unies parce que c'est d'abord et avant tout une opération des Nations unies avec un mandat pour faire respecter les décisions et protéger les populations civiles ; c'est bien cela l'objectif.
Ensuite, il a fallu associer très étroitement - et pour nous c'était absolument capital -, les pays arabes.
Ce n'est pas une opération de l'Europe ou de l'Occident, c'est une opération de la communauté internationale avec la participation du Qatar et vraisemblablement aussi des Emirats Arabes Unis.
Q - Ces opérations se poursuivront-elles cette nuit ?
R - Les opérations vont se poursuivre tout au long des jours qui viennent jusqu'à ce que le régime libyen accepte les résolutions des Nations unies ; c'est-à-dire qu'ils cessent toute violence contre ces populations. Il faut qu'il retire ses troupes de là où il les a fait pénétrer et qu'il laisse s'exprimer l'aspiration du peuple libyen à la liberté et à la démocratie.
Q - Pour que l'on comprenne bien, lorsque Nicolas Sarkozy affirme que le colonel Kadhafi peut éviter le pire, cela veut-il dire que l'objectif n'est pas de faire tomber le colonel Kadhafi ?
R - Non, l'objectif - même si certains pays ont déclaré qu'il devait partir -, est de permettre aux Libyens de choisir leur avenir. Il y a un Conseil national de transition, il y a des forces libyennes. Ce sera à ces forces libyennes, qui veulent introduire la démocratie et la liberté comme les populations y aspirent, qu'il appartiendra de décider ce que sera le futur régime.
Nous n'allons pas imposer un régime à la Libye, nous allons simplement aider le peuple libyen à se libérer.
Q - Le colonel Kadhafi n'est pas Saddam Hussein ?
R - Il pratique aujourd'hui vis-à-vis de son peuple une violence aveugle qui fait que - je le rappelle quand même - la Cour pénale internationale a été saisie parce que nous considérons qu'il est l'auteur de véritables crimes de guerre à l'encontre de son peuple.
Q - On dit souvent du colonel Kadhafi qu'il est imprévisible. Qu'attendez-vous de lui dans les prochaines heures ?
R - Nous l'avons dit, c'est très simple. Nous attendons qu'il applique à la lettre les deux résolutions du Conseil de sécurité qui se sont succédé. Malheureusement, si vous voulez mon sentiment personnel, il y a peu d'espoir. Regardez seulement ce qui s'est passé hier : l'annonce d'un cessez-le-feu et, en même temps, la poursuite de l'offensive sur Benghazi.
Je crois donc que le colonel Kadhafi a perdu toute sa crédibilité et, en tout cas, la communauté internationale ne se laissera pas abuser par des positions qui ne seraient en réalité que des leurres.
Q - Les fils sont-il coupés, êtes-vous aujourd'hui en contact avec Kadhafi ?
R - Non, pas du tout ; d'ailleurs, nous ne savons pas où il se trouve si j'en crois vos émissions. Il n'y a pas de contact aujourd'hui avec le colonel Kadhafi.
Q - Alain Juppé, est-ce exact que vous avez travaillé main dans la main avec David Cameron ?
R - Main dans la main, depuis le début, la coopération entre nos deux pays a été totale et la résolution du Conseil de sécurité qui a été votée hier a été présentée par la France et par le Royaume-Uni.
J'ai entendu parler de soldats britanniques ou français ; je ne voudrais pas qu'il y ait d'ambiguïté, il n'y aura pas de débarquement au sol, il n'y aura pas d'intervention terrestre. Ceci est d'ailleurs très clairement indiqué dans la résolution du Conseil de sécurité.
Quant aux Américains, ils participeront pleinement aussi à l'opération. On les verra dans les heures ou dans les jours qui viennent.
Q - Un mot des insurgés, de l'opposition ; la France a été la première à reconnaître cette autorité de transition. Qui sont ces insurgés, ces opposants ?
R - Ce sont des hommes et des femmes qui représentent le peuple qui se bat pour sa liberté. Ils se sont exprimés, ils se sont regroupés, ils ont constitué ce Conseil national et nous avons considéré qu'ils étaient des interlocuteurs valables sur le plan politique. On nous dit que certains d'entre eux ont exercé des fonctions dans le gouvernement Kadhafi, mais dans toute révolution on est bien obligé de travailler avec des gens qui changent de camp et assument leurs responsabilités.
Je crois que nous avons là des interlocuteurs de qualité ; ce ne sont pas les seuls. Si d'autres veulent participer à la reconstruction de la Libye, c'est bien sûr au peuple libyen qu'il appartiendra de les choisir.
Q - Vous nous disiez que l'intervention militaire n'avait pas vocation à faire tomber le colonel Kadhafi directement...
R - Il n'est pas inscrit dans la résolution du Conseil de sécurité qu'il doit s'en aller. Mais il est bien évident, ne racontons pas d'histoires, que le but de tout cela, c'est de permettre au peuple libyen de choisir son régime et je n'ai pas le sentiment qu'aujourd'hui, le choix se porterait sur le colonel Kadhafi.
Q - Dans les guerres, dans les conflits, le premier jour est généralement assez «limpide». C'est le jour d'après qui est souvent plus inquiétant. Combien de temps cela pourrait-il durer ?
R - Je ne sais pas répondre à cette question. J'ai tout à fait conscience que nous avons pris une responsabilité lourde, des risques bien sûr. Mais je voudrais simplement vous inviter à réfléchir à ce que vous me demanderiez ce soir si nous avions décidé de ne rien faire.
Vous me demanderiez probablement où en est mon sens de l'honneur lorsqu'on laisse se faire massacrer les populations de Benghazi. Nous avons décidé de ne pas laisser faire cela. Nous prenons évidemment des risques, ce sont des risques calculés et maîtrisés.
Je pense que c'était notre devoir et notre honneur que de le faire ensemble avec l'ONU, les pays arabes et avec l'ensemble de nos partenaires.
Q - Concernant la Côte d'Ivoire, des scènes d'exode ont lieu aujourd'hui à Abidjan en raison des violences perpétrées ces dernières heures dans la capitale ivoirienne. Les Etats-Unis ont à nouveau condamné la violence aveugle de Laurent Gbagbo contre des civils désarmés.
On a l'impression, Alain Juppé, que la communauté internationale a quelque peu mis entre parenthèses la situation en Côte d'Ivoire. On intervient en Libye, pourquoi n'intervenons-nous pas en Côte d'Ivoire ?
R - En Côte d'Ivoire, l'Union africaine a pris ses responsabilités, elle a demandé à Gbagbo de s'en aller. Par ailleurs, il y a une force des Nations unies sur place.
Q - Joue-t-elle son rôle ?
R - Je pense qu'elle devrait jouer son rôle sans doute plus efficacement parce qu'elle a un mandat qui lui permet d'utiliser la force si des confrontations ou des violences s'exercent. L'étau que nous avons resserré autour de Laurent Gbagbo fonctionne. Il faut qu'il s'en aille et que le seul président légitime, qui est le président Ouattara, s'installe.
J'ai bien conscience qu'il y a aujourd'hui des violences inacceptables et qu'il faut donc accentuer la pression pour que Gbagbo s'en aille.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2011