Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "RTL" le 24 mars 2011, sur les opérations militaires en Libye, notamment les frappes aériennes contre les forces du colonel Kadhafi.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

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Q - Alain Juppé, quel bilan faites-vous des cinq jours de frappes aériennes continues sur les forces militaires du colonel Kadhafi ?
R - Il y a cinq jours, si nous n'avions pas fait ce que nous avons fait, que se serait-il passé ? Kadhafi aurait mis à exécution ses menaces, c'est-à-dire qu'il aurait massacré ses opposants à Benghazi. Voilà le premier bilan : nous avons sauvé Benghazi. Aujourd'hui l'étau s'est desserré, l'offensive de Kadhafi s'est arrêtée et nous avons aussi, dans d'autres endroits, permis de rétablir l'équilibre entre les opposants et le régime de Kadhafi. Je pense que l'on peut dire, de ce point de vue, qu'un premier succès a été remporté.
Q - Mais les forces militaires du colonel Kadhafi ont l'air toujours actives sur le terrain. On parle par exemple de bombardement de l'hôpital de la ville de Misrata qui est proche de Tripoli. Cela veut dire que le potentiel militaire du colonel Kadhafi est toujours en état de faire ce que le colonel souhaite.
R - Il est largement détruit ; toutes les défenses anti-aériennes - la plus grande partie - ont été neutralisées. Son aviation est également neutralisée ; elles n'étaient pas très nombreuses d'ailleurs, qu'il s'agisse d'avions ou d'hélicoptères.
Il dispose encore de moyens au sol, de canons. Le fait de bombarder un hôpital, c'est encore le signe de ce que ce régime a de barbare, et donc d'inacceptable pour la communauté internationale.
Nous allons donc continuer les frappes aériennes. J'entendais tout à l'heure Alain Duhamel dire que certains s'interrogeaient sur les objectifs de l'opération, ils sont extrêmement clairs.
Q - Définissez-les.
R - Il s'agit de protéger les populations civiles. Il s'agit aussi de mettre les opposants à Kadhafi, qui se battent pour la démocratie et la liberté, en situation de reprendre l'avantage et c'est pour cela que nous, nous ciblons sur les moyens militaires de Kadhafi et sur rien d'autre.
Q - …que vous avez du mal à détruire pour celles qui sont au sol, que vous évoquiez tout à l'heure.
R - Permettez-moi de vous faire remarquer que les opérations ont commencé samedi.
Q - D'accord.
R - Il y a quatre jours.
Q - Vous avez besoin de combien de temps encore ?
R - Je ne peux pas dire exactement combien de temps, mais cela va continuer le temps nécessaire pour neutraliser ces moyens. Et puis cela s'arrêtera dès le moment où Kadhafi, ou ceux qui sont autour de lui, qui vont peut-être bien prendre conscience qu'ils sont dans une impasse, diront : nous acceptons de cesser le feu dans les termes prévus par les résolutions du Conseil de sécurité. Si ceci se passe demain ou après-demain, l'opération militaire cessera immédiatement.
Q - Le départ du colonel Kadhafi n'est pas un objectif des opérations qui ont été menées aujourd'hui ?
R - Ce n'est pas dans la résolution du Conseil de sécurité, mais après ce qui s'est passé et après ce qui se passe dans le monde arabe, je n'imagine pas qu'un régime incarné par une telle personne, entre guillemets, puisse perdurer.
Mais ce que nous voulons, c'est que ce soit les Libyens qui le décident et la phase suivante, cela va être une initiative de paix. Le président de la République sera à Bruxelles aujourd'hui pour un Conseil européen qui va traiter de la Libye et, à cette occasion, nous allons dire : il faut penser maintenant à organiser la paix.
Organiser la paix c'est quoi ? C'est réunir les conditions d'un dialogue national entre le Conseil national de transition, avec peut-être d'autres forces politiques. Il y a beaucoup d'autorités traditionnelles en Libye, on parle beaucoup des tribus.
Et puis je suis convaincu qu'à Tripoli certains commencent à se poser des questions. Est-ce qu'on peut continuer avec un dictateur - on ne peut pas utiliser de terme excessif, mais - fou.
Q - Effectivement quand on a dit ça, on ne peut pas en dire beaucoup plus. Les frappes militaires ont elles tué des civils à Tripoli comme l'assure hier soir le colonel Kadhafi ?
R - Ce que disent nos militaires, c'est très exactement le contraire.
Q - Pas de victimes civiles ?
R - Il n'y a pas eu à ma connaissance de victimes civiles.
Q - Qui commande politiquement parmi les nations qui participent à ces opérations militaires ? On a compris que l'OTAN planifierait les opérations militaires mais, politiquement, on ne comprend pas bien qui décide des objectifs, de la manière dont l'opération va être conduite.
R - Je crois pourtant que c'est assez clair. C'est d'abord une opération des Nations unies. Tout ce qui se passe est autorisé par les Nations unies au coup par coup ; il faut faire une déclaration aux Nations unies chaque fois que l'on intervient. Donc, le pilotage politique est là.
Ensuite, ce que nous notons, c'est que la coalition des pays qui interviennent - il y a des Américains du Nord - Américains et Canadiens -, il y a des Européens, il y a des Arabes - puisse continuer à assurer le pilotage politique.
C'est la raison pour laquelle, avec mon collège britannique, nous allons inviter mardi à Londres l'ensemble de ces contributeurs, pour constituer une sorte de groupe de contact politique.
Ensuite, on a besoin d'un bras séculier pour planifier les opérations et pour les conduire sur le plan opérationnel. Les Américains ont commencé à faire ce travail, au début, lorsqu'il y avait simplement des avions français et américains dans le ciel.
Aujourd'hui, nous pensons qu'effectivement l'OTAN, à condition de bien en convaincre nos amis arabes et puis aussi nos amis turcs, peut jouer ce rôle. Mais, je le répète, à la condition qu'il y ait une gouvernance politique avec ce groupe de contact à qui on rend compte pour vérifier que l'on respecte bien les objectifs de l'opération.
Q - Vous sentez, Alain Juppé, la méfiance monter dans les pays arabes, la Turquie aussi qui manifeste une forme d'opposition. Cela vous inquiète t-il ?
R - Oui et non. Vous savez, quand on se lance dans une opération comme celle là, au début, tout le monde applaudit et puis, comme c'est difficile, comme cela peut être long, comme c'est très risqué, alors à ce moment-là chacun dit : ce n'est pas ça qu'il fallait faire. C'est un peu la règle du jeu.
Mais la Turquie a une position beaucoup moins tranchée qu'on le dit ; elle est même prête à participer et à faire entendre sa voix à l'OTAN.
Nous sommes en permanence en liaison avec les pays arabes et avec le secrétaire général de la Ligue arabe. Nous sommes aussi en liaison très étroite avec l'Union africaine. J'ai passé plus d'une heure hier soir avec le président de la Commission de l'Union africaine, M. Ping, qui sera en personne représenté mardi à Londres.
Vous voyez donc que nous veillons vraiment à assurer la cohérence. Cohérence ne veut pas dire unanimité. Si cela marche, vous verrez, l'unanimité sera là.
Q - Vous l'avez dit dans votre réponse ça peut être long ?
R - Cela peut être long, mais nous ne voulons pas nous enliser ; ce n'est ni l'Afghanistan ni l'Irak.
Il n'y aura pas de troupes européennes ou quelles qu'elles soient au sol. Nous voulons neutraliser par des moyens maritimes et aériens la capacité militaire de Kadhafi et, ensuite c'est aux Libyens de prendre en main leur destin.
Q - Le ministre de l'Intérieur, Claude Guéant a employé le mot de croisade à propos de ces opérations, et vous-mêmes avez qualifié ce mot de «croisade» de maladresse. Tout de même l'emploi de ce mot ne vous gène pas dans vos discours, dans vos dialogues diplomatiques ?
R - M. Guéant est un homme de qualité pour qui j'ai beaucoup d'estime, et je suis sûr qu'il sera un excellent ministre de l'Intérieur. Il arrive à chacun d'avoir un mot qui ne soit pas exactement adapté. Voilà, n'en faisons pas un drame.
Q - Non pas un drame, mais il vaut mieux ne pas le répéter celui-là.
R - Non il ne convient pas, ça c'est sûr.
(…)
Q - D'un mot, Alain Juppé, Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, deux journalistes de FRANCE 3 pris en otage en Afghanistan depuis le 29 décembre 2009, on pense toujours à eux, sont-ils toujours en vie ? En avez-vous la preuve ?
R - Je le pense. Nous avons des preuves de vie qui sont déjà un peu anciennes, rien ne nous permet de penser le contraire. Il y a ces deux journalistes, il y a aussi, je le rappelle, quatre autres otages au Mali et un autre en Somalie.
Q - Absolument.
R - Nous continuons à travailler à leur libération. Au début de l'année, nous étions presque au bout de nos peines en ce qui concerne vos deux confrères, Malheureusement, les choses sont très compliquées. Nous avons repris les discussions et, évidemment, nous ne lâcherons pas.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 mars 2011