Texte intégral
« ( ) préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je nai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce nest point par haine des autres races
que je mexige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
cest pour la faim universelle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits. »
(Cahier dun retour au pays natal, 1939)
Ces vers, publiés pour la première fois en 1939, sont aujourdhui reconnus comme la marque dun des plus grands poètes du XXème siècle. Tout est parti, pourtant, dun coup dessai : cest en effet en vacances, sur la côte dalmate, entre ses années de classe préparatoire au Lycée Louis-le-Grand et lEcole normale supérieure de la rue dUlm, que létudiant Aimé Césaire entame lécriture de ce qui allait devenir le Cahier dun retour au pays natal. Le philosophe béninois Paulin Hountondji a souligné lironie de ce coup de maître, de cette « géniale impertinence » dont Césaire ignorait encore quelle allait marquer en profondeur lhistoire de la littérature française.
Césaire a vécu intensément le vingtième siècle, quil sagisse de la richesse de ses mouvements littéraires et artistiques ou des soubresauts de son histoire politique. « Tout lespoir nest pas de trop pour regarder le siècle en face », écrivait-il dans sa présentation du premier numéro de Tropiques en 1941, quil fonde avec sa femme Suzanne. Regarder le siècle en face, cest clairement ce quils ont fait avec notamment André Breton et Wifredo Lam, Anna Seghers et André Masson, lorsquaffluent à la Martinique, par bateau, ceux qui fuient la France occupée, lors dun voyage que Claude Lévi-Strauss, qui en était aussi, décrit dans Tristes tropiques.
Le surréalisme, le cubisme et la négritude se rencontrent alors dans le temps du désarroi : il en naîtra un réseau dinfluences réciproques dont rend compte la magnifique exposition consacrée actuellement à Aimé Césaire, Lam et Picasso aux galeries nationales du Grand Palais, et dont Daniel Maximin est le commissaire.
Avant la guerre, la rencontre de Césaire avec Senghor et Léon Gontran Damas fut à lévidence déterminante pour sa prise de conscience de la composante africaine de lidentité antillaise. En fondant ensemble la revue lEtudiant noir, ils allaient ainsi donner naissance au concept indissolublement littéraire et politique de négritude, dont la grande fortune a beaucoup tenu à sa capacité dallier la force de la prise de parole et lappel à lémancipation de tous les opprimés. Juste après la guerre, ce seront Les armes miraculeuses, puis Soleil cou coupé dont le titre est repris du célèbre vers dApollinaire dans « Zone », où Césaire va explorer les blessures nées de la séparation avec lAfrique qui hante la mémoire collective antillaise. Plus tard, cest par exemple le succès mondial de La tragédie du roi Christophe, sa pièce inspirée par la lutte haïtienne pour lindépendance, qui saura montrer combien les thématiques dAimé Césaire peuvent être partagés bien au-delà des Antilles et de la France.
Cest donc une voix majeure de la littérature que la France célébrera le 6 avril au Panthéon, dans un hommage solennel que lui rendra la Nation, par la voix du Président de la République en présence de sa famille, des membres du Gouvernement et de nombreuses personnalités du monde des arts et des lettres. Cest aussi, en cette Année des Outre-mer, un hommage rendu aux cultures ultramarines, qui occupent depuis si longtemps dans la culture française une place si marquante.
À quoi bon célébrer, diront certains ? Limportance de loeuvre dAimé Césaire est déjà largement établie de par le monde, elle est étudiée dans toutes les universités. En 1994, on linscrivait au programme du baccalauréat de français ; il est aujourdhui au programme de lagrégation de lettres modernes. Chantre universel et incontesté de la négritude, homme politique martiniquais, son importance est reconnue de manière consensuelle. Alors pourquoi « panthéoniser » la voix du député-maire de Fort-de-France ?
Parce que la mémoire de Césaire et de ses écrits appartient à tous. Son oeuvre, qui marque aussi limportance des littératures doutre-mer dans notre patrimoine littéraire national, en appelle au devoir dintelligence et de respect mutuel dans ce « pays monde » quest la France du XXIème siècle. Ce devoir, il nous la transmis en héritage par la force de ce quil appelait la « parole essentielle » : la poésie, cette « frappe de lunivers à leffigie de lhomme », écrit-il dans sa présentation de « Tropiques ».
« Le poète est cet être très vieux et très neuf, très complexe et très simple qui aux confins vécus du rêve et du réel, du jour et de la nuit, entre absence et présence, cherche et reçoit dans le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs le mot de passe de la connivence et de la puissance. » (in « Poésie et connaissance », paru dans Tropiques en janvier 1945)
Parce quenfin, dans nos mémoires post-coloniales, il faut nous donner loccasion dembrasser notre histoire, et toute notre histoire. Au Panthéon, cest Victor Schoelcher, depuis linitiative de Gaston Monnerville en 1949, qui porte la mémoire du combat contre lesclavage. Il était juste quau natif de Fessenheim vienne se joindre une autre présence illustre. Se souvenir, cest parfois exorciser ; mais cest exorciser ensemble. Le travail de mémoire quappelle le fait esclavagiste nest pas quun travail sur soi. Il implique aussi la mémoire de toutes les communautés qui furent autrefois les victimes du Code Noir, et qui font partie intégrante de notre mémoire nationale. « Nous sommes ceux qui disent non à lombre », écrit Césaire dans « Tropiques ». Et pour réussir, nos santerias se doivent dêtre plurielles. Nous avons pour cela beaucoup à faire, et Césaire vient nous y aider. Dans son Discours sur le colonialisme en 1955, il lançait cet avertissement : « Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. » On se souvient encore de la voix dAntoine Vitez lisant ces lignes en Avignon, en 1989, un an avant sa mort. Césaire nous indique le chemin, lui qui aura dénoncé les aliénations comme aucun autre :
« Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes.
Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres!
Et mitraille de barils de rhum génialement arrosant nos révoltes ignobles, pâmoisons d'yeux doux d'avoir lampé la liberté féroce »
(Cahier dun retour au pays natal)
« Peindre le drame », cétait aussi la tâche de Wifredo Lam, lami cubain, le complice pour toujours. Dans la jungle flamboyante de son oeuvre, répond en écho la voix haïtienne quAimé Césaire prête au roi Christophe, avant que celui-ci ne se transforme à son tour, dans sa citadelle, en « Moloch tropical », pour reprendre le titre de Raoul Peck :
« Jadis, on nous vola nos noms. Destampilles humiliantes on oblitéra nos noms de vérité. Sentez-vous la douleur dun homme de ne savoir pas de quel nom il sappelle ? À quoi son nom lappelle ? »
(La tragédie du roi Christophe)
En 1991, quand La tragédie du roi Christophe entre au répertoire de la comédie française, cest Idrissa Ouedraogo, le grand réalisateur burkinabé qui en signe la mise en scène, en respectant le voeu dAntoine Vitez qui venait de nous quitter : jouer la pièce avec des acteurs blancs. Cest cette portée universelle de notre travail de mémoire que Césaire aurait aimé, je crois, que nous gardions au coeur.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 1er avril 2011