Entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France 2" le 5 avril 2011, sur la place et l'engagement de la France sous mandat de l'ONU en Côte d'Ivoire et en Libye.

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Média : France 2

Texte intégral

Q - Bonsoir Alain Juppé, merci d'être avec nous dans ces heures décisives. Avez-vous des informations sur l'état des négociations en cours ? Sont-elles terminées, y a-t-il une reddition officielle ?
R - A ma connaissance, non. Il y a aujourd'hui, en ce moment-même, des tractations entre Laurent Gbagbo et ceux qui l'entourent encore avec le représentant du Secrétaire général des Nations unies, M. Choi, et également l'ambassadeur de France. J'espère que, le plus rapidement possible, Laurent Gbagbo va accepter la réalité, c'est-à-dire qu'il est désormais isolé et qu'il doit reconnaître que le seul président légitime et légal de la Côte d'Ivoire est Alassane Ouattara.
Q - Savez-vous sur quels points achoppent ces négociations ?
R - Non, je n'y participe pas directement. On peut imaginer que Laurent Gbagbo ait encore des prétentions. Ce que nous avons demandé, c'est que sa sécurité personnelle, son intégrité physique soit garantie ainsi que celle de sa famille.
Q - Au besoin avec des moyens français ?
R - Je pense qu'il appartient aujourd'hui à l'ONUCI, c'est la force des Nations unies qui comporte 10.000 Casques bleus sur le terrain, d'assurer cette sécurité et ensuite aux autorités ivoiriennes de négocier les conditions de son départ.
Q - La France est-elle facilitatrice dans ces négociations ou dialogue-t-elle directement avec Laurent Gbagbo ?
R - Elle est facilitatrice, elle participe aux négociations, elle rappelle un certain nombre de points dont ceux que je viens d'évoquer, à savoir la nécessité que les choses soient claires et que Laurent Gbagbo abandonne le pouvoir pour reconnaître la légitimité d'Alassane Ouattara. Ensuite, il appartient aux autorités ivoiriennes, en liaison avec les Nations unies, de discuter des conditions du départ.
Q - Pour vous, s'il y a reddition, il doit éventuellement échapper à la justice internationale si elle est saisie ?
R - Il ne m'appartient pas de contrarier le cours de la justice internationale. Ce qui est important, c'est que l'action de la France s'est située, depuis le début, dans la légalité internationale. Nous ne sommes intervenus que lorsque le Secrétaire général des Nations unies, hier soir, nous a demandé d'intervenir car elles n'étaient pas capable d'arrêter l'utilisation des armes lourdes dont Laurent Gbagbo se servait contre sa propre population. Jusqu'à ce moment-là, la force Licorne n'était pas intervenue et nous ne l'avons fait que parce que ce sont les Nations unies qui nous l'ont demandé.
Nous avons détruit, dans la nuit, un certain nombre de blindés ou d'armes lourdes et d'ailleurs, d'après mes informations, les tirs d'armes lourdes à Abidjan ont cessé.
Q - Précisément, si on vous a demandé de nous répondre ce soir, c'est parce que nous avons le sentiment qu'il y a eu un changement dans la position de la France. Ce changement a-t-il eu lieu et si oui, pourquoi ?
R - Il n'y a pas eu de changement, nous ne nous sommes pas ingérés dans les affaires intérieures de la Côte d'Ivoire. La France n'a pas décidé tout d'un coup d'intervenir. Depuis le départ, notre force Licorne est sous mandat des Nations unies, en soutien de l'ONUCI. Nous avions dit qu'elle était là essentiellement pour protéger nos ressortissants qui sont nombreux, on les a vus tout à l'heure sur vos écrans. Nous avions ajouté que nous n'interviendrions qu'en cas d'extrême péril et à la demande du Secrétaire général des Nations unies, c'est ce qui s'est passé. Il y a donc eu une grande continuité dans la position française.
Q - Ne joue-t-on pas un peu avec les mots ? On a quand même le sentiment que ce que la France recherchait hier et ce qui est en train de se produire, c'est le départ de Laurent Gbagbo ?
R - Non, nous ne jouons pas avec les mots, c'était tout à fait notre objectif.
Que s'est-il passé en Côte d'Ivoire, il faut le rappeler. J'entendais hier l'un de vos confrères dire à la télévision que l'on pouvait reconnaître à M. Gbagbo ce mérite d'avoir organisé les élections. Il a attendu cinq ans avant de le faire ; il y a dix ans qu'il est au pouvoir sans élection.
Ces élections ont eu lieu et toute la communauté internationale, l'Organisation des Nations unies, l'Union africaine, tous les voisins de la Côte d'Ivoire, les grands pays ont dit que le candidat réellement élu, légalement élu, était Alassane Ouattara. M. Gbagbo n'a pas voulu accepter le verdict des urnes et depuis quatre mois, avec beaucoup de patience, la communauté internationale lui dit qu'il faut partir. Ses amis africains lui ont également dit qu'il devait quitter le pouvoir. La France est venue en soutien. Nous souhaitions son départ parce que c'est très symbolique ; si, en Afrique, des élections qui se déroulent convenablement sont ensuite bafouées par ceux qui ne veulent pas quitter le pouvoir, c'en est fait de la démocratie en Afrique.
Q - Mais vous dites que le départ de Laurent Gbagbo n'était pas le but recherché hier soir ?
R - Notre but était qu'Alassane Ouattara devienne le président effectif de la Côte d'Ivoire, ce qui impliquait bien sûr le départ du pouvoir de Laurent Gbagbo, cela va de soi.
Q - Il y a une interrogation plus large, on peut dire ce soir que la France est engagée sur trois fronts : l'Afghanistan et, désormais, la Libye et la Côte d'Ivoire. Que signifie ces engagements en termes d'hommes, en termes financiers, est-ce un changement de doctrine de la France, un changement de positionnement sur la scène internationale ? Du jamais vu sans doute sous la Vème République. La France désormais est-elle en quête de puissance y compris avec les armes ou bien s'agit-il d'une coïncidence ?
R - Comment pouvez-vous imaginer que la France devienne, en ce XXIème siècle une puissance guerrière ? Nous sommes là pour protéger les populations, pour faire avancer la paix.
Permettez-moi au passage, néanmoins, de rendre un hommage appuyé à nos militaires qui sont formidables. Ils sont courageux, efficaces et dévoués. On se rend compte que la France, sur la scène internationale, a une capacité de projection de forces qui n'a pas beaucoup de comparaison. Nous ne faisons pas la guerre en Côte d'Ivoire.
Q - Ce n'est donc pas une guerre ?
R - Nous nous sommes mis à la disposition de l'ONU, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité, pour supprimer des cibles militaires afin d'éviter que des armes lourdes ne tirent sur des populations civiles.
Q - Et cela ne revient-il pas au même ?
R - Faire la guerre veut dire aller combattre une armée en face de soi. Ce n'est pas ce que nous faisons. Je conteste tout à fait cette idée que l'on fait la guerre en Côte d'ivoire. Nous sommes dans le cadre strict des Nations unies.
Q - Même si, dans les faits, cela aboutit au départ de Laurent Gbagbo ?
R - Oui mais nous n'avons pas tiré sur Laurent Gbagbo et nous souhaitons préserver son intégrité physique. Nous avons tiré sur les chars, sur les mortiers que Laurent Gbagbo utilisait pour tirer sur des marchés au sein d'Abidjan et je pense que ceci est à l'honneur de la France.
Je voudrais revenir à ce qui s'est passé en Libye parce que l'on parle de changement de cap et l'on se questionne beaucoup.
Je l'ai dit aux Nations unies devant le Conseil de sécurité. Il s'agissait d'une question de jours, pour ne pas dire d'heures. Si nous n'avions pas fait ce que nous avons fait, il y aurait eu un massacre à Benghazi. Kadhafi l'avait d'ailleurs annoncé et il l'aurait fait. Je suis assez fier que, grâce à l'engagement du président de la République, nous ayons pu entraîner la communauté internationale pour éviter ce massacre.
Q - Tout de même, la France n'occupe-t-elle pas une nouvelle place notamment face à un certain repli américain ?
R - Les Américains sont très présents en Afghanistan, beaucoup plus que nous lorsque vous regardez les chiffres.
Q - Mais ils ne frappent plus en Libye depuis hier soir.
R - Ils ont participé aux premières opérations en Libye, je ne pense donc pas que l'on puisse dire qu'ils se sont désengagés. La France assume des missions qui sont à sa mesure.
Q - Donc, il n'y a pas de changement de doctrine ?
R - Non, c'est la légalité internationale. Quand le Conseil de sécurité des Nations unies estime qu'il faut aller protéger les populations, la France est disponible mais nous n'avons pas du tout l'intention de nous déployer dans un état d'esprit offensif.
Nous sommes un pays de paix, un pays de concorde. Ce qui est important en Côte d'Ivoire, je voudrais quand même le dire, c'est à présent la suite, la reconstruction de la Côte d'Ivoire. Il faut qu'Alassane Ouattara - et nous lui faisons confiance pour cela - ait un discours de réconciliation, de paix, de pardon, qu'il associe des partisans de Laurent Gbagbo qui le voudront bien à son gouvernement. Ensuite, nous allons aider la Côte d'Ivoire à remonter la pente parce que c'est un beau pays, un grand pays, qui a des capacités formidables. J'espère que les Français qui y résident aujourd'hui pourront continuer à y vivre.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 avril 2011