Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France Info" le 12 avril 2011, sur la chute et l'arrestation de l'ancien président Laurent Gbagbo en Côte d'Ivoire et l'intervention de la France et de l'OTAN sous mandat de l'ONU en Libye.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Info

Texte intégral

Q - Merci d'être avec nous en direct ce matin. Quatre mois qu'il s'accrochait au pouvoir, Laurent Gbagbo a donc été arrêté hier, sorti de son bunker par les forces républicaines de Côte-d'Ivoire, l'Armée d'Alassane Ouattara. Alors on va aller droit au but, est-ce l'ONU et la France qui voulaient, la chute de Laurent Gbagbo ?
R - L'ONU et la France voulaient le respect des résolutions du Conseil de sécurité, rien de plus, rien de moins. La dernière de ces résolutions demandait à ce que soient neutralisées les armes lourdes avec lesquelles Gbagbo tirait sur la population ivoirienne, et c'est ce que nous avons fait, à la demande expresse de M. Ban Ki-moon, qui a écrit au président de la République et lui a demandé le soutien de Licorne. Nos troupes ont bombardé des cibles militaires, des blindés et d'autres armes lourdes. C'est l'armée du président Ouattara, les forces républicaines de Côte d'Ivoire, qui sont ensuite intervenues, qui sont entrées dans le bunker et qui se sont emparées de M. Gbagbo. Tout ceci a été parfaitement expliqué par le ministre de la Défense et le chef d'état-major des Armées.
Q - Malgré tout, Alain Juppé, sans cette présence décisive des forces françaises, est-ce que le camp d'Alassane Ouattara aurait pu réellement arrêter Gbagbo ? C'est bien l'Armée française, finalement, qui a neutralisé les armes lourdes.
R - Oui, bien sûr, je viens de vous le dire. On ne va pas refaire l'histoire en se demandant si et si. Je rappelle quand même qu'il y avait plus de soldats de l'ONUCI à Abidjan, que de soldats français. C'est donc l'ONUCI qui a été en tête, ce sont les hélicoptères de l'ONUCI qui ont commencé à bombarder et, comme on nous l'a demandé, la France est venue en soutien. Je voudrais simplement souligner que ce qui s'est passé aujourd'hui est une étape importante, et je serais même tenté de dire que c'est une bonne nouvelle. D'abord pour les Ivoiriens et les Ivoiriennes eux-mêmes, parce qu'ils vont sortir de la spirale de guerre civile, dont Gbagbo porte la responsabilité. C'est aussi une bonne nouvelle pour la démocratie, parce que cela veut dire que dans la dizaine de pays africains où il va se passer des élections dans les mois qui viennent, on pourra être convaincu que le résultat des élections démocratiques est respecté. C'est très important.
Q - Donc on est dans le cadre strict de la résolution 1975 de l'ONU.
R - Absolument.
Q - Que répondez-vous, vous, ce matin, à tous ceux qui disent que la France voulait Ouattara au pouvoir parce que Ouattara est un proche du pouvoir français, de Nicolas Sarkozy en l'occurrence ?
R - Ecoutez, je trouve que les réseaux de M. Gbagbo en France sont encore très puissants, et que son information, pour ne pas dire sa propagande, est extrêmement efficace. Ces réseaux sont très présents au Parti socialiste, on le sait. Regardons les choses très clairement en France. Il y a eu des élections, la communauté internationale les a souhaitées pendant longtemps, M. Gbagbo les a refusées pendant cinq ans. On est arrivé à ces élections. Ces élections ont donné un résultat qui a été validé par les Nations unies, par la CEDEAO, c'est-à-dire l'ensemble des voisins de la Côte d'Ivoire, par l'Union africaine, il y a eu une position absolument unanime. Ce n'est pas la France qui a déclenché les choses, c'est la communauté internationale qui a dit : «M. Ouattara est le président légalement élu, il faut qu'il s'installe au pouvoir et que M. Gbagbo s'en aille». Voilà le film des événements. Tout le reste, ce sont des procès d'intention, si vous me le permettez.
Q - On a entendu hier soir Alassane Ouattara s'exprimer à la télévision pour dire qu'il fallait qu'il y ait aujourd'hui réconciliation en Côte d'Ivoire. Cela passe par quoi, selon vous, et est-ce que la France a un rôle à jouer dans cette réconciliation-là ?
R - Que les choses soient claires, c'est aux Ivoiriens, maintenant, de prendre en main leur destin. M. Ouattara a déjà fait un discours de réconciliation nationale il y a trois jours, il l'a refait aujourd'hui. Et la réconciliation nationale c'est d'abord le pardon, et c'est à lui d'apprécier dans quelles limites le pardon peut être donné…
Q - Mais il y a encore beaucoup d'armes qui circulent en Côte-d'Ivoire, à Abidjan notamment.
R - Bien sûr.
Q - Les deux camps se sont réarmés tout récemment.
R - Le président Ouattara a également lancé un appel à déposer les armes. La réconciliation, c'est le pardon et c'est, ensuite, la constitution d'un gouvernement d'union nationale dans lequel, nous l'espérons, siègeront des partisans de M. Gbagbo, qui viennent aujourd'hui entrer dans le processus de réconciliation. Je le répète, c'est à M. Ouattara et aux équipes qui l'entourent d'en décider, certainement pas à la France. Et puis il y aura, effectivement, aussi, des procédures judiciaires et il appartient là encore aux autorités ivoiriennes de décider ce qui doit être fait vis-à-vis de Laurent Gbagbo et de ceux qui l'ont entouré.
Q - Il devrait être traduit devant la justice ivoirienne, le recours à la Cour pénale internationale est évoqué. Un exil de Laurent Gbagbo est-il envisagé ? Est-ce que la France l'accueillerait ?
R - La France ne l'accueillerait certainement pas, ne compliquons pas les choses. Quant au sort de M. Gbagbo, ce n'est pas à moi d'en décider, ni au gouvernement français. Il y aura des procédures judiciaires, ivoiriennes si c'est ce que décide le gouvernement ivoirien, ou internationales si la Cour pénale internationale poursuit l'instruction, qui est déjà engagée d'ailleurs, à l'encontre de Gbagbo et de ceux qui l'entourent.
Q - Alain Juppé, vous partez ce matin, je crois, à Luxembourg, vous serez ce soir à Doha, avec le Groupe de contact sur la Libye. Deux étapes où il sera question de ce conflit. Le fils de Mouammar Kadhafi, hier soir, a dit à la télévision qu'en intervenant en Libye, la France avait commis une erreur historique.
R - La France a fait un choix courageux. Mais ce n'est pas la France qui est intervenue - évitons encore de dénaturer les choses -, c'est une coalition internationale sur la base d'une résolution du Conseil de sécurité. La France ne prend pas l'initiative, comme cela, tout d'un coup…
Q - Sous l'impulsion de la France.
R - Peut-être, mais la France ne prend pas comme cela l'initiative de partir en guerre, il s'agit-là d'une affabulation. Il y a eu une décision internationale. Pourquoi ? Il faut quand même revenir toujours au pourquoi des choses. Parce que Kadhafi était en train de foncer sur Benghazi en annonçant qu'il allait y faire un bain de sang. Et comme je l'ai dit au Conseil de sécurité, cela s'est joué à quelques heures près. Et je pense, d'ailleurs tout le monde le reconnaît, que c'est à mettre au crédit de la coalition - dans laquelle il y avait, pour l'essentiel, les Américains, les Français, et les Britanniques au début - d'avoir évité le massacre de Benghazi et d'avoir permis au Conseil national de transition de reprendre des forces.
Q - Vous parliez la semaine dernière à ce même micro de la situation à Misrata ; elle n'a guère évolué, si ce n'est pour empirer. Que peut-on faire aujourd'hui, concrètement, pour que l'aide humanitaire soit acheminée ? On a vu que les forces pro-Kadhafi disaient : «attention, même si vous envoyez de l'aide humanitaire, on réprimera.».
R - Il faut d'abord que l'OTAN joue pleinement son rôle. L'OTAN a voulu prendre la direction militaire des opérations. Nous l'avons accepté, elle doit jouer son rôle aujourd'hui, c'est-à-dire éviter que Kadhafi n'utilise, là encore, des armes lourdes pour bombarder les populations.
Q - Ce n'est pas le cas aujourd'hui ?
R - Pas suffisamment, et nous le dirons d'ailleurs aujourd'hui à Luxembourg. Vous savez que jeudi et vendredi nous serons à Berlin pour un Conseil de l'Atlantique Nord. Donc, que l'OTAN joue son rôle et protège…
Q - Jouer son rôle davantage, c'est quoi par exemple ?
R - Détruire les armes lourdes qui bombardent aujourd'hui la ville de Misrata. Et deuxièmement, il faut faire un effort majeur et accentué d'aide humanitaire ; il y a déjà des bateaux d'aide humanitaire qui arrivent à Misrata. L'Union européenne, qui n'a pas voulu s'engager dans la partie militaire de l'opération, doit donner la priorité absolue à cette aide humanitaire pour soulager la situation des populations.
Q - La médiation de l'Union Africaine, Alain Juppé, n'a pas vraiment porté ses fruits, on l'a vu hier. Le Conseil de transition en Libye a rejeté la feuille de route qui était proposée parce que, tout simplement, il n'y avait pas une condition suffisante au départ de Mouammar Kadhafi. Est-ce qu'on n'est pas déjà, en quelque sorte, à la fois militairement et politiquement dans une partition du pays, dans une partition de la Libye ?
R - Nous voulons l'éviter à tout prix et tout le monde veut l'éviter, aussi bien du côté des partisans de Kadhafi - il en reste - que du côté du Conseil national de transition, ou bien encore du côté de la communauté internationale. Je vous disais que l'OTAN devait jouer son rôle mais il faut aussi que l'on enclenche un processus politique ; c'est cela l'objet de la réunion de Doha, où vont se retrouver non seulement les principaux pays contributeurs, mais aussi les pays arabes, et également la Ligue arabe et l'Union africaine. Nous allons donc essayer de pousser au dialogue national, entre les représentants du Conseil national de transition, qui ont pris les armes pour se libérer de la dictature de Kadhafi, les autorités de la société civile libyenne, et puis aussi ceux qui, à Tripoli, commencent à se dire qu'il n'y a pas véritablement d'avenir avec Kadhafi, et vous savez qu'il y en a de plus en plus. (…).source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 avril 2011