Texte intégral
Q - Toujours sans nouvelle ce matin de trois humanitaires français disparus hier au Yémen. Ils pourraient avoir été enlevés alors qu'ils venaient de quitter leur bureau pour aller déjeuner. Il s'agit de deux hommes et d'une femme âgés (NDR il s'agit de deux femmes et d'un homme) de 26 à 32 ans qui travaillaient pour une ONG française. Selon vous Alain Juppé, peut-on parler d'enlèvement ?
R - Pas encore. Comme l'a dit le porte-parole du Quai d'Orsay, ils ont disparu et notre ambassadeur est au contact des autorités du Yémen et du ministère de l'Intérieur pour que l'enquête progresse le plus vite possible.
Q - N'avons-nous donc aucune information supplémentaire ?
R - Pour l'instant, je ne peux rien vous dire de plus.
( )
Q - Christine Lagarde entame dès demain une tournée dans les pays émergents en commençant par le Brésil. Est-il bien prudent de présenter la candidature de Christine Lagarde qui risque d'être jugée pour abus de pouvoir dans l'affaire Tapie ?
R - Dans l'interview que vous venez de montrer, j'ai entendu un journaliste dire «imaginons que».
Alors, sortons des scénarios de l'imagination, Christine Lagarde est une femme honnête, j'en suis absolument convaincu.
Par ailleurs, personne ne peut mettre en cause sa compétence.
Pendant ces deux jours, j'étais moi-même à Deauville puisque le président de la République m'a associé à l'ensemble des rencontres qui se sont tenues et je peux vous dire que, peut-être pas parmi les journalistes mais parmi les huit chefs d'État et de gouvernement qui étaient là, plus le président de la Commission européenne et le président du Conseil européen, il y avait unanimité, il faut bien dire les choses telles qu'elles sont, pour soutenir Christine Lagarde.
( )
Il est par ailleurs très important, me semble-t-il, que ce poste soit occupé par une femme comme Christine Lagarde, cela a été dit à l'instant. L'Europe est aujourd'hui au milieu de tourmentes monétaires très importantes et le fait d'avoir un Européen, même si ce n'est pas le seul argument - l'argument de la compétence me paraît encore plus important -, nous aidera beaucoup.
( )
Q - Comme vous le disiez, vous étiez à Deauville, on a beaucoup parlé des pays arabes libérés mais pas seulement. On a parlé de la Syrie aussi : un millier de personnes tuées, des milliers d'autres arrêtées Que fait-on quand un dictateur, Bachar El Assad, malgré les sanctions continue de réprimer son peuple ?
R - Je voudrais dire tout d'abord que ce fut un grand G8 et on le doit au leadership de Nicolas Sarkozy. Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est Barak Obama qui l'a indiqué à plusieurs reprises.
C'était un grand G8, tout d'abord parce que l'on a parlé de solidarité avec la Tunisie et l'Égypte ; on a parlé de solidarité avec l'Afrique. On a innové, aussi, en mettant Internet à l'ordre du jour et ce fut un débat passionnant. Et puis, il y a eu la convergence des grandes nations sur les grandes crises internationales.
Sur la Syrie, on dit qu'il y a deux poids et deux mesures. Non, la France ne fait pas deux poids et deux mesures. Nous avons dit exactement la même chose s'agissant de la Syrie que ce que nous avons dit s'agissant de la Libye, à savoir qu'un chef d'État qui fait tirer au canon sur sa population est discrédité et qu'il doit quitter le pouvoir.
Notre position est exactement la même.
Q - Sauf que là, cela fait des semaines et des mois ?
R - S'agissant de la Libye, il y a eu au Conseil de sécurité des conditions qui ont d'ailleurs été réunies grâce à la France et qui ont permis d'arrêter et de prévenir le bain de sang que Kadhafi avait annoncé à Benghazi. Nous en sommes fiers et nous allons continuer.
S'agissant de la Syrie, la situation est différente. Malgré nos efforts, malgré les efforts des Britanniques, avec lesquels nous travaillons, il n'y a pas aujourd'hui de majorité au Conseil de sécurité, ne serait-ce que pour condamner la Syrie, parce que la Russie s'y oppose, et parce ce que nous n'avons pas de majorité au sein du Conseil de sécurité.
Q - Cela veut donc dire que l'on ne peut rien faire alors ?
R - Nous allons continuer bien sûr. L'Europe a pris ses responsabilités, nous avons dressé une liste de personnes contre lesquelles nous avons pris des sanctions, comme l'interdiction de visas.
Q - C'est vrai mais le nom de Bachar El-Assad est arrivé tardivement ; il ne figurait pas dans la première liste.
R - Ce nom y figure à présent grâce à la France. Les sanctions que l'Europe a prises quelles sont-elles ?
Il n'y a plus de visa possible pour ces personnes qui ne peuvent plus quitter le territoire syrien et leurs avoirs financiers en Europe sont gelés.
C'est déjà une première étape et si l'on peut durcir encore les sanctions, nous le ferons parce que ce qui se passe en Syrie, je le répète, est inacceptable.
( )
Q - L'événement de la semaine en tout cas, c'est l'arrestation jeudi du général serbe Ratko Mladic poursuivi pour génocide et crime de guerre. Une arrestation 16 ans après Srebrenica, le génocide. Est-ce que c'est satisfaisant ?
R - Seize ans, non ce n'est pas satisfaisant mais l'arrestation, c'est satisfaisant. Vous savez, j'étais déjà à l'époque ministre des Affaires étrangères, j'ai vécu ce drame qu'a constitué la guerre dans les Balkans et j'ai deux souvenirs très forts. Le premier, c'est le jour où avec les Américains, nous avons dit aux Serbes «arrêtez de bombarder Sarajevo sinon, nous nous allons vous bombarder», et cela a marché. Le siège de Sarajevo s'est arrêté. Et puis l'autre souvenir qui est dramatique, terrible, c'est qu'à Srebrenica, nous n'avons pas su faire la même chose. Il y a eu ce massacre abominable dont on ne peut pas lui refuser la présomption d'innocence mais il y a de fortes raisons de penser que le général Mladic soit responsable. Alors on l'a traqué pendant des années. Il va être remis au Tribunal pénal international et c'est important
Q - Pourquoi maintenant selon vous ?
R - Parce qu'il a bénéficié de protections, effectivement, on le sait bien. Je crois que c'est aussi important parce que cela prouve que désormais le gouvernement de Serbie, le régime serbe, est décidé à jouer le jeu de la justice internationale et cela va nous permettre d'ouvrir des perspectives pour son adhésion ultérieure à l'Union européenne. C'est donc aussi de ce point de vue là un événement marquant.
Q - Il y a eu aussi des crimes de guerre en Côte d'Ivoire, certains attribués aux forces de Gbagbo, d'autres aux forces de Ouattara. Est-ce que là aussi il y aura justice devant le Tribunal pénal international ?
R - Bien sûr. Je ne suis pas sûr que l'on puisse mettre les choses exactement sur le même plan mais enfin l'instruction judiciaire le dira.
Q - Des crimes de guerre.
R - En tout cas je peux vous dire que j'ai entendu le président Ouattara à Yamoussoukro dire très clairement qu'il n'y aurait pas d'impunité et que si certains, y compris dans
Q - Dans son camp ?
R - Si dans le camp de ceux qui l'ont soutenu certains s'étaient rendus coupables d'exactions de ce type, et bien la justice passerait.
Q - Et Kadhafi alors, est-ce qu'il sera un jour traduit devant le Tribunal pénal international ?
R - Il l'est déjà, ou pratiquement. Il est en tout cas, menacé de poursuites par la Cour pénale internationale. Vous savez, c'est aujourd'hui une de mes préoccupations essentielles. Comment sortir de la crise libyenne ? Nous partageons tous le même objectif et cela a été dit de façon solennelle à Deauville, y compris par les Russes. Kadhafi est discrédité, il doit quitter le pouvoir. À partir de là, nous allons poursuivre notre intervention militaire pour déstabiliser ceux qui lui restent encore fidèles et notamment les troupes qui continuent à tirer sur les populations. Mais dans le même temps, nous recherchons une solution politique. Une solution politique, cela veut dire quoi ? Que Kadhafi s'écarte, qu'il y ait un vrai cessez-le-feu avec le retrait de ses troupes dans les casernes, avec un contrôle international et puis une réconciliation nationale autour des responsables du Conseil national de transition qui ont fait la preuve de leur crédibilité et en associant ceux qui à Tripoli laisseront tomber, pardon de dire les choses comme cela, Kadhafi. Et je crois que c'est possible.
Q - Mais vous avez dit qu'il était fini. Qu'est-ce qui vous laisse penser qu'il est vraiment fini et qu'il va accepter de partir ?
R - Parce que vous ne pouvez pas, dans le monde où nous vivons, vous maintenir au pouvoir lorsque la quasi-totalité de la communauté internationale est contre vous.
Q - Y compris les Russes donc, on a compris.
R - L'ensemble des pays de l'Union européenne lui disent qu'il faut partir. Les Américains lui disent qu'il faut partir. La Ligue arabe lui dit qu'il faut partir. Les Russes lui disent qu'il faut partir. Beaucoup de pays africains commencent à lui dire qu'il faut qu'il parte. Plusieurs chefs d'État se sont exprimés en ce sens. Vous savez, on est dans un monde où on ne peut pas résister à cette pression qui est là, dans ce cas précis, tout simplement la pression de la démocratie et des droits de l'Homme.
Q - Vous n'êtes pas encore allé en Libye. Bernard Kouchner dit lui qu'il y serait allé avec Bernard-Henri Lévy. Vous avez des regrets ?
R - Pas de ne pas y être allé avec Bernard-Henri Lévy, mais les intellectuels jouent leur rôle et je le respecte.
Q - Un rôle important dans cette histoire.
R - Oui enfin, peut-être. Les diplomates jouent le leur. Et vous savez, ce qui est intéressant dans le fait d'aller en Libye, ce n'est pas d'aller faire du cinéma. C'est d'aller essayer de faire avancer les choses et le président de la République, le moment venu, quand il pourra véritablement faire avancer les choses, j'en suis sûr, ira en Libye.
Q - Et vous irez avec lui ?
R - C'est mon rôle.
Q - Nous allons parler d'un autre conflit dans lequel la France est engagée, l'Afghanistan. Depuis 10 ans, nos soldats sont mobilisés sur un front particulièrement dangereux. 58 d'entre eux y ont péri. Des dizaines d'autres en sont revenus blessés. Nous avons rencontré ces militaires.
Le général dans le reportage parlait du dialogue avec les Taliban. Est-ce que finalement les Taliban ne vont pas revenir au pouvoir comme ils le disaient, dix ans après ?
R - Ce que l'on ne peut pas laisser dire, c'est que ce sont des ronds de cuir assis sur leur képi qui envoient nos jeunes à la mort. On n'a pas le droit de mépriser, comme cela, la hiérarchie militaire parce que nos chefs militaires sont souvent sur le terrain. J'ai été pendant quelques mois ministre de la Défense et, à plusieurs reprises, j'ai dû aller m'adresser aux familles qui venaient de perdre un enfant en Afghanistan. C'était plus dur pour elles que pour moi naturellement, mais je peux vous dire que ce sont des moments que je n'oublierai jamais. J'ai essayé de leur expliquer pourquoi leur enfant était là-bas et pourquoi il était mort. Pourquoi ? D'abord parce que, je le pense profondément, nos défendons des valeurs. Non pas des valeurs américaines - c'est stupide - mais des valeurs qui nous sont communes ; c'est-à-dire la liberté du peuple afghan qui nous demande de l'aider, les droits de l'Homme et la démocratie. Et puis, nous défendons aussi nos intérêts. Notre intérêt n'est pas que l'Afghanistan devienne un foyer de terrorisme. Le terrorisme nous menace directement, on le voit au Sahel en particulier.
Q - Moins aujourd'hui qu'il y a dix ans, avec cette intervention en Afghanistan ?
R - Plus, peut-être moins après la disparition de Ben Laden, mais peut-être moins que si nous n'avions rien fait. Et quand j'entends ce général, dont je peux respecter parfaitement le point de vue, nous dire que l'on ne s'en sortira que par une négociation avec les Taliban : évidemment. On ne sort d'un conflit qu'en essayant de négocier avec ceux contre lesquels on s'est battus, mais à certaines conditions. Et les conditions que nous posons, c'est l'acceptation de la constitution démocratique de l'Afghanistan et la renonciation au terrorisme.
Q - Et s'ils refusent ?
R - S'ils refusent, l'opération continuera à se développer. Nous avons une stratégie très claire en Afghanistan, contrairement à ce que l'on dit souvent. Elle est très claire à formuler et beaucoup plus difficile à mettre en uvre. Cette stratégie, c'est que petit à petit nous allons passer la responsabilité d'assurer la sécurité du pays aux Afghans eux-mêmes ; c'est ce qu'ils nous ont demandé, c'est la transition. La France souhaite par exemple, dès cette année, se retirer d'une des régions où nos troupes sont présentes, la Surobi, pour en confier la responsabilité à l'armée afghane. Petit à petit, d'ici 2014, c'est ce que nous allons faire.
Deuxième élément de stratégie, il faut négocier avec les Taliban qui acceptent les règles du jeu que je vous ai indiquées.
Q - Des Taliban ouverts ? Modérés ?
R - Les Taliban qui renoncent au terrorisme. Vous savez, ce n'est pas Al Qaïda qui mène le jeu en Afghanistan, ce n'est pas vrai, ce sont ces groupes de Taliban dont certains sont prêts au dialogue. Puis enfin, il faut travailler avec le Pakistan parce que l'on ne trouvera pas de solution définitive si le Pakistan ne s'implique pas dans la recherche de cette solution. Vous voyez que nous essayons de mettre cela en uvre. C'est difficile, je comprends parfaitement et je m'incline devant la douleur de ce père de famille que l'on a entendu, mais je ne crois pas que l'on puisse dire que nous nous battons pour rien.
Q - Vous devez vous rendre au Proche-Orient mercredi, avec un passage a Rome pour rencontrer Mahmoud Abbas, avec un message de Nicolas Sarkozy : «la paix a trop attendu». Un message, mais aussi des propositions de médiation, de dialogue ?
R - Des propositions concrètes, et cela aussi m'a frappé à Deauville de voir l'union des Huit là-dessus. Que disons-nous ? Nous disons : on ne peut pas rester dans le statu quo. Il faut que cela bouge. Tout bouge autour d'Israël et de la Palestine : l'Egypte a changé de cap ; la Syrie aussi. Le statu quo est intenable et si on ne fait rien d'ici le mois de septembre - c'est un message fort envoyé par le président de la République -, nous n'excluons aucune solution.
Q - Cela veut dire que la France pourrait reconnaître l'État palestinien avec les frontières de 1967 comme le réclame l'Autorité palestinienne ?
R - Aucune décision n'a été prise, nous nous poserons la question, si rien ne se passe d'ici le mois de septembre, et c'est là que nous ferons une proposition. Alors qu'est ce qui peut se passer ? Nous souhaitons que ce que l'on appelle le Quartet, c'est-à-dire les Américains, les Européens, les Russes et les Nations unies demandent aux partenaires de se remettre autour de la table pour discuter. Pour discuter de quoi - et là, il y eu une percée très importante qui a été faite dans le discours du président Obama ? Pour discuter de retour à la frontière de 1967 avec des échanges mutuellement agrées.
Q - Ce que rejette totalement le Premier ministre israélien
R - Justement, le président des États-Unis est allé pour la première fois dans cette direction. Puis il y a d'autres éléments dans lesquels je ne rentrerai pas. Et nous disons que sur la base de ces éléments proposés par le Quartet, mettez-vous autour de la table et organisons à Paris une conférence à la fin du mois de juin pour relancer le processus. C'est ce message-là que je vais aller apporter. Je ne me donnerais pas 90 % de chances de réussir, mais ne serait-ce qu'une chance, il faut la tenter. Je voudrais ajouter une chose, c'est que la réconciliation entre les Palestiniens, entre le Fatah et le Hamas, est peut-être une opportunité qu'il faut saisir plutôt que de la balayer d'un revers de main. Essayons de faire évoluer le Hamas, qui aujourd'hui reste une organisation terroriste, vers la renonciation à la violence et au terrorisme, et vers la reconnaissance de l'État d'Israël. C'est dans cette direction qu'il faut travailler.
Q - Le mouvement des indignés espagnols est-il comparable à ceux qu'ont vécu la Tunisie ou l'Égypte ?
R - Oui et non, je ne suis pas sûr qu'après le printemps arabe nous aurions un été européen. Il y a un point commun, c'est le chômage ; une grosse différence, c'est la démocratie. Nous nous l'avons, eux ne l'ont pas et se battent pour cela. Le chômage, 45 % des 18-25 ans en Espagne sont au chômage Il y a des enseignements à tirer de ce mouvement qui m'intéresse beaucoup : d'abord, le sentiment d'injustice devant la cupidité sans limite des plus riches, avec des rémunérations ou des gains extravagants, y compris chez nous, et puis la précarité grandissante des plus pauvres. Enfin, c'est que c'est une interrogation sur le fonctionnement de la démocratie elle-même. Ne sous-estimons pas le changement des choses avec les réseaux sociaux. Aujourd'hui, la démocratie représentative - on élit quelqu'un et on lui laisse carte blanche pendant cinq ans -, cela ne marche plus. Il faut que nous inventions ce que j'appelle la démocratie permanente, c'est-à-dire la possibilité d'associer tous ces hommes et ces femmes aux décisions qui les concernent. C'est un message que je mûris pour ma part, je pense qu'il faut en tenir compte dans le message français. c'est précisément de mettre l'accent sur ce qui me paraît être les vraies priorités : l'éducation, l'emploi... Et puis, une conception de l'Europe qui nous permette de maîtriser un peu mieux la mondialisation qui effraie tous ces hommes et toutes ces femmes.
Q - Alors, il y a une autre préoccupation, c'est l'immigration.
R - Sur l'immigration il faut être bien au clair, et cela me ramène à Deauville. Si nous pensons que nous allons arrêter l'immigration illégale en construisant un mur dans la Méditerranée, on aura tout faux. D'autres ont essayé de la faire et n'y sont pas arrivés. La seule solution, c'est une politique généreuse vis-à-vis des pays du Sud pour que leur jeunesse puisse trouver du travail chez elle, dans la liberté C'est cela le vrai défi à moyen et long terme. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut se montrer laxiste avec l'immigration irrégulière. Je l'ai dit aux Tunisiens quand je suis allé les voir et ils l'ont parfaitement compris. Je pense qu'il faut une politique équilibrée, fidèle à nos principes. ( ).source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 mai 2011
R - Pas encore. Comme l'a dit le porte-parole du Quai d'Orsay, ils ont disparu et notre ambassadeur est au contact des autorités du Yémen et du ministère de l'Intérieur pour que l'enquête progresse le plus vite possible.
Q - N'avons-nous donc aucune information supplémentaire ?
R - Pour l'instant, je ne peux rien vous dire de plus.
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Q - Christine Lagarde entame dès demain une tournée dans les pays émergents en commençant par le Brésil. Est-il bien prudent de présenter la candidature de Christine Lagarde qui risque d'être jugée pour abus de pouvoir dans l'affaire Tapie ?
R - Dans l'interview que vous venez de montrer, j'ai entendu un journaliste dire «imaginons que».
Alors, sortons des scénarios de l'imagination, Christine Lagarde est une femme honnête, j'en suis absolument convaincu.
Par ailleurs, personne ne peut mettre en cause sa compétence.
Pendant ces deux jours, j'étais moi-même à Deauville puisque le président de la République m'a associé à l'ensemble des rencontres qui se sont tenues et je peux vous dire que, peut-être pas parmi les journalistes mais parmi les huit chefs d'État et de gouvernement qui étaient là, plus le président de la Commission européenne et le président du Conseil européen, il y avait unanimité, il faut bien dire les choses telles qu'elles sont, pour soutenir Christine Lagarde.
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Il est par ailleurs très important, me semble-t-il, que ce poste soit occupé par une femme comme Christine Lagarde, cela a été dit à l'instant. L'Europe est aujourd'hui au milieu de tourmentes monétaires très importantes et le fait d'avoir un Européen, même si ce n'est pas le seul argument - l'argument de la compétence me paraît encore plus important -, nous aidera beaucoup.
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Q - Comme vous le disiez, vous étiez à Deauville, on a beaucoup parlé des pays arabes libérés mais pas seulement. On a parlé de la Syrie aussi : un millier de personnes tuées, des milliers d'autres arrêtées Que fait-on quand un dictateur, Bachar El Assad, malgré les sanctions continue de réprimer son peuple ?
R - Je voudrais dire tout d'abord que ce fut un grand G8 et on le doit au leadership de Nicolas Sarkozy. Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est Barak Obama qui l'a indiqué à plusieurs reprises.
C'était un grand G8, tout d'abord parce que l'on a parlé de solidarité avec la Tunisie et l'Égypte ; on a parlé de solidarité avec l'Afrique. On a innové, aussi, en mettant Internet à l'ordre du jour et ce fut un débat passionnant. Et puis, il y a eu la convergence des grandes nations sur les grandes crises internationales.
Sur la Syrie, on dit qu'il y a deux poids et deux mesures. Non, la France ne fait pas deux poids et deux mesures. Nous avons dit exactement la même chose s'agissant de la Syrie que ce que nous avons dit s'agissant de la Libye, à savoir qu'un chef d'État qui fait tirer au canon sur sa population est discrédité et qu'il doit quitter le pouvoir.
Notre position est exactement la même.
Q - Sauf que là, cela fait des semaines et des mois ?
R - S'agissant de la Libye, il y a eu au Conseil de sécurité des conditions qui ont d'ailleurs été réunies grâce à la France et qui ont permis d'arrêter et de prévenir le bain de sang que Kadhafi avait annoncé à Benghazi. Nous en sommes fiers et nous allons continuer.
S'agissant de la Syrie, la situation est différente. Malgré nos efforts, malgré les efforts des Britanniques, avec lesquels nous travaillons, il n'y a pas aujourd'hui de majorité au Conseil de sécurité, ne serait-ce que pour condamner la Syrie, parce que la Russie s'y oppose, et parce ce que nous n'avons pas de majorité au sein du Conseil de sécurité.
Q - Cela veut donc dire que l'on ne peut rien faire alors ?
R - Nous allons continuer bien sûr. L'Europe a pris ses responsabilités, nous avons dressé une liste de personnes contre lesquelles nous avons pris des sanctions, comme l'interdiction de visas.
Q - C'est vrai mais le nom de Bachar El-Assad est arrivé tardivement ; il ne figurait pas dans la première liste.
R - Ce nom y figure à présent grâce à la France. Les sanctions que l'Europe a prises quelles sont-elles ?
Il n'y a plus de visa possible pour ces personnes qui ne peuvent plus quitter le territoire syrien et leurs avoirs financiers en Europe sont gelés.
C'est déjà une première étape et si l'on peut durcir encore les sanctions, nous le ferons parce que ce qui se passe en Syrie, je le répète, est inacceptable.
( )
Q - L'événement de la semaine en tout cas, c'est l'arrestation jeudi du général serbe Ratko Mladic poursuivi pour génocide et crime de guerre. Une arrestation 16 ans après Srebrenica, le génocide. Est-ce que c'est satisfaisant ?
R - Seize ans, non ce n'est pas satisfaisant mais l'arrestation, c'est satisfaisant. Vous savez, j'étais déjà à l'époque ministre des Affaires étrangères, j'ai vécu ce drame qu'a constitué la guerre dans les Balkans et j'ai deux souvenirs très forts. Le premier, c'est le jour où avec les Américains, nous avons dit aux Serbes «arrêtez de bombarder Sarajevo sinon, nous nous allons vous bombarder», et cela a marché. Le siège de Sarajevo s'est arrêté. Et puis l'autre souvenir qui est dramatique, terrible, c'est qu'à Srebrenica, nous n'avons pas su faire la même chose. Il y a eu ce massacre abominable dont on ne peut pas lui refuser la présomption d'innocence mais il y a de fortes raisons de penser que le général Mladic soit responsable. Alors on l'a traqué pendant des années. Il va être remis au Tribunal pénal international et c'est important
Q - Pourquoi maintenant selon vous ?
R - Parce qu'il a bénéficié de protections, effectivement, on le sait bien. Je crois que c'est aussi important parce que cela prouve que désormais le gouvernement de Serbie, le régime serbe, est décidé à jouer le jeu de la justice internationale et cela va nous permettre d'ouvrir des perspectives pour son adhésion ultérieure à l'Union européenne. C'est donc aussi de ce point de vue là un événement marquant.
Q - Il y a eu aussi des crimes de guerre en Côte d'Ivoire, certains attribués aux forces de Gbagbo, d'autres aux forces de Ouattara. Est-ce que là aussi il y aura justice devant le Tribunal pénal international ?
R - Bien sûr. Je ne suis pas sûr que l'on puisse mettre les choses exactement sur le même plan mais enfin l'instruction judiciaire le dira.
Q - Des crimes de guerre.
R - En tout cas je peux vous dire que j'ai entendu le président Ouattara à Yamoussoukro dire très clairement qu'il n'y aurait pas d'impunité et que si certains, y compris dans
Q - Dans son camp ?
R - Si dans le camp de ceux qui l'ont soutenu certains s'étaient rendus coupables d'exactions de ce type, et bien la justice passerait.
Q - Et Kadhafi alors, est-ce qu'il sera un jour traduit devant le Tribunal pénal international ?
R - Il l'est déjà, ou pratiquement. Il est en tout cas, menacé de poursuites par la Cour pénale internationale. Vous savez, c'est aujourd'hui une de mes préoccupations essentielles. Comment sortir de la crise libyenne ? Nous partageons tous le même objectif et cela a été dit de façon solennelle à Deauville, y compris par les Russes. Kadhafi est discrédité, il doit quitter le pouvoir. À partir de là, nous allons poursuivre notre intervention militaire pour déstabiliser ceux qui lui restent encore fidèles et notamment les troupes qui continuent à tirer sur les populations. Mais dans le même temps, nous recherchons une solution politique. Une solution politique, cela veut dire quoi ? Que Kadhafi s'écarte, qu'il y ait un vrai cessez-le-feu avec le retrait de ses troupes dans les casernes, avec un contrôle international et puis une réconciliation nationale autour des responsables du Conseil national de transition qui ont fait la preuve de leur crédibilité et en associant ceux qui à Tripoli laisseront tomber, pardon de dire les choses comme cela, Kadhafi. Et je crois que c'est possible.
Q - Mais vous avez dit qu'il était fini. Qu'est-ce qui vous laisse penser qu'il est vraiment fini et qu'il va accepter de partir ?
R - Parce que vous ne pouvez pas, dans le monde où nous vivons, vous maintenir au pouvoir lorsque la quasi-totalité de la communauté internationale est contre vous.
Q - Y compris les Russes donc, on a compris.
R - L'ensemble des pays de l'Union européenne lui disent qu'il faut partir. Les Américains lui disent qu'il faut partir. La Ligue arabe lui dit qu'il faut partir. Les Russes lui disent qu'il faut partir. Beaucoup de pays africains commencent à lui dire qu'il faut qu'il parte. Plusieurs chefs d'État se sont exprimés en ce sens. Vous savez, on est dans un monde où on ne peut pas résister à cette pression qui est là, dans ce cas précis, tout simplement la pression de la démocratie et des droits de l'Homme.
Q - Vous n'êtes pas encore allé en Libye. Bernard Kouchner dit lui qu'il y serait allé avec Bernard-Henri Lévy. Vous avez des regrets ?
R - Pas de ne pas y être allé avec Bernard-Henri Lévy, mais les intellectuels jouent leur rôle et je le respecte.
Q - Un rôle important dans cette histoire.
R - Oui enfin, peut-être. Les diplomates jouent le leur. Et vous savez, ce qui est intéressant dans le fait d'aller en Libye, ce n'est pas d'aller faire du cinéma. C'est d'aller essayer de faire avancer les choses et le président de la République, le moment venu, quand il pourra véritablement faire avancer les choses, j'en suis sûr, ira en Libye.
Q - Et vous irez avec lui ?
R - C'est mon rôle.
Q - Nous allons parler d'un autre conflit dans lequel la France est engagée, l'Afghanistan. Depuis 10 ans, nos soldats sont mobilisés sur un front particulièrement dangereux. 58 d'entre eux y ont péri. Des dizaines d'autres en sont revenus blessés. Nous avons rencontré ces militaires.
Le général dans le reportage parlait du dialogue avec les Taliban. Est-ce que finalement les Taliban ne vont pas revenir au pouvoir comme ils le disaient, dix ans après ?
R - Ce que l'on ne peut pas laisser dire, c'est que ce sont des ronds de cuir assis sur leur képi qui envoient nos jeunes à la mort. On n'a pas le droit de mépriser, comme cela, la hiérarchie militaire parce que nos chefs militaires sont souvent sur le terrain. J'ai été pendant quelques mois ministre de la Défense et, à plusieurs reprises, j'ai dû aller m'adresser aux familles qui venaient de perdre un enfant en Afghanistan. C'était plus dur pour elles que pour moi naturellement, mais je peux vous dire que ce sont des moments que je n'oublierai jamais. J'ai essayé de leur expliquer pourquoi leur enfant était là-bas et pourquoi il était mort. Pourquoi ? D'abord parce que, je le pense profondément, nos défendons des valeurs. Non pas des valeurs américaines - c'est stupide - mais des valeurs qui nous sont communes ; c'est-à-dire la liberté du peuple afghan qui nous demande de l'aider, les droits de l'Homme et la démocratie. Et puis, nous défendons aussi nos intérêts. Notre intérêt n'est pas que l'Afghanistan devienne un foyer de terrorisme. Le terrorisme nous menace directement, on le voit au Sahel en particulier.
Q - Moins aujourd'hui qu'il y a dix ans, avec cette intervention en Afghanistan ?
R - Plus, peut-être moins après la disparition de Ben Laden, mais peut-être moins que si nous n'avions rien fait. Et quand j'entends ce général, dont je peux respecter parfaitement le point de vue, nous dire que l'on ne s'en sortira que par une négociation avec les Taliban : évidemment. On ne sort d'un conflit qu'en essayant de négocier avec ceux contre lesquels on s'est battus, mais à certaines conditions. Et les conditions que nous posons, c'est l'acceptation de la constitution démocratique de l'Afghanistan et la renonciation au terrorisme.
Q - Et s'ils refusent ?
R - S'ils refusent, l'opération continuera à se développer. Nous avons une stratégie très claire en Afghanistan, contrairement à ce que l'on dit souvent. Elle est très claire à formuler et beaucoup plus difficile à mettre en uvre. Cette stratégie, c'est que petit à petit nous allons passer la responsabilité d'assurer la sécurité du pays aux Afghans eux-mêmes ; c'est ce qu'ils nous ont demandé, c'est la transition. La France souhaite par exemple, dès cette année, se retirer d'une des régions où nos troupes sont présentes, la Surobi, pour en confier la responsabilité à l'armée afghane. Petit à petit, d'ici 2014, c'est ce que nous allons faire.
Deuxième élément de stratégie, il faut négocier avec les Taliban qui acceptent les règles du jeu que je vous ai indiquées.
Q - Des Taliban ouverts ? Modérés ?
R - Les Taliban qui renoncent au terrorisme. Vous savez, ce n'est pas Al Qaïda qui mène le jeu en Afghanistan, ce n'est pas vrai, ce sont ces groupes de Taliban dont certains sont prêts au dialogue. Puis enfin, il faut travailler avec le Pakistan parce que l'on ne trouvera pas de solution définitive si le Pakistan ne s'implique pas dans la recherche de cette solution. Vous voyez que nous essayons de mettre cela en uvre. C'est difficile, je comprends parfaitement et je m'incline devant la douleur de ce père de famille que l'on a entendu, mais je ne crois pas que l'on puisse dire que nous nous battons pour rien.
Q - Vous devez vous rendre au Proche-Orient mercredi, avec un passage a Rome pour rencontrer Mahmoud Abbas, avec un message de Nicolas Sarkozy : «la paix a trop attendu». Un message, mais aussi des propositions de médiation, de dialogue ?
R - Des propositions concrètes, et cela aussi m'a frappé à Deauville de voir l'union des Huit là-dessus. Que disons-nous ? Nous disons : on ne peut pas rester dans le statu quo. Il faut que cela bouge. Tout bouge autour d'Israël et de la Palestine : l'Egypte a changé de cap ; la Syrie aussi. Le statu quo est intenable et si on ne fait rien d'ici le mois de septembre - c'est un message fort envoyé par le président de la République -, nous n'excluons aucune solution.
Q - Cela veut dire que la France pourrait reconnaître l'État palestinien avec les frontières de 1967 comme le réclame l'Autorité palestinienne ?
R - Aucune décision n'a été prise, nous nous poserons la question, si rien ne se passe d'ici le mois de septembre, et c'est là que nous ferons une proposition. Alors qu'est ce qui peut se passer ? Nous souhaitons que ce que l'on appelle le Quartet, c'est-à-dire les Américains, les Européens, les Russes et les Nations unies demandent aux partenaires de se remettre autour de la table pour discuter. Pour discuter de quoi - et là, il y eu une percée très importante qui a été faite dans le discours du président Obama ? Pour discuter de retour à la frontière de 1967 avec des échanges mutuellement agrées.
Q - Ce que rejette totalement le Premier ministre israélien
R - Justement, le président des États-Unis est allé pour la première fois dans cette direction. Puis il y a d'autres éléments dans lesquels je ne rentrerai pas. Et nous disons que sur la base de ces éléments proposés par le Quartet, mettez-vous autour de la table et organisons à Paris une conférence à la fin du mois de juin pour relancer le processus. C'est ce message-là que je vais aller apporter. Je ne me donnerais pas 90 % de chances de réussir, mais ne serait-ce qu'une chance, il faut la tenter. Je voudrais ajouter une chose, c'est que la réconciliation entre les Palestiniens, entre le Fatah et le Hamas, est peut-être une opportunité qu'il faut saisir plutôt que de la balayer d'un revers de main. Essayons de faire évoluer le Hamas, qui aujourd'hui reste une organisation terroriste, vers la renonciation à la violence et au terrorisme, et vers la reconnaissance de l'État d'Israël. C'est dans cette direction qu'il faut travailler.
Q - Le mouvement des indignés espagnols est-il comparable à ceux qu'ont vécu la Tunisie ou l'Égypte ?
R - Oui et non, je ne suis pas sûr qu'après le printemps arabe nous aurions un été européen. Il y a un point commun, c'est le chômage ; une grosse différence, c'est la démocratie. Nous nous l'avons, eux ne l'ont pas et se battent pour cela. Le chômage, 45 % des 18-25 ans en Espagne sont au chômage Il y a des enseignements à tirer de ce mouvement qui m'intéresse beaucoup : d'abord, le sentiment d'injustice devant la cupidité sans limite des plus riches, avec des rémunérations ou des gains extravagants, y compris chez nous, et puis la précarité grandissante des plus pauvres. Enfin, c'est que c'est une interrogation sur le fonctionnement de la démocratie elle-même. Ne sous-estimons pas le changement des choses avec les réseaux sociaux. Aujourd'hui, la démocratie représentative - on élit quelqu'un et on lui laisse carte blanche pendant cinq ans -, cela ne marche plus. Il faut que nous inventions ce que j'appelle la démocratie permanente, c'est-à-dire la possibilité d'associer tous ces hommes et ces femmes aux décisions qui les concernent. C'est un message que je mûris pour ma part, je pense qu'il faut en tenir compte dans le message français. c'est précisément de mettre l'accent sur ce qui me paraît être les vraies priorités : l'éducation, l'emploi... Et puis, une conception de l'Europe qui nous permette de maîtriser un peu mieux la mondialisation qui effraie tous ces hommes et toutes ces femmes.
Q - Alors, il y a une autre préoccupation, c'est l'immigration.
R - Sur l'immigration il faut être bien au clair, et cela me ramène à Deauville. Si nous pensons que nous allons arrêter l'immigration illégale en construisant un mur dans la Méditerranée, on aura tout faux. D'autres ont essayé de la faire et n'y sont pas arrivés. La seule solution, c'est une politique généreuse vis-à-vis des pays du Sud pour que leur jeunesse puisse trouver du travail chez elle, dans la liberté C'est cela le vrai défi à moyen et long terme. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut se montrer laxiste avec l'immigration irrégulière. Je l'ai dit aux Tunisiens quand je suis allé les voir et ils l'ont parfaitement compris. Je pense qu'il faut une politique équilibrée, fidèle à nos principes. ( ).source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 mai 2011