Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 20 avril 2001, sur le sommet des Amériques, la perspective de constitution d'une zone de libre échange sur tout le continent américain, sur la situation au Proche-Orient, notamment la politique d'implantation de colonies juives en territoires occupés, la politique de Vladimir Poutine en Russie et la question d'un transfert des cendres d'Alexandre Dumas au Panthéon.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Bonjour Monsieur Védrine. Il me semble que la grande information des jours à venir aux multiples conséquences, c'est le sommet des Amériques qui s'ouvre aujourd'hui à Québec. En 7 ans, il s'agit du troisième Sommet des 34 chefs d'Etat et de gouvernement, en vedette Georges Bush, en perspective pour 2005 un grand marché commun américain et nous, et nous.... ?
R - Nous, nous poursuivons notre politique, nos ambitions pour l'Europe et peut être que cela donnent des idées aux Américains quand ils voient ces formidables avancées de l'Europe au fil des décennies. L'Europe a toujours des problèmes, elle arrive toujours à les surmonter, et les ambitions de l'Europe pour les 5 ou 10 années qui viennent sont immenses et l'entrée en vigueur de l'euro, comme la monnaie réelle de tout le monde, va être un choc.
Alors du côté américain, il y a un dynamisme considérable de l'économie américaine et une volonté politique.
Q - Et là cela fait 810/812 millions de citoyens consommateurs dans l'immense zone de libre échange
R - De consommateurs, c'est une estimation commerciale
Q - dans l'immense zone de libre échange de l'Alaska à la Terre de feu, lorsque l'on voit une carte.
R - Ils veulent abaisser toutes les barrières douanières, cela correspond évidemment à l'intérêt de l'économie américaine compte tenu de sa puissance, ce qu'acceptent plus ou moins d'ailleurs les autres pays des deux Amériques.
Q - Est-ce que c'est un signe de la domination mondiale de l'Amérique ?
R - C'est l'expression d'une puissance considérable de l'économie américaine qui n'est pas créée par ce mouvement des Amériques, ni par ce Sommet, qui existe depuis maintenant de longues années dont on a vu maintes fois l'expression. Ils veulent donner encore plus de forces internes dans cette zone qui est celle à laquelle s'intéresse en priorité l'actuel président des Etats-Unis.
Q - Comme son père avant lui ?
R - Son père partait d'une vision plus globale, tandis que l'actuel président, peut être parce qu'il était gouverneur du Texas, s'intéresse d'abord à l'Amérique centrale, au Mexique qui est à côté, puis à l'ensemble des Amériques. C'est un vieux projet américain qui avait une expression historique, politique, ancienne, c'était la doctrine de Monroe, qui a maintenant une expression économique et commerciale. En fait, ils veulent faire disparaître toutes les barrières douanières ou réglementaires qui s'opposent à l'expansion des entreprises américaines dans cette zone américaine. C'est un peu leur politique partout dans le monde, qu'on dit libérale, que l'on aurait appelée autrefois de la porte ouverte
Q - Est ce que cela veut dire aujourd'hui qu'il y a des blocs, je ne dis pas blocs contre blocs mais il faut s'habituer à cette idée de grands ensembles ?
R - Oui, c'est cela, ce n'est pas blocs contre blocs parce qu'en réalité tout cela procède par abaissement des frontières douanières. Cela peut poser des problèmes en réalité, par exemple, aux pays du Mercosur, beaucoup plus qu'aux pays d'Europe, une partie de l'Amérique latine, notamment le Brésil, l'Argentine a des problèmes en ce moment, le Chili, quelques autres voulaient développer une entité de ce genre avec sa propre approche. Elle peut être finalement prise de vitesse, mais ce n'est pas fait ; c'est un objectif, il y a beaucoup d'obstacles à surmonter
Q - Et de résistances ?
R - internes aussi, externes aux Etats-Unis. C'est un monde de grands ensembles, c'est certain.
Q - Est-ce que l'on voit là une différence avec l'époque de Bill Clinton parce que Clinton s'intéressait aux autres, écoutait ceux qui n'étaient pas des Américains ? On a l'impression que Georges Bush s'en contrefiche et qu'il y a l'Amérique et les Américains d'abord ?
R - Dans les premières semaines, dans les premiers mois, il y a effectivement une différence de style et de ton dans l'approche et on voit que l'équipe actuelle est tentée parce que j'ai appelé il y a quelques jours l'unilatéralisme, ce n'est pas du tout de l'isolationnisme. Ils ne veulent pas se replier chez eux et se désintéresser du monde extérieur. Ils veulent exercer un leadership, une souveraineté plus forts que jamais.
Q - Encore plus de souveraineté américaine à l'échelle de la planète ?
R - Ils refusent qu'on leur impose quelques règles que ce soit, pas de protocole de Kyoto, pas de Cour pénale internationale pour eux, etc... Mais, en même temps, ils veulent pouvoir intervenir, mais d'une façon qui n'est pas forcément négociée. C'est cela que l'on appelle l'unilatéralisme.
Mais dans le domaine dont vous parliez, c'est à dire la constitution de grands ensembles économiques, ce n'est pas une différence avec Clinton qui a beaucoup poussé l'accord, qui a d'ailleurs réalisé l'accord plus limité entre Etats-Unis, Canada, Mexique, qui a intégré beaucoup plus ces deux économies à celle des Etats-Unis. L'actuel président Bush a repris le projet encore plus vaste concernant toutes les Amériques.
Q - Nous en parlons, nous mettons l'éclairage ce matin sur cette réunion, ce grand sommet des Amériques parce qu'il y aura un jour ou l'autre, si cela se fait, des conséquences pour l'économie européenne, pour l'économie française, pour les emplois en France etc.... ?
R - Cela ne peut que stimuler nos propres ambitions, mais on n'a pas attendu ce sommet pour les avoir.
Q - Aujourd'hui Ariel Sharon est en train de lever le blocus de Gaza. Yasser Arafat retient un certain nombre de violences, de tirs de mortier, etc... faits par les Palestiniens, cependant d'ailleurs que le Hamas continue
Vous disiez il y a quelques jours, la situation est la plus grave depuis 10 à 15 ans. Est-ce que l'on est entre la paix et le conflit ? Est-ce que c'est la danse sur le volcan ou est-on sur le chemin peut-être de la reprise des négociations de paix ?
R - Non, pas encore. Je le souhaiterai, mais pas encore. Je pense qu'au Proche-Orient, on est toujours sur un volcan. Je salue les premiers petits pas, je les encourage qui ont été accomplis de part et d'autre et cela ne peut que se calmer, la tension ne peut redescendre que comme cela. Il faut qu'il y ait des engagements de part et d'autre.
Alors, le fait que l'armée israélienne mette fin ou atténue les bouclages sur Gaza, le fait que Yasser Arafat s'engage personnellement pour demander l'arrêt des tirs de mortier - je ne sais pas s'il sera obéi par tous les groupes - mais en tous cas, c'est un geste politique de sa part. C'est bien.
Q - Cela veut dire une accalmie ?
R - L'accalmie, c'est une amélioration relative. Mais la situation de fond est toujours là. La situation de fond, c'est à dire bouclage des autres territoires occupés, asphyxie totale de l'économie et de la société palestinienne, non arrêt de la politique de colonies qui est au cur de tout cela, qui se poursuit depuis 33 ans sans désemparer et de l'autre côté, la violence. On est encore loin de la reprise d'un dialogue politique.
Q - Mais alors qu'est ce qui serait la vraie décision d'Israël pour que ce soit une ouverture vers une détente ?
R - La vraie décision - rêvons un instant - simultanée, c'est le gouvernement israélien disant "nous gelons la politique de colonisation, nous levons le bouclage des territoires" ; les Palestiniens disant : "nous mettons fin à toutes les formes de violence" et s'engageant même pour demander l'arrêt de la violence pour essayer de toucher même jusqu'aux groupes les plus autonomes et les plus indisciplinés. A partir de là, des arrangements de sécurité sur le terrain pourraient non seulement être renégociés et rediscutés, mais aussi, la discussion politique pourrait peut-être reprendre à condition que de part et d'autre on le veuille et notamment le gouvernement de M. Sharon.
Q - On n'en est pas là ?
R - Non, on ne peut pas dire ce matin que l'on en soit là.
Q - Est-ce qu'à un moment vous avez craint des risques d'extension du conflit parce que les Hezbollah ont été bombardés au Liban, et la Syrie où des installations syriennes au Liban ont été attaquées ?
R - Oui, il y a un risque de débordement sur la frontière avec le Liban, la Syrie. Il y a un risque de représailles d'Israël sur les installations de l'armée syrienne au Liban. Extension au-delà, je ne pense pas, mais risque d'aggravation : oui. On pourrait avoir une situation encore beaucoup plus grave que celle que nous avons connue depuis quelques mois avec 450 morts. Cela peut être encore beaucoup plus grave si l'on n'inverse pas vraiment la tendance.
Q - Qui provoque qui ?
R - C'est tout un débat historique.
Q - Là, en ce moment ?
R - C'est une combinaison : il faudrait remonter aux événements qui ont provoqué le début de cette révolte populaire qu'est l'Intifada - c'était en septembre -, mais il y avait encore à ce moment là des négociations animées par Clinton avec une espérance de débouchés.
Q - Cela est l'histoire. Pour rester dans l'actualité, est-ce que l'on n'a pas noté un retour en force - peut-être symbolique - de l'Amérique de Bush au Proche-Orient ? On a vu les propos de M. Colin Powell qui disait "les représailles d'Israël étaient excessives et disproportionnées pour que cela se calme un peu" et en même temps, que fait l'Europe ? parce que l'on a l'impression aussi que l'Europe durcit sa position ? Est-ce que c'est vrai ?
R - Oui, c'est vrai que depuis plusieurs semaines, les Européens même ceux qui vraiment ont beaucoup de peine quand il s'agit de critiquer Israël, voire de condamner tel ou tel aspect de la politique israélienne, même ces pays d'Europe disent "mais ce n'est plus possible, il y a une telle disproportion, il y a un tel abus, il y a une telle persistance dans cette politique de colonisation - qui je le répète est au cur de tout -. Alors, on voit les Européens durcir le ton, il y a quelques jours à Genève, sur proposition de la présidence suédoise, les Quinze européens ont adopté un texte très sévère sur la politique de colonisation en particulier. Cela ne règle pas tous les autres aspects dont j'ai parlé. Simplement, les Israéliens sont habitués, ce qui est du côté américain un extrême complaisance en réalité par rapport à cela, donc ils ont été très frappés de voir que le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, rejoignait en quelque sorte les Européens, peut être tristement, mais il y a des moments où il faut prendre ses responsabilités.
Q - Il y a une double pression qui s'exerce sur Israël ?
R - qui la rejoint surtout à propos de l'affaire de Gaza, les Israéliens ont écouté et je veux espérer que les petits signes encourageants dont nous parlions qui sont peut être un début étaient le résultat de cette convergence de déclarations fermes.
Q - En Russie, Poutine installe sans broncher un nouvel autoritarisme et prend possession de tous les médias, vous vous êtes dit déçu, préoccupé, on a envie de se dire qu'est ce que cela va changer ? Est-ce que l'Europe ne devrait pas aussi profiter pour critiquer la nouvelle répression russe en Tchétchénie qui se meurt dans l'indifférence ?
R - Vous ne pouvez pas parler d'indifférence, parce que c'est un sujet qui se meurt...
Q - mais dans l'indifférence.
R - Oui, c'est un sujet qui est systématiquement abordé, par exemple, dans toutes les rencontres franco-russes, je ne peux pas forcément le dire pour les rencontres entre les Russes et les autres Occidentaux, qui ont toujours été moins exigeants peut être sur ce sujet et nous continuerons à dire que ce n'est pas par ces procédés que les Russes apporteront une solution viable et acceptable à la question tchétchène. Il faudra trouver une solution politique.
Pour le reste, il faut quand même noter, pour que notre analyse soit complète que ce que fait M. Poutine pour le moment correspond manifestement aux attentes des Russes qui veulent être gouvernés avec un gouvernement efficace et qu'il est aujourd'hui plus populaire encore que quand il a été élu et les Russes ne pensent pas à ce que vous avez cité, ils pensent à leur situation économique, sociale, à la remise en marche du pays. Mais il faut le savoir dans notre analyse et dans la façon dont nous cherchons à faire évoluer la modernisation russe dans le bon sens.
Q - Le président de la République est plutôt favorable au transfert des cendres d'Alexandre Dumas au Panthéon ? Vous êtes un des lecteurs de Dumas, c'est bien, c'est sa place ?
R - Il n'y a aucune place qui soit démesurée pour Alexandre Dumas. C'est un vrai géant.
Q - Pourquoi ? Vous pensez à quel livre ? On me dit que le Vicomte de Bragelonne est le livre que vous préférez, pourquoi ? Les trois mousquetaires ? etc...
R - C'est dur de trier dans une oeuvre aussi féconde. Mais ce que j'ai trouvé extrêmement impressionnant quand j'avais découvert le Vicomte de Bragelonne et quand je le relis, c'est de comprendre comment cet homme avait réussi à voir aussi juste à propos du pouvoir. La plupart des choses écrites sur le pouvoir sont tout à fait hors sujet. On a l'impression que c'est écrit par des gens qui n'imaginent pas une seconde ce que cela représente, comme type d'affres, de choix, de responsabilités, d'enchaînement, de dialogues et tout sonne faux, en général.
Et Alexandre Dumas, tout sonne juste. Et je ne comprends pas comment il est arrivé à cela, alors cela est déjà dit, je l'imagine parce qu'au fond il avait été gratte-papier dans les bureaux, c'est tout.
C'est un phénomène extraordinaire et je pense qu'il ne déparerait pas.
Q- Alors, très bien au Panthéon et vous vous avez été à bonne école avec Alexandre Dumas, Mazarin, Kissinger, Mitterrand, c'est cela ?
R - Oui, tout sauf d'être au Panthéon
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 avril 2001)