Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à Europe 1 le 15 avril 1999, sur la durée de l'engagement de l'OTAN dans le conflit du Kosovo et l'aide militaire aux réfugiés.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

JEAN-PIERRE ELKABBACH
LOTAN a bombardé toute la nuit Belgrade et Pristina tandis que Milosevic a chassé des milliers de Kosovars qui arrivent désespérés à Kukës, au nord de lAlbanie. Le crime ethnique continue. Cela veut-il dire que la stratégie des frappes est un échec ?
ALAIN RICHARD
Non. Les objectifs semblent complexes aujourdhui, mais nont pas changé et ne changeront pas : il sagit de permettre à tous les Kosovars de vivre au Kosovo en sécurité. Les citoyens de lEurope et des Etats-Unis soutiennent cette action et la comprennent : ils savent quelle est juste. On a en face de nous un système militaire et répressif prêt à tout. Nous le savions depuis le départ : cest pour cette raison que nous avons déclenché laction. Si, un jour, un reproche peut nous être fait, ce sera peut-être de lavoir déclenchée trop tard. Milosevic a forcément de lavance puisquil est prêt à tuer des gens et à les terroriser par tous les moyens. Nous nous refusons au contraire de toucher à la population civile. Il faut que nous soyons tenaces et que nous gardions notre sang froid comme le font les responsables politiques de tous les pays engagés et nos concitoyens. Il ne faut pas que nous nous remettions en cause chaque jour.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Il y a eu des morts cependant.
ALAIN RICHARD
Il y a des morts depuis le début par la volonté de Milosevic.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Cela sera-t-il plus difficile et plus long que prévu ?
ALAIN RICHARD
Aussi long et difficile que prévu.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Cest-à-dire des mois ?
ALAIN RICHARD
En tout cas plusieurs semaines.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Au moment où lopération a été déclenchée le 24 mars, aviez-vous prévu que cela durerait deux mois ?
ALAIN RICHARD
Oui.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce nétait donc pas une affaire de semaines ?
ALAIN RICHARD
Vous ne trouverez ni déclaration, ni engagement de la part des responsables en charge qui aurait dit que cet engagement serait de court terme. Personne na dit ceci.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Qui a bombardé et tué, volontairement ou par erreur, les 75 réfugiés à lintérieur du Kosovo ? Quelle est votre version ?
ALAIN RICHARD
LAlliance est en train de réexaminer lensemble des données ramenées par les avions. Mais ladversaire est le seul, depuis le début, à avoir déclenché des tirs ou des actions de massacres de sang-froid contre les Kosovars.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Est-ce aujourdhui une manière pour vous de laccuser ?
ALAIN RICHARD
Je naccuse pas. Noubliez pas quil y a déjà eu plusieurs manipulations et plusieurs tentatives imputées aux alliés, dont un certain nombre de malheurs. A chaque fois, les essais propagandistes de la Yougoslavie se sont révélés faux. Aujourdhui, je ne lance pas daccusation : nous aurons des informations, sans doute, dans les prochaines heures. Ce que je veux dire, cest quà plusieurs reprises des exterminations ont été menées de sang-froid par lautorité yougoslave et que nous savons que lengagement militaire doit prendre du temps parce que nous sommes maintenant en train de détruire, unité par unité, les forces yougoslaves en action au Kosovo qui sont au milieu de la population.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais cela séternise.
ALAIN RICHARD
Cest la réalité, Monsieur Elkabbach. Nous sommes sortis de la fiction : nous avons affaire à une armée qui est mélangée à la population quelle terrorise. Nous ne pouvons pas frapper pas en aveugle.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Il y a cependant des bavures tragiques. Dites-vous alors : « A la guerre comme à la guerre « ?
ALAIN RICHARD
Je ne sais pas pour linstant sil y a eu des bavures. Vous laffirmez un peu vite, car vous ne le savez pas non plus.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Savez-vous si ce sont des avions français qui étaient engagés dans ce type dopération ?
ALAIN RICHARD
Nous examinons ce quil en a été. Il y a des avions français dans toutes les opérations.
Largument de la guerre « zéro mort « tient-il toujours ? Cet argument résiste-t-il à la réalité ?
ALAIN RICHARD
Aucun des responsables en charge na dit cela. Les modalités daction, retenues dun commun accord par la coalition, sont de limiter autant que possible les dommages que pourrait subir la population civile de Serbie et du Kosovo. Nous lavons fait, et cest pour cette raison que nous procédons avec lenteur et que nous ne prenons pas de risques exagérés pour nos soldats. Nous sommes conformes à cette règle, même si cela peut déclencher des commentaires un peu faciles, voire ironiques, de telle ou telle personne. Je ne connais aucun responsable en charge qui désire quil y ait beaucoup de morts.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Croyez-vous toujours que la supériorité aérienne suffira à venir à bout du régime de Milosevic ?
ALAIN RICHARD
Cette forme dactions, par rapport aux impératifs de protection, était comparativement la plus rapide. Une entrée en force au Kosovo, avec des dizaines de milliers de fantassins et de blindés, prétendant vouloir arrêter lépuration ethnique, naurait pas été plus efficace au stade où nous sommes, et aurait fait des milliers des morts parmi les Kosovars.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais vous nexcluez pas que les raids aériens préparent une intervention terrestre.
ALAIN RICHARD
Nous les affaiblissons, et nous continuerons à les affaiblir : ceci est le plus court chemin vers une solution politique. Dans la solution politique, il y aura en effet la présence dune force au sol.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Quand estimerez-vous quils seront suffisamment affaiblis, mais pas suffisamment pour quils signent un accord de paix.
ALAIN RICHARD
La solution politique nest pas forcément un accord. On peut rechercher un accord dans lequel lautorité yougoslave actuelle sengage, ce qui ne veut pas forcément dire que lon négocie directement avec eux. Une solution politique peut aussi être fixée par les Nations Unies sans attendre laccord de la partie yougoslave.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Cest-à-dire faire la paix ou faire un accord tout seul ?
ALAIN RICHARD
Cest à cela que travaillent les diplomates. Nous progressons. Mais il reste une difficulté à ne pas dissimuler en ce qui concerne la Russie, qui est indispensable à un accord politique pris en compte par les Nations Unies, puisquelle y a le droit de veto. Toute solution qui englobe le maintien de la force, y compris contre les Yougoslaves, est une étape quils ne franchissent pas aujourdhui.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Monsieur Richard, 8 000 soldats de lOTAN, dont 700 Français, arrivent en Albanie pour une mission humanitaire. Sils sont attaqués...
ALAIN RICHARD
Attention ! Jai entendu dire un certain nombre dapproximations au sujet de cette mission humanitaire. Cest une mission de logistique et de sécurité des réfugiés, car, il ny a aujourdhui aucune sécurité au Nord de lAlbanie et des facteurs très sérieux dinsécurité.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais peuvent-ils devenir de vrais combattants ?
ALAIN RICHARD
Non. Les missions ne sont pas les mêmes : ils sont en Albanie pour assurer la logistique en faveur de laction humanitaire sous la responsabilité du Haut Commissariat aux Réfugiés. Par ailleurs, la sécurité des réfugiés est extrêmement menacée : il ny a pas eu dusurpation des pays de lOTAN du rôle des organisations humanitaires. En revanche, un certain nombre de gens, qui ne quittent pas Paris, ont dit cela. Je peux vous dire que les organisations humanitaires sur le terrain préfèrent avoir quelques hommes armés près delle, quand elles savent quil y a des menaces de tous côtés dans une zone de non droit.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais sils sont attaqués dune manière ou dune autre, peuvent-ils riposter au nom de la légitime défense ?
ALAIN RICHARD
Sils sont attaqués par des forces visibles et identifiables à proximité, la réponse est affirmative. Cela fait partie de leur mandat. Si lattaque vient de forces qui sont de lautre côté de la frontière, cela est à ce moment de la responsabilité de lAlliance toute entière mais les moyens de riposte ne seront certainement pas terrestres.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Cest-à-dire quils peuvent être aériens, brutaux et massifs ?
ALAIN RICHARD
Bien sûr.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Donc il est de lintérêt de Milosevic de ne pas provoquer une extension ?
ALAIN RICHARD
Cette raison entraîne dailleurs la durée de notre action. Les forces yougoslaves agissent aujourdhui extrêmement peu, ou de façon sporadique, parce quelles se camouflent et parce quelles savent que, dès quelles entrent en action, les destructions saccélèrent.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Si un camp de réfugiés est visé, y a-t-il aussi un droit de réaction et un droit de suite.
ALAIN RICHARD
Oui. Notre problème le plus délicat aujourdhui est celui des personnes déplacées, en errance au Kosovo, et que nous localisons de façon extrêmement difficile.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
LOTAN a prévu de marquer, certains disent de fêter, ses 50 ans, la semaine prochaine à Washington. Etes-vous favorable au report de cet anniversaire ?
ALAIN RICHARD
Lanniversaire est une chose. Il est clair que ce serait totalement déplacé pour tous les alliés, nous comme les autres, de nous livrer à des commémorations ou à des célébrations. Par contre, nous sommes dans lAlliance Atlantique. Nous navons pas choisi den sortir et il ny a personne dans le débat public français qui demande cela. Un certain nombre de prises de position sont transversales, mais elles ne demandent pas de sortir de lAlliance Atlantique. Nous avons des débats à lintérieur de lAlliance Atlantique sur des projets dactions de cette Alliance. Nous avons à y participer, que ce soit à Washington au moment de lanniversaire de lOTAN ou à Bruxelles un peu plus tard. De toute façon, ces débats auront lieu.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Combien dhommes larmée française pourrait-elle engager si la situation devenait plus grave ?
ALAIN RICHARD
Plusieurs milliers supplémentaires. Je ne serai pas plus précis : je nai aucune raison de donner cette information publiquement avant quune telle décision ne soit prise.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais des missions de larmée française pourront-elles être modifiées pour affronter une situation plus grave.
ALAIN RICHARD
Nous avons déjà programmé notre participation à la force de sécurité qui serait mise en place dès la solution politique. La moitié des hommes sont en place, avec leur matériel, en Macédoine. Lautre moitié est maintenant sous alerte pour quelques jours si, en fonction dun choix différent des partenaires de la solution politique, il fallait mettre plus dhommes et plus de matériels, nous y serions prêts.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Après un mois dengagement à outrance, est-il imaginable que lOTAN perde ?
ALAIN RICHARD
Si vous me demandez si cela est imaginable, je vous répondrai que tout le monde peut perdre. Nous avons choisi un objectif : le droit pour tout le monde de vivre au Kosovo, avec les droits qui sont ceux des Européens. Ces objectifs sont dailleurs compris et soutenus par la grande majorité des Européens.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais 19 pays peuvent-ils perdre face à larmée de Milosevic ?
ALAIN RICHARD
Nous avons à affaiblir un potentiel militaire qui est installé au milieu des civils et qui les terrorise dans un territoire dont ils ont la maîtrise. Nous pourrions entrer en force et faire des milliers de morts, mais nous navons pas choisi cette solution.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais avez-vous affaibli Milosevic ?
ALAIN RICHARD
Bien sûr, on la déjà dit à plusieurs reprises : vous lavez très bien entendu et vous me permettrez de le répéter quil nous faut garer notre sang-froid.
(Source http ://www.defense.gouv.fr, le 27 avril 1999)