Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à TF1 le 28 mars 1999, sur l'engagement de la France aux côtés des alliés de l'OTAN dans le conflit du Kosovo, la responsabilité de M. Milosevic face à l'épuration ethnique et les positions de diverses personnalités françaises.

Prononcé le

Média : Emission Public - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Michel FIELD
Bonsoir à toutes et à tous, merci de nous rejoindre sur le plateau de « Public « . Vous le savez, nous avons modifié la programmation de cette émission pour répondre aux exigences de lactualité et nous avons élaboré une émission spéciale sur la guerre qui se déroule aujourdhui en Yougoslavie, sur lengagement de la France aux côtés des alliés de lOTAN et sur les questions que cela soulève. Je remercie Alain RICHARD, ministre de la Défense, dêtre mon interlocuteur privilégié pour la première série de questions que je poserai avec votre aide, puisquun certain nombre de questions de téléspectateurs auront évidemment droit de cité comme chaque dimanche. Dans la deuxième partie de lémission, nous ouvrirons un débat aux principales sensibilités politiques représentées au Parlement : vous êtes la seule, Marie-France Garaud, à ne pas siéger à lAssemblée Nationale, mais en tant quancienne conseillère du président Pompidou et présidente de lInstitut international de géopolitique, vous possédez une voix assez forte si jen juge par un article du Monde que vous avez signé, qui sappelle « Labsurdité et le péril « , où vous montrez votre hostilité à cette intervention de lOTAN. Sont également présents Hervé de Charette, président délégué de lUDF et ancien ministre des Affaires étrangères, François Fillon, ancien ministre et porte-parole du RPR, et Francis Wurtz, député européen du Parti communiste. Nous entamerons dans la deuxième partie un débat avec ces différentes sensibilités en essayant dy voir plus clair et dapporter des éléments de réponses aux questions que vous vous posez et aux questions que lopinion publique semble se poser comme le montrent les sondages : il faut les prendre chaque fois avec les réserves dusage mais si, par exemple aujourdhui, dans Le Journal du Dimanche, une nette majorité de Français semblait approuver cette intervention - 57% contre 30% - un sondage CSA à paraître demain dans Le Parisien - Aujourdhui, montre une opinion publique encore plus divisée : 46% approuvent le principe de lintervention contre qui 45% qui la désapprouvent mais 46% des Français désapprouveraient les bombardements aériens de lOTAN et 40% seulement les approuveraient. En tout état de cause, on est loin, me semble-t-il, du sentiment dunion sacrée qui avait par exemple présidé au début de la guerre du Golfe, où là les scores des sondages atteignaient 80% dopinions favorables. Cela veut-il dire que la cause est plus difficile à expliquer aujourdhui aux Français ?
Alain RICHARD
Je nentends pas les choses ainsi. Je crois que nos concitoyens préfèrent naturellement les situations de paix et nous demandent de rétablir la paix aussitôt que possible. Je crois quils savent aussi que la guerre est déjà au Kosovo et que cest Milosevic qui la mène contre une grande partie de la population du Kosovo. Et ils savent, en peuple adulte, en peuple qui a acquis la sagesse et qui sait ce que cest quun conflit, que la faiblesse nengendre ni la paix ni la justice. Je crois que lopinion française prend en compte tout cela : cest tout naturellement que nous débattons et que les autorités en charge sexpliquent, comme la fait le président de la République, dès le déclenchement de laction, comme la fait le Premier ministre devant le Parlement, vendredi dernier, comme nous le faisons, Hubert Védrine et moi-même, en nous expliquant devant la presse et les Français.
Michel FIELD
LOTAN parle cet après-midi dun début de catastrophe humanitaire dans les Balkans, avec des dizaines de milliers de réfugiés qui affluent vers lAlbanie ou le Monténégro. Est-ce un passage plus précipité que prévu de la première phase des opérations à la deuxième phase ? Sommes-nous pris dans un engrenage ? Y a-t-il une accélération ou une absence de maîtrise de cette opération ?
Alain RICHARD
Je crois que vous posez très bien la question, mais il faut regarder dun peu plus loin. Cest en octobre que les Européens, qui avaient déjà constaté la montée de la violence et le durcissement des actions répressives contre la population du Kosovo, ont constaté quil fallait établir une menace demploi de la force pour amener le dirigeant serbe à une négociation sérieuse fixant un cadre pour lautonomie du Kosovo qui serait ainsi protégé des violences. Et cest en octobre que ces dispositions ont été prises de façon totalement publique. Nous avons dû avoir recours à la force contre Milosevic qui ne pratique lui-même que la violence : cest une réalité. Cela a donc permis au moins dobtenir de Milosevic louverture de ces négociations où il sest produit un fait important : il y avait une sorte déquilibre juste et praticable dans ce drame qui existe depuis des mois. Et les représentants des communautés kosovares y ont adhéré alors quil ne correspondait pas à toutes leurs revendications. Les deux ministres européens, Hubert Védrine et Robin Cook présidaient la conférence que nous avons tenue à Bonn, il y a dix jours, et conféraient avec le ministre Joshka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, qui préside la communauté et qui représentait donc lensemble des autres Européens. Tous trois ont dit, avec les ministres de la Défense, que la négociation ne pouvait pas aller plus loin, que le refus de Milosevic était borné et quil avait décidé de ne pas entrer dans cette négociation pour donner un cadre légitime à la vie des Kosovars en Yougoslavie. Les Européens devaient dès lors prendre linitiative dexercer une pression et demployer une action coercitive contre une autorité militaire et un pouvoir qui veut imposer par la force un nettoyage ethnique sur une partie de son territoire.
Michel FIELD
Deux choses. La première, cest que lEurope a été à linitiative de toute la phase proprement diplomatique, comme le prouvent les conférences de Rambouillet et de Paris. Mais on a le sentiment que lorsque lenjeu devient militaire, lEurope sefface devant les Etats-Unis.
Alain RICHARD
Dans une affaire de cette importance, les Européens travaillent en partenariat avec les Etats-Unis. Et peu de gens préconisent que ce ne soit pas le cas. Lorsque nous avons constaté le refus de participation des Serbes au cadre politique acceptable pour le Kosovo, nous savions publiquement depuis octobre que ceci impliquait lemploi de la force pour revenir à une situation de négociations et détablissement dun cadre acceptable. Face à cette seule exception en Europe, face à une dictature portant la violence sur son propre sol, après lavoir portée en Bosnie il y a quelques années, il faut bien quil y ait une résistance. Le choix est entre la résistance ou limpuissance. Et dans cette option, nous travaillons en partenariat avec les Etats-Unis parce que lorganisation militaire qui permet de se coordonner de façon efficace, est lAlliance. Je vous rappelle que la France reste maîtresse de lemploi de ses forces et ne participe à des actions de lOTAN que lorsquelle le choisit. Au sein de lOTAN, les décisions politiques demploi de la force sont prises par les gouvernements qui se concertent. Il y a certes une participation importante des Etats-Unis dans la phase aérienne que nous avons décidée, mais le contrôle politique est exercé conjointement. Nous avons une leçon à en tirer : pour que lEurope de la Défense puisse traiter lensemble des situations de risques et de conflits, qui peuvent se présenter à elle, il y a des progrès à faire : nous y travaillons. Jai la conviction quon ne construit une force politique, une cohésion et une volonté dagir que face aux événements. Je pense que, dans le règlement de ce conflit, lEurope politique et lEurope de la Défense se réalisent en même temps.
Michel FIELD
Loption militaire choisie, à savoir la guerre aérienne avec des déclarations de votre part et de celle dautres participants de refus dopérations au sol, était-elle la seule solution stratégique possible ? Sil sagissait de stopper les massacres, une intervention militaire au Kosovo comme force dinterposition à terre, naurait-elle pas été plus efficace que des bombardements dont on ne sait finalement pas quels vont être les effets politiques et stratégiques ?
Alain RICHARD
Nous nous sommes mis daccord sur cette forme daction. Quel est lobjectif ? Il est, face à un régime profondément militarisé qui vit par la violence et par limposition de la force, de pénaliser et daffaiblir cette capacité doppression et dagression en attaquant le squelette de lappareil militaire et répressif de ce pays. Nous pensons pouvoir le faire par des frappes aériennes qui sont un moyen de limiter les atteintes faites à lencontre de la population serbe. Il nest pas question de répandre un tapis de bombes sur la Serbie et si le dictateur serbe a écarté du théâtre tous les médias indépendants, cest parce quil va évidemment essayer, comme il la déjà fait, de désinformer et dintoxiquer. Mais nous voulons, nous, agir en ne pénalisant pas la population serbe qui na rien à voir avec ce dictateur et qui va réfléchir pendant cette période.
Michel FIELD
La force dinterposition nétait-elle pas envisageable ?
Alain RICHARD
Si, et nous y sommes dailleurs prêts : sa géométrie est établie et un élément précurseur est déjà à quelques kilomètres de la frontière en Macédoine. Mais cette force dinterposition nentrera en jeu quà partir du moment où un cadre politique aura été établi pour la vie du Kosovo, comme province autonome avec ses organismes représentatifs, à lintérieur de la Fédération yougoslave. Si laccord est conclu, on sortira dune phase de violence élevée : il faudra donc une force dinterposition. Elle est prête.
Pour revenir à votre question, sur la répartition des rôles avec les Etats-Unis, dans cette force dinterposition, la participation des Européens est très majoritaire : nous prévoyons 24.000 Européens sur 28.000 hommes et un commandement sous la coupe dofficiers généraux européens. Cest lobjectif, lorsque laccord politique sera conclu. Pour linstant, nous sommes en train dappliquer la force pour limiter et pour atteindre la capacité de violence et dagression de lappareil militaire serbe. Et il faut développer cette action méthodiquement en gardant les nerfs solides jusquà ce que les résultats soient atteints.
Michel FIELD
Une première question dun téléspectateur.
Auditeur
Personnellement, je désapprouve les frappes aériennes sur le Kosovo. Est-ce que les dispositifs darmes des Serbes sont ceux qui sont vraiment touchés ? Que se passera-t-il après les frappes aériennes si Milosevic ne cède pas. Merci.
Michel FIELD
Je crois que cest une question, en dehors de lopinion de ce téléspectateur, que tous les gens se posent : que se passera-t-il si Milosevic ne cède pas et si le mouvement, assez naturel dans un pays bombardé, de faire corps avec lautorité, grandit, cest-à-dire sil y a finalement un effet pervers de cette opération qui souderait davantage encore le peuple serbe autour de ce dictateur ?
Alain RICHARD
Nous vivons dans des démocraties. Nous devons agir face à une situation de conflit. Cest toujours difficile. Nous le faisons de façon ouverte en expliquant nos objectifs, en assumant nos responsabilités. A tout moment, des interrogations se posent auxquelles nous devons répondre. Les résultats daffaiblissement de lappareil militaire serbe sont en train dêtre atteints. Mais restons calmes. On nest pas dans un jeu informatique, mais dans la réalité : nous nous confrontons avec une force. Dici quelques jours, la Serbie naura plus la maîtrise de son espace aérien : elle ne pourra plus envoyer davions et cest pour cela que nous engageons la deuxième phase qui permet de neutraliser davantage de forces terrestres, cest-à-dire les forces qui essaient de mener une purification ethnique au Kosovo. Des postes de commandement, des installations de blindés et des forces en mouvement seront atteints. Nous aurons la maîtrise de lespace aérien. Bien entendu, les violences continuent au Kosovo, comme il y en a depuis un an : lalternative était de les laisser se poursuivre ou dintervenir. Mais nous allons atteindre ces résultats. Nous sommes obligés de nous en prendre aux moyens militaires de cette dictature, en assumant nos responsabilités : cela renforce-t-il la dictature ? Soyons lucides. Si lon avait laissé trois ou six mois de plus en se contentant de bonnes paroles, si lon avait laissé Milosevic poursuivre méthodiquement lapplication de la violence et son agression contre la population kosovare, cela aurait-il affaibli sa dictature ? Je ne comprends pas le raisonnement. En revanche, ce que je crois, cest que le peuple serbe, malgré le bâillonnement de linformation, réfléchit et comprend ce qui se passe : il sait quà force de politique nationaliste et de ségrégation, il trouve aujourdhui son Etat affaibli : la population serbe voit bien que ce sont les objectifs militaires qui sont frappés et atteints. Je crois que, quand ils se rendront compte quà force dagressivité et desprit daventure de son dictateur, ils se sont retrouvés dans une situation de total isolement en Europe.
Michel FIELD
Même si le parallèle nest pas juste dun point de vue géopolitique, on a tous en tête évidemment la guerre du Golfe et Saddam Hussein. Le même type de raisonnement dominait alors : des frappes aériennes affaibliraient le régime de Bagdad. Finalement, plusieurs années après, Saddam Hussein est toujours en Irak.
Alain RICHARD
Vous avez dit vous-même que les situations ne sont pas comparables, je ny reviens pas. Ce que je sais, cest que le peuple serbe est au coeur de lEurope et que nous devons nous poser la question de savoir si nous laissons une puissance agressive développer une politique de ségrégation, en employant la force et en massacrant sa propre population. Nous avons les moyens dagir et nous devons les employer. Les objectifs daffaiblissement de lappareil militaire serbe seront aussi un facteur de vulnérabilité pour ce régime qui ne vit que par la force.
Michel FIELD
Marie-France Garaud, javais envie de vous demander si les arguments du ministre de la Défense vous amenaient à revenir sur les termes extrêmement violents avec lesquels vous aviez désapprouvé cette intervention.
Marie-France GARAUD
Je me demandais si Alain RICHARD croyait ce quil disait. Jen suis convaincue. Nous sommes dans des pays que nous connaissons bien. Il y a dabord un certain nombre de choses quil faut préciser. Nous sommes non pas au début dun processus dans les Balkans, mais au milieu dun processus qui a commencé dès la réunification allemande et avec léclatement de la Fédération yougoslave. La reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie a dabord été faite par lAllemagne, à laquelle nous avons nous-mêmes consenti avec réticence. François Mitterrand connaissait lhistoire des Balkans : il a hésité et a procédé à cette reconnaissance pour ne pas froisser notre ami allemand. Ensuite lindépendance de la Bosnie a été reconnue. Cest maintenant le Kosovo. Mais il y a une différence considérable entre la Bosnie et le Kosovo :
lindépendance de la Bosnie avait été reconnue avant. Autrement dit, il y avait un conflit entre la Serbie et un Etat indépendant et souverain. Au Kosovo, ce nest pas cela du tout : cest un conflit à lintérieur dun Etat souverain. Les négociations de Rambouillet, vous lavez dit vous-même, Monsieur le ministre, ont mis sur la table lemploi de la force dès le début - bien entendu, vous étiez au coeur de ces négociations, pas moi. Mais peut-être est-ce en effet lappréciation du candidat : a-t-on fait tout ce quil fallait pour aboutir à un résultat ? Monsieur Giscard dEstaing lui-même, qui a éprouvé lemploi de la force, a dit que la proposition qui avait été faite et laccord que lon avait demandé aux Serbes de signer nétaient pas équilibrés. Ils nétaient pas équilibrés puisque lon reconnaissait formellement la souveraineté de la Serbie sur le Kosovo mais que lon accordait au Kosovo une autonomie substantielle qui devait se terminer dans quelques années par une autodétermination. Il y aurait eu en outre un cordon entre la Serbie et le Kosovo. De surcroît, on demandait que des forces dinterposition, je nose pas dire doccupation, soient placées sur le Kosovo pendant toute la durée intermédiaire, sans limitation de durée. Autrement dit, cest à cause du refus des forces dinterposition, car les Serbes avaient reconnu lautonomie du Kosovo que nous sommes intervenus dans un Etat souverain sans consulter les Nations Unies. Mais si nous voulions lindépendance du Kosovo, il fallait le reconnaître. De deux choses lune : ou la Serbie est un Etat souverain et dans ce cas, nous devons demander aux Nations Unies lautorisation dintervenir ; ou le Kosovo est reconnu antérieurement comme un Etat souverain et la situation est différente. De surcroît, jajouterai une dernière chose, compte tenu de ce passé : je crois - et je regrette que la France nait pas joué son rôle - que sil y avait un Etat qui pouvait obtenir de Milosevic plus que les autres, cétait la France parce que les liens de notre pays avec la Serbie sont des liens forgés dans le sang et par lhistoire et il eut été préférable que ce soient les Français, peut-être dailleurs avec les Russes, et non un consortium franco-allemand, qui auraient dû être les acteurs de cette affaire.
Alain RICHARD
Cest logique, vous êtes anti-Européenne depuis le début, Madame. LEurope est en train de se construire.
Marie-France GARAUD
Je ne suis pas anti-Européenne.
Alain RICHARD
Vous navez pas compris que lEurope politique daujourdhui est un espace de démocratie anti-ségrégative. Nous avons vocation partout en Europe davoir des Etats multi-ethniques, qui tolèrent des minorités. Je pense en Européen ; je pense aux signes que nous donnerons aux multiples démocrates et responsables politiques dans les autres situations de conflit de lEurope de lEst qui, depuis dix ans, ont trouvé des accords et des arrangements qui permettent à plusieurs populations de vivre ensemble. Il ny a quune seule dictature agressive qui pratique la ségrégation dans ce continent européen : nous devons y faire face, et non pas nous en tenir à ses intérêts. La négociation est allée aussi loin que possible : elle reprendra dès linstant où seront reconnues les bases de lautonomie du Kosovo, ce qui est en effet une question de principe parce que la question a été réglée partout ailleurs en Europe. De nombreuses questions ont été réglées de cette façon, avec une représentation et une reconnaissance des droits des minorités dont vous navez pas dit un mot, ce qui est révélateur de létat de votre pensée. Nous avons donc pris la responsabilité de fixer ce principe en premier. Quant à lintervention des Nations Unies, je vous rappelle deux choses : la décision demploi de la force a été prise pour la première fois le 18 octobre par lAlliance. Il a fallu arrêter une première fois les mouvements militaires de larmée serbe. Une résolution des Nations Unies est intervenue trois jours après, invoquant le chapitre VII, permettant le rétablissement de la paix. Nos partenaires russes ont demandé avant-hier au Conseil de sécurité de se prononcer pour larrêt du mouvement que nous menons : il y a eu trois voix dans leur sens et douze dans lautre sens.
Michel FIELD
Hervé de Charrette, vous soutenez la politique du gouvernement, encore que le président de la République et le Premier ministre ne soient pas sur des positions différentes. Néanmoins, en écoutant le Président Giscard dEstaing vendredi à lAssemblée Nationale, jai senti une véritable inquiétude et comme des réserves, non encore formulées, mais qui pourraient très vite advenir.
Hervé de CHARETTE
Dabord, il y a la question de fond et de principe : est-ce quil faut apporter le soutien à laction qui a été décidée par le président de la République et par le gouvernement ? Evidemment oui. Pour le démontrer, il suffit de simaginer que nous serions en train de critiquer linaction des Européens, et notamment de la France, si nous navions rien fait à lissue des négociations qui ont malheureusement échoué. Ensuite, il est vrai que Milosevic représente dans lEurope, qui est aujourdhui en mouvement vers un progrès pour la démocratie, ce que nous ne voulons plus voir en Europe, cest-à-dire le nationalisme, lextrémisme, le poids des régimes davant le mur de Berlin. Bref, cette Europe dhier que nous voulons effacer et construire sur dautres bases : tout cela est cohérent. Simplement, je crois que les sondages que vous évoquiez tout à lheure le montrent : les Français et lopinion publique européenne se posent des questions. Je crois quils sen posent trois.
La première concerne lefficacité. Monsieur le Ministre, vous mautoriserez à dire que jai des doutes sur lefficacité dune stratégie qui est uniquement fondée sur la guerre aérienne. Je ne suis pas un spécialiste à la différence du ministre de la Défense, mais jai expérimentée une telle stratégie : je lai vue en Bosnie Herzégovine. Jai vu comment des frappes de lOTAN avaient été militairement dune efficacité faible et politiquement dune efficacité nulle. Lorsque le président de la République, Monsieur Chirac, a décidé denvoyer lartillerie française sur les collines de Sarajevo, il y a eu alors un changement complet de la situation militaire et politique. Cest la première interrogation dans laquelle je nai personnellement pas de réponse, mais je minterroge, comme beaucoup de nos concitoyens.
La deuxième interrogation porte sur lEurope : est-ce que, dans tout cela, il y a assez dEurope ? Malgré toutes les explications que nous avons entendues, la réponse est évidemment négative. Dans la situation où nous sommes, cest lAlliance Atlantique et les Américains qui agissent pour lessentiel. Cest un général américain qui commande les événements, cest le président Clinton qui fixe les buts de guerre. Cest une leçon pour le futur, jen conviens, mais on ne peut pas rester dans cette situation qui est humiliante à plus dun titre. Vous savez que le Kosovo est égal à deux départements français : il est donc à la mesure des capacités des grandes nations dEurope. Troisième question : a-t-on bien fait de laisser la Russie à lécart ? Je vais vous dire franchement que je ne le pense pas. Et je crois que plus tôt elle reviendra dans le jeu, mieux ce sera, parce que pour sortir de la crise où nous sommes aujourdhui, je suis intimement convaincu quil faudra aller demander le concours de la diplomatie russe. Les Français pourraient dès lors agir de façon très efficace parce que nos liens avec la Russie et le peuple serbe sont connus. Ce nest pas une guerre contre le peuple serbe. Laissez-moi juste raconter ce souvenir de Belgrade : il y a un magnifique monument dédié à lamitié franco-serbe. Et au pied de ce monument...
Michel FIELD
Il a dailleurs été voilé hier par des manifestants.
Hervé de CHARETTE
Il est écrit une phrase merveilleuse : « aimons la France comme elle nous aime « . Laissez-moi dire simplement dun mot : les Français aiment les Serbes, ils aiment la Serbie, mais ils détestent le régime de Milosevic. Voilà le problème.
François FILLON
Je ne dirai pas différemment de ce que vient de dire Hervé de Charette. Nous pensons dabord quil est consternant dêtre obligé de recourir à la force mais quil ny avait sans doute pas dautre solution à partir du moment où tout avait été essayé pour amener Milosevic à la table des négociations. Il faut dire quil nous a déjà habitués à une attitude de ce type. Il nen est pas à son coup dessai. Nous avons déjà vécu la guerre en Bosnie et le conflit avec la Croatie : nous savons à qui nous avons affaire et ce que nous risquons, ou plutôt ce que risquent les Kosovars. Les interrogations portent aujourdhui sur la place de lEurope et sur rôle de la Russie dans le système de sécurité qui se met progressivement en place. On aurait pu penser que lOTAN allait disparaître après la chute du mur de Berlin, nayant plus réellement dutilité, et quallait se créer une nouvelle structure intégrant de nouveaux Etats pour assurer la sécurité du continent européen. Or, il se passe très exactement le contraire : lOTAN se renforce, de nouveaux Etats y adhèrent. Aujourdhui, il ne sagit pas de critiquer lOTAN au moment où nous participons à des opérations militaires ensemble, mais puisque nous nous interrogeons sur lavenir, je crois quil va nous falloir, si nous voulons plus dEurope et un peu moins dOTAN, un système de sécurité qui associe la Russie, car nous sommes en train de la mettre à lécart, ce qui est extraordinairement dangereux parce que cest une réalité géographique, politique et militaire, que nous ne pouvons pas ignorer.
Michel FIELD
Une voix quon na pas encore entendue dans ce débat, est celle du Parti communiste. Francis Wurtz, vous êtes opposé à cette intervention et vous êtes sans doute parmi ceux qui clament le plus fort, aujourdhui en France, en faveur dune position pacifiste.
Francis WURTZ
Oui, mais pour être tout à fait clair, je veux tout dabord dire, monsieur le Ministre, que je suis totalement daccord avec vous quand vous caractérisez le pouvoir de Milosevic comme un pouvoir nationaliste, dangereux, irresponsable et tout à fait capable de faire aujourdhui autant dexactions à Pristina quhier à Srébrenica. Je suis daccord avec vous quand vous dites que lEurope ne peut pas être indifférente au sort de la population du Kosovo et quil faut faire quelque chose, même sil sagit dun Etat souverain. Convenez en retour avec moi, monsieur le Ministre, quen revanche, les bombardements de lOTAN nont absolument pas les effets annoncés. Milosevic a aujourdhui une place comme il nen a pas eu depuis très longtemps. Il était très affaibli il y a deux ans, il y avait des manifestations dans les rues de Belgrade : aujourdhui, il passe pour un héros national. Cela a permis laggravation de la répression des Kosovars, et il y a un risque de plus en plus évident de déstabilisation de lensemble de la région. Je pense donc que ces bombardements nont pas dissue. Vous avez dit que, dans quelques jours, il y aura des succès militaires. Je ne doute pas de la capacité militaire des forces de lOTAN darriver à bout des forces de la Yougoslavie. Je pense que ce qui se fait en ce moment contribue à approfondir la haine et le fossé entre des populations qui sont condamnées à vivre ensemble. Je pense que lon fait fausse route. Si vous permettez que jajoute un mot, je crois - peut-être vais-je vous choquer - que les Européens se sont fait piéger par les dirigeants américains dans cette affaire. La France, et notamment la diplomatie française, et la Grande-Bretagne - ce qui était une heureuse surprise - ont fait un travail formidable pour la recherche dune solution politique autour de Rambouillet. Comment avez-vous pu interrompre au bout de quinze jours, quand on sait ce que sont les négociations de paix dans les régions difficiles, une négociation qui avait déjà réussi à arracher un accord de principe sur lautonomie substantielle du Kosovo ? Pendant les trois semaines qui ont suivi, Madame Albright a joué avec lUCK, ce nétait pas votre volonté, je le sais bien, pour arracher un accord, fût-il artificiel, afin douvrir la voie aux bombardements, en faisant vraisemblablement des promesses non écrites sur lindépendance future. Il faut, je pense, revenir à lacquis de Rambouillet et jespère pouvoir développer une proposition en ce qui concerne le point sur lequel il doit être possible de débloquer la situation, non pas par rapport à Milosevic, mais par rapport à la population de ces pays, parce quil y a beaucoup de personnes hostiles à Milosevic dans ces pays, auxquels on ne fait pas souvent attention.
Alain RICHARD
Je suis daccord avec la description que vous faisiez tout à lheure de la situation de la Serbie et de son action au Kosovo, à une réserve près : vous navez pas employé le terme de guerre. Ces dirigeants et cette armée font aujourdhui la guerre au Kosovo. Les dirigeants européens, les ministres des Affaires étrangères, les ministres de la Défense, les chefs dEtat et de Gouvernement ont eu à se poser la question :
poursuit-on la discussion en laissant se faire sur le terrain, comme nous y assistions avec les vérificateurs, lélimination village par village de cette population ? Continue-t-on simplement à en parler ? Nous sommes tous devant cette responsabilité. Nous sommes en effet devant un défi : des démocraties comme les nôtres sont-elles encore capables de résister à la violence ? Le voulons-nous, le pouvons-nous ? Défi supplémentaire, sommes-nous capables de le faire entre Européens ? Je crois que nous sommes en train de montrer que cest le cas et ce sera une leçon qui sera méditée par beaucoup.
Michel FIELD
Alain RICHARD, la frappe aggrave aujourdhui, la situation au Kosovo. LOTAN parle dun début de catastrophe humanitaire.
Alain RICHARD
Cest parce que vous raisonnez instant par instant. Réfléchissez à ce qui se passerait si nous navions pas agi. Vous diriez exactement la même chose et que linaction aggrave la situation. Je crois quil faut remonter la pente : il faut casser le squelette de cet appareil militaire et répressif. Cela prendra un peu de temps et il va falloir que nos démocraties montrent quelles ont les nerfs solides. Et je reprends le rappel qua fait Hervé de Charette tout à lheure à propos de la situation en Bosnie. Nous avons eu la démonstration que face à la volonté de suprématie militarisée de Milosevic à laquelle le peuple serbe nest malheureusement pas aujourdhui en état de sopposer, cest la résistance armée qui doit marquer le point darrêt. Vous ne pouvez pas apprécier dans linstant si le peuple serbe pense que cest bien ou mal. Ce que je sais, cest que ce peuple qui, malgré tous les efforts faits pour le désinformer, écoute, communique avec les Serbes de lextérieur, écoute les médias internationaux, et se rend compte de limpasse où la mis ce dictateur. Comme le disait Hervé de Charette tout à lheure, nous devons connaître les limites de laction militaire et son objectif, après avoir suffisamment affaibli, tôt ou tard, cet appareil militaire par laction aérienne et coercitive. Dès linstant où Milosevic en prendra la décision, où il y sera forcé, on reviendra autour de la table et on établira un cadre qui permettra aux gens de vivre ensemble. Mais on ne peut pas sen remettre simplement à la bonne volonté des uns et des autres. Il faut bien forcer le cours des événements, sinon on sait ce qui se passera.
Michel FIELD
Il y avait des questions sur la Russie. On va profiter dune question dun téléspectateur pour y revenir.
Auditeur
Monsieur le Ministre. Lattitude de Boris Eltsine inquiète les Français. Aujourdhui, il envoie un message de soutien à Slobodan Milosevic. Demain, ne craignez-vous pas quil envoie des hommes ? Merci.
Alain RICHARD
Regardons la logique de ce que fait la Russie depuis neuf ou dix ans : elle a changé de régime, cherche à dialoguer avec lensemble de lEurope et avec les Etats-Unis, et veut naturellement garder les éléments de son statut de grande puissance. Qui pensera quelle renoncera à toute cette construction quelle fait pour se trouver une nouvelle place dans le monde, simplement par un soutien de Milosevic ?
Michel FIELD
Cest contradictoire dentendre le Président Chirac rappeler le rôle essentiel que doit tenir la Russie, et en même temps de voir une Russie qui est totalement mise à lécart aujourdhui.
Alain RICHARD
Non, elle nest pas mise à lécart et la preuve, cest quaujourdhui même une mission politique russe de haut niveau voit Milosevic après avoir pris quelques autres contacts. Jai toutes les raisons de penser quelle ne va pas le voir pour lencourager à poursuivre la confrontation militaire. La Russie, naturellement, dans la cohérence de ce quelle fait depuis des années et que nous approuvons sur le plan politique, est en train de retrouver une place dans la sécurité et dans léquilibre européen. Elle veut le faire en montrant sa crédibilité. Il est logique que la Russie soit heurtée par lengagement de laction de force quelle connaissait de façon précise pendant toute la négociation à laquelle elle a participée jusquau dernier moment et quelle exprime sa frustration. Mais dans une phase ultérieure, cette position prise par la Russie se révélera utile : nous ne rompons donc pas du tout les ponts avec eux.
Michel FIELD
Hervé de Charette, le plus brièvement possible pour passer la parole aussi aux autres.
Hervé de CHARETTE
Je crois extrêmement important que la Russie reste notre partenaire dans cette affaire. Je ne crois pas que lon pourra sortir de la situation où nous sommes avec Milosevic sans quil y ait quelquun qui vienne nous aider à trouver une solution acceptable et négociable. Je crois que la Russie a un rôle important et que la France doit être sa partenaire.
Michel FIELD
Il y a une question à laquelle vous navez pas répondu, qui faisait dailleurs écho à linquiétude que dénonçait Hervé de Charette tout à lheure : est-ce que dun point de vue militaire, on ne se prive pas dun argument en annonçant demblée quil ny aura pas dintervention terrestre et que la guerre restera limitée à une frappe aérienne ?
Alain RICHARD
Lintervention terrestre est prête. Nos hommes, dans les différents pays européens, sont prêts à mettre en oeuvre une nouvelle façon de vivre ensemble comme cela se produit en Bosnie depuis trois ans.
Michel FIELD
Oui, mais comme force dinterposition, pas dans le cadre de la guerre qui a lieu aujourdhui.
Alain RICHARD
Il sagit dune action militaire de coercition contre un Etat qui agresse sa population et qui menace ses voisins. Vous allez voir que cette action obtiendra des résultats croissants : elle nest pas sans risque et dans le débat au Parlement, que je crois dexcellent niveau, et qui a eu lieu vendredi après la déclaration du Premier ministre, chacun a reconnu que nous devions faire preuve de solidarité et de soutien moral vis-à-vis de nos aviateurs, de nos marins et de nos soldats qui sont en action là-bas : cest un point auquel chacun peut adhérer. Nous obtenons des résultats. Les avions serbes ne volent presque plus et ne voleront plus dans quelques jours. Les points de coordination et les points dorganisation du dispositif militaire serbe tombent les uns après les autres, pratiquement sans dommage pour les populations civiles. Nous ne pourrons pas arrêter les exactions dispersées qui se produisent au Kosovo, mais nous pourrons progressivement, en quelques jours ou en quelques semaines, paralyser les forces militaires en action au Kosovo. Cest lobjectif que nous poursuivons.
Michel FIELD
Monsieur Fillon, un téléspectateur, Monsieur Poitier, de Rouen, nous a envoyé un message par Minitel : le Général de Gaulle ne doit-il pas se retourner dans sa tombe de nous voir être devenus si suivistes devant les Etats-Unis ? Alors cest évidemment au gaulliste que je madresse ?
François FILLON
Je crois quil faut éviter de faire parler le Général de Gaulle parce que les temps ont changé. Il lui est arrivé aussi daccepter que les forces françaises soient intégrées dans des forces daction. Le message quil nous a simplement peut-être laissé, est dessayer de construire le plus vite possible un dispositif européen qui nous permette de nous affranchir dune tutelle américaine qui reste pesante et qui nous amène, chaque fois que la situation se pose dans ces termes, à douter et à nous interroger, comme nous lavons fait tout à lheure, des véritables motifs des Etats-Unis et de leurs dirigeants.
Michel FIELD
Francis Wurtz, vous aviez une proposition à faire à Alain RICHARD ?
Francis WURTZ
Je pense que la description de la situation faite par Monsieur le ministre, était excessivement sereine par rapport aux échos qui nous viennent de militants anti-nationalistes et hostiles à Milosevic, de lensemble de ces républiques. Je pense que cest le moment davoir une initiative politique. Et puisquon parlait de réintroduire la Russie dans le débat, et pour répondre à lattente de ces forces anti-nationalistes de ces républiques, est-ce que la question de cette force dinterposition dont parlait Monsieur Field tout à lheure, ne peut pas être remise sur le métier ? A savoir quelle ne serait pas forcément sous légide de lOTAN mais sous une égide européenne, soit les 24.000 Européens, non pour faire la guerre, mais pour apaiser la situation. Par exemple quelquun comme le Général Cot, lancien patron de la Forpronu en Bosnie Herzégovine...
Michel FIELD
Extrêmement critique sur cette intervention...
Francis WURTZ
Oui, il vient de faire cette proposition...
Michel FIELD
Il a témoigné dans Le Monde aux côtés de Marie-France Garaud.
Francis WURTZ
Il vient de faire une proposition voisine de celle-là. Deuxième étape, aller vers cette fameuse conférence pour lavenir des Balkans que le Parti communiste avait avancée depuis fort longtemps : nous sommes très heureux de voir par exemple que Monsieur Prodi avance une idée semblable. Donc prendre je pense aujourdhui une initiative :
arrêter les bombardements et prendre une grande initiative politique serait extrêmement digne de la France dans ce contexte.
Alain RICHARD
Nous travaillons entre Européens et nous devons garder la cohésion de lEurope parce que devant lépreuve, si chacun commence à amener son idée sans cohésion avec les autres, cest dans cette démarche de dispersion et de division de lEurope, que lon abandonne le contrôle aux Etats-Unis. Il faudra en reparler. On peut revoir la composition de la force dinterposition dans le cadre pacifique, ce qui est naturellement discutable, mais en attendant, je crois quon ne sert pas les adversaires politiques, ceux qui peuvent un jour démocratiquement remplacer Milosevic, en le laissant poursuivre lépuration ethnique par la violence. Je crois que nous sommes en cohérence : cest ce qui fait que le dialogue entre les responsables politiques français face à cette crise, est dune qualité qui sert notre démocratie et qui nous permet de faire avancer lEurope.
Michel FIELD
Marie-France Garaud, un mot ?
Marie-France GARAUD
Dun mot. Je suis favorable à une Europe qui permette à chaque pays européen dexercer ses facultés propres. Et je pense que sur un terrain comme celui-ci, nous suivons actuellement une politique allemande, soutenue par les Etats-Unis : cette politique allemande nest pas celle de la France et la France shonorerait en effet dêtre celle qui, en raison de ses liens damitié et de son histoire, permettrait dans le cadre de lEurope daboutir à un règlement pacifique avec la Russie, alors que nous sommes aujourdhui dans les jupes des Etats-Unis. La transformation de lOTAN annoncée par les Etats-Unis devient un instrument politique au service des Nations-Unies.
Michel FIELD
On reviendra évidemment sur ces thèmes la semaine prochaine puisque Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, sera linvité de « Public « . A la semaine prochaine, merci à tous.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 31 mars 1999 )