Entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec le quotidien libanais "Al Hayat" le 23 février 2012 à Paris, sur la conférence internationale sur la Syrie et la situation dans ce pays, l'attitude du Liban et de l'Iran et les élections au Yemen.

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Média : Al Hayat

Texte intégral

Q - La Conférence de Tunis des amis de la Syrie peut-elle déboucher sur quelque chose de plus qu’une condamnation verbale du régime syrien, quelque chose de plus concret ?
R - Je l’espère, c’est un moment important. D’abord parce que de nombreux pays seront présents, les pays de la Ligue arabe, l’ensemble des pays de l’Union européenne, beaucoup de ceux qui ont voté la résolution au Conseil de sécurité plus d’autres encore. La politique étrangère, c’est aussi la force du symbole politique. Donc, de ce point de vue, le symbole sera très fort et participera à l’isolement croissant du régime ainsi qu’à l’isolement des pays qui continuent à bloquer toute solution au Conseil de sécurité.
Au-delà du symbole, nous nous fixons plusieurs objectifs : d’abord réaffirmer très clairement notre soutien à l’initiative de la Ligue arabe dans toutes ses composantes. Ensuite, essayer d’avancer sur la question de l’aide humanitaire, voir comment on peut faciliter l’accès aux régions les plus frappées à l’heure actuelle. J’avais lancé l’idée de corridors humanitaires. Il ne faut pas l’abandonner. Il faut voir comment la mettre en œuvre. Nous allons à cette occasion essayer de recevoir des représentants de l’opposition syrienne car il est fondamental qu’ils s’organisent, se regroupent, qu’ils se montrent plus inclusifs.
À l’heure actuelle, on est dans une situation où il y a une opposition de l’intérieur, une opposition de l’extérieur, des structures militaires en vérité très peu organisées, et nous ne cessons de leur dire qu’ils doivent être plus inclusifs, qu’ils accueillent davantage de chrétiens, davantage d’alaouites pour bien représenter l’ensemble des composantes. Ce sera à Tunis le message fort que nous leur enverrons.
On va aussi réfléchir à la façon de reprendre éventuellement l’initiative au Conseil de sécurité, où je suis assez sceptique sur notre capacité à faire voter une résolution pour l’instant, mais il faut y réfléchir. En tout cas, s’il y a résolution, elle ne doit pas être seulement humanitaire, figeant le statu quo politique en Syrie. J’ai plus que jamais la conviction que ce régime est totalement discrédité et que ses responsables ont trop de sang sur les mains pour se maintenir au pouvoir de quelque manière que ce soit. J’aurai un discours très ferme sur ce point à Tunis.
Q - Peut-on envisager des corridors humanitaires en Syrie sans protection militaire ou «no fly zone» si le régime s’y oppose ?
R - Notre objectif, c’est d’obtenir l’accord du régime pour faciliter l’accès humanitaire, éventuellement par des corridors. Se situer dans l’hypothèse d’une intervention armée, c’est changer complètement de cadre et d’objectif. Je continue à penser qu’une intervention militaire en Syrie n’est ni souhaitable, ni possible. Nous ne sommes pas du tout dans le cas libyen. Et toute intervention extérieure quelle qu’elle soit, d’abord n’aurait pas le feu vert des Nations unies dans le contexte actuel et, d’autre part, risquerait d’accélérer un processus de guerre civile qui est déjà malheureusement bien engagé.
Q - Vous parlez d’une nécessité d’accord du régime pour les couloirs humanitaires, comptez-vous sur les Russes pour l’obtenir ?
R - J’en ai parlé avec Serguei Lavrov la semaine dernière, sa position a été globalement négative : toujours dans l’idée que le régime est victime d’une agression terroriste extérieure dont on ne voit pas d’ailleurs quelle elle serait. Quand j’ai parlé d’humanitaire, il m’a dit «parlons-en à New York». Mais je suis assez peu optimiste sur la bonne volonté des Russes à ce stade.
Q - Pourquoi la Tunisie n’a pas invité officiellement le Conseil national syrien à la conférence ?
R - La Tunisie a invité le CNS et il s’agit là d’une bonne décision car le CNS a vocation à rassembler l’opposition syrienne. Aujourd’hui, ce processus n’est pas encore finalisé : il n’y a pas encore de porte-parole ou d’organisation qui puisse parler au nom de l’opposition syrienne dans son ensemble comme cela a été le cas au Conseil national de transition en Libye. Ils sont éclatés, divisés, pas complètement organisés. Donc, tout ce que nous essayons de faire, c’est de les mettre ensemble.
Q - Donc, si je vous comprends, leur reconnaissance n’est pas d’actualité ?
R - Nous n’en sommes pas encore là. Le Conseil national syrien lui-même ne nous l’a pas formellement demandé.
Q - Vous avez demandé au Premier ministre libanais, M. Mikati, que le Liban ne s’oppose pas à la décision de la Ligue arabe, et son ministre des Affaires étrangères s’y est opposé, et il n’ira pas à Tunis. Qu’en pensez-vous ?
R - On peut comprendre, car on voit bien aujourd’hui que le Liban, pour des raisons que vous connaissez mieux que moi, a une marge de manœuvre très faible vis-à-vis de la Syrie, nous le regrettons. J’ai redit au Premier ministre Mikati l’attachement de la France à l’indépendance, à l’intégrité territoriale, à la souveraineté du Liban. Il a fait des gestes qui méritent d’être salués. En particulier, la décision qu’il a prise de continuer à financer le Tribunal spécial pour le Liban. Il est dans une situation politique évidemment complexe mais sa visite s’est bien passée à Paris. On sent que nous devons continuer à travailler avec lui. Nous lui avons confirmé que la France resterait présente dans la FINUL, même s’il faut maintenant adapter le format de notre participation à la lumière de la revue stratégique qui est en cours. Nous souhaitons aussi, je le lui ai dit très vivement, que les forces armées libanaises jouent pleinement leur rôle. Et nous sommes prêts à les y aider en termes de formation et d’équipements.
Q - Il dirige un gouvernement où c’est le Hezbollah, c’est-à-dire l’allié syrien, qui domine…
R - On ne peut pas dire les choses comme cela. Il est soucieux de garder une marge de manœuvre. Je crois qu’il l’a gardée malgré le rapport de forces politiques que vous évoquez.
Q - Le Premier ministre irakien, M. Maliki, appuie le régime syrien et il est l’allié de l’Iran, quel jugement portez-vous sur ce gouvernement ?
R - Nous souhaitons que l’Irak évolue et l’attitude qui était la sienne au sein de la Ligue arabe - il n’a pas été le seul - était très réticente par rapport au plan proposé. Évidemment, elle n’est pas faite pour nous satisfaire. Mais nous sommes bien conscients de la difficulté des choses en Irak. Nous souhaitons que le processus de réconciliation nationale puisse se poursuivre. Nous en mesurons bien la difficulté, nous sommes inquiets sur la situation de l’Irak.
Q - Sur le Yémen, que pensez-vous des élections ?
R - Le processus qui a été mis en place, même s’il n’est pas pleinement satisfaisant, même si je comprends la position de certains opposants qui regrettent l’impunité accordée aux principaux dirigeants du régime, a permis d’éviter une guerre civile et d’enclencher un processus de solution et de transition politique. J’espère que le Yémen pourra retrouver une stabilité et une paix civile si fortement menacées.
Q - La situation en Syrie peut-elle finir sur le mode yéménite ? Craignez-vous que la Syrie aille à la guerre civile ?
R - Le risque de guerre civile en Syrie est très élevé. Si on laisse se poursuivre la répression qui dépasse toute imagination, pratiquée par le régime à l’heure actuelle, on va aller vers la guerre civile. Les dernières manifestations qui se sont déroulées à Damas montrent que tout ceci n’est pas limité à quelques villes syriennes, et qu’il y a une vraie aspiration du peuple syrien à une démocratie authentique. Aujourd’hui, le risque de guerre civile existe, c’est la raison pour laquelle, à Tunis nous allons essayer d’accroître la pression sur le régime.
Je vous rappelle qu’on peut considérer, même si les situations sont différentes, que le plan de la Ligue arabe s’inspire un peu de ce qui s’est passé au Yémen puisqu’il ne demande pas formellement le départ de Bachar el Assad mais sa mise à l’écart et le passage de la compétence et de la responsabilité de la mise en œuvre du processus de transition à une autre personnalité qui serait son vice-président. Ce n’est pas entièrement satisfaisant mais il y a des moments où il faut des compromis. Si ce compromis pouvait être accepté par Damas, il nous permettrait sans doute de sortir de la crise en évitant la guerre civile. C’est pourquoi nous le soutenons.
Q - Pensez-vous que la guerre civile en Syrie aura des conséquences au Liban ?
R - S’il y a une guerre civile en Syrie, il est à craindre qu’elle aura des conséquences au Liban. Il y a déjà eu des affrontements dans le Nord. Nous avons protesté contre les incursions de l’armée syrienne en territoire libanais, nous avons en sens inverse demandé au gouvernement libanais qu’il protège les réfugiés syriens qui sont déjà assez nombreux au Liban. Donc, il est évident que l’ensemble de la région risquerait d’être embrasée si la guerre civile se déclenchait en Syrie.
Q - À Genève, le 27 février, à la Conférence des Nations Unies sur les droits de l’Homme, allez-vous demander une condamnation du régime syrien pour crimes contre l’humanité ?
R - J'ai dit que ce qui se passait en Syrie est un crime contre l’humanité : plus de 6.000 morts, des centaines d’enfants massacrés, la torture... De ce point de vue, Mme Pillay a été tout à fait explicite dans ses rapports au Conseil de sécurité, le Conseil des droits de l’Homme l’a été aussi. Nous plaiderons sans doute pour la désignation d’un représentant spécial qui pourrait continuer à instruire les charges contre les responsables syriens.
Q - Les navires de guerre iraniens au large des côtes syriennes vous inquiètent-ils ?
R - C’est une provocation supplémentaire de l’Iran.
Q - Est-ce qu’une opération militaire israélienne contre l’Iran est inéluctable à votre avis ? Les Américains peuvent-ils empêcher les Israéliens d’attaquer l’Iran ?
R - Nous faisons tout pour l’éviter. Je partage le sentiment de l’administration américaine tel que le président Obama l’a exprimé sur les conséquences imprévisibles d’une option militaire face à l’Iran. C’est bien la raison pour laquelle la France, avec le Royaume-Uni, est la plus ferme sur les sanctions contre l’Iran. Si ce n’était pas aussi grave, l’attitude de l’Iran prêterait à sourire avec leur décision hier de ne plus livrer du pétrole à la France et à la Grande-Bretagne. Je rappelle que nous avions décidé de ne plus en acheter.
Donc, nous avons une position de grande fermeté. Ils ont fait une ouverture à l’iranienne, c’est-à-dire habile mais sans doute ambiguë, en répondant à la lettre de Mme Ashton. On est en train de réfléchir avec nos partenaires 3+3, les six pays, à la réponse qu’on peut apporter. Il est vraisemblable qu’il faut accepter de reprendre des négociations à condition de bien en clarifier les données : pas de préconditions iraniennes et on parle du vrai sujet qui est le programme nucléaire iranien et pas de la situation de la région.
Q - Pensez-vous que c’est de la manipulation iranienne ?
R - On verra, je suis en tout cas sceptique sur leur bonne volonté. On va décider cela ensemble et on verra comment conduire des négociations. Aujourd’hui, des inspecteurs de l’AIEA sont sur place. On va voir s’il y a une réelle bonne volonté de la part des Iraniens ou si c’est tout au plus une gesticulation.
Q - Sarkozy a quand même au début reçu Assad, Kadhafi, Ben Ali…
R - C’est un très mauvais procès. Est-ce que les États-Unis n’ont pas reçu Moubarak six mois avant la chute du régime égyptien ? La France a reçu Kadhafi au moment où ce dernier voulait réintégrer la communauté internationale et alors que le président essayait de tout faire pour libérer ces malheureuses infirmières bulgares violées et torturées depuis huit ans. Quant à Bachar al Assad, il y a un moment où effectivement, on a considéré qu’il pouvait être un interlocuteur valable. Je vous rappelle que lorsque j’ai proposé la première vague de sanctions sur la Syrie, certains de mes collègues européens ne voulaient pas qu’on inscrive Bachar el Assad sur la liste, au prétexte que c’est un «type bien». Et puis on a vu comment il se comportait face au mouvement de liberté de son peuple. Je n’accepterai jamais qu’on mette sur le même plan ses milices, son armée, et des gens en face qui, dans leur immense majorité, se battent à mains nues. Si certains ont des armes, il n’est pas incompréhensible qu’ils cherchent à se défendre et à protéger les civils. Donc, cette idée qu’il y a d’un côté le pouvoir et de l’autre des terroristes à mettre sur le même plan, c’est l’idée russe, je me battrai avec beaucoup d’énergie pour ne pas l’accepter.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 février 2012