Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "L'Humanité" le 29 avril 1999, sur les exigences du Conseil de sécurité de l'ONU pour un arrêt des frappes de l'OTAN (arrêt des exactions, retrait des forces, retour des réfugiés, négociations politiques, force de securité) et sur le refus de voir l'OTAN élargir son domaine de compétences à l'ensemble du monde.

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Média : L'Humanité

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Q - Un mois après le début des frappes en Yougoslavie, lOTAN veut intensifier son action pour une guerre dont on ne voit pas encore la fin. Personne ne pensait que cela durerait si longtemps. Quel est votre sentiment sur ce point ?
R - En effet, les experts de lOTAN avaient laissé espérer à lorigine que lintervention aérienne pourrait être de courte durée. Le secrétaire général lavait indiqué. Du coup, chacun prédit aujourdhui, sans doute par précaution, une durée très longue. En fait, il ny a pas de durée fixée a priori mais un objectif à atteindre, qui demeure la paix et la sécurité au Kosovo, ce qui impose de briser les capacités militaires de répression du système. Nous nous en rapprochons chaque jour. Les alliés en sont convenus à Washington : lheure nest pas au changement de stratégie, mais à la persévérance.
Q - Est-ce que vous écartez complètement lhypothèse dune intervention terrestre ?
R - Cette option na pas été retenue par lAlliance, car elle aurait été plus complexe, plus lente et plus coûteuse en hommes. Bien sûr, lOTAN met périodiquement à jour tous ses plans à toutes fins utiles. Mais les gouvernements des pays de lAlliance nont pas lintention de lancer une offensive terrestre. Ils viennent de le confirmer au Sommet de Washington.
Q - Le plus grand échec est cet exode massif des réfugiés. Ne pensez-vous pas quun grand nombre de réfugiés noseront pas rentrer et que Slobodan Milosevic aura réussi à réduire le nombre dAlbanais au Kosovo ?
R - Non, car nous naccepterons pas ce fait accompli. Notre politique a pour but de créer au Kosovo une situation qui permettra aux centaines de milliers dhommes et de femmes condamnés à lexil ou chassés à lextérieur du Kosovo depuis des années, des mois ou ces derniers jours, ou encore déplacés et captifs à lintérieur, de revenir chez eux en sécurité. Comme la dit le Premier ministre devant lAssemblée nationale, « le jour venu, et ce jour viendra, nous les aiderons à retrouver leur foyer au Kosovo ». Et nous les aiderons ensuite à reconstruire, et à bâtir une société pacifique et démocratique.
Q - Lors des négociations de Rambouillet, on a eu le sentiment que la France et lEurope avaient bien engagé les choses en travaillant autour dun projet politique, doù découlait un volet de surveillance internationale, puis tout a capoté. Rambouillet a commencé sous influence européenne et semble être tombé sous contrôle américain. A-t-on tout tenté pour laccord des Serbes, y compris en discutant sur la nature de la force internationale ?
R - Permettez-moi un retour en arrière. Dès novembre 1997, Klaus Kinkel, alors ministre allemand des Affaires étrangères, et moi avions écrit au président Milosevic pour le presser de rétablir au Kosovo lautonomie supprimée en 1989. De mars 1998 au début 1999, au sein du Groupe de contact, les quatre européens - France, Allemagne, Grande-Bretagne, Italie - ont tout fait pour faire prévaloir au Kosovo une solution politique satisfaisante. A Rambouillet encore, Robin Cook et moi-même, qui présidions les négociations, avons tout tenté. Mais il est honnête de dire aussi que les Etats-Unis pendant toute cette période ont mêlé leurs efforts aux nôtres et à ceux des Russes. Et que cest ensemble, Européens et Américains, que nous avons dû constater, après une tentative de reprise de la négociation avenue Kléber, que tout avait été tenté, et que le recours à la force était devenu inéluctable, puisque les autorités de Belgrade avaient obstinément tout refusé et poursuivaient la même politique insupportable. Pourtant, à Rambouillet, nous avions confirmé le principe de la souveraineté yougoslave et écarté lindépendance du Kosovo ; plusieurs éléments du statut du Kosovo avaient été adaptés à partir de demandes serbes, justifiées, par exemple, sur la situation des minorités non albanaises du Kosovo. A tel point que nous avons pu penser un moment, à Rambouillet, Robin Cook et moi, quil nétait pas complètement impossible de réussir. Mais, avenue Kléber, nous avons dû nous rendre à lévidence : la délégation de Belgrade nétait pas mandatée pour négocier, et ne pouvait même plus assumer ce quelle avait accepté trois semaines plus tôt, à la fin de Rambouillet ! A Rambouillet puis à Kléber, nous avions même testé auprès des Serbes lidée dune force plus large, placée, elle, sous légide des Nations unies et organisée dans le cadre de lOSCE. Nous nous sommes heurtés, là aussi, à une fin de non-recevoir. Quel gâchis du point de vue serbe !
Q - Partagez-vous lidée émise par la Maison-Blanche que Rambouillet soit dépassé ?
R - Les Etats-Unis ne le pensent pas, en tout cas pas globalement. Aucun pays allié na remis en cause le principe fondamental de Rambouillet, à savoir lautonomie substantielle et non lindépendance du Kosovo. En revanche, la future solution politique devra désormais englober des questions non traitées à Rambouillet, telles que lorganisation du retour des personnes déplacées. Dautre part, sagissant des forces militaires et de police serbes, là où des niveaux bas étaient encore tolérés à Rambouillet, le retrait complet est devenu indispensable. Enfin, nous avons maintenant un accord de principe avec les Occidentaux et avec nos partenaires russes pour que cette solution politique soit élaborée et édictée dans le cadre du Conseil de sécurité et que le Kosovo soit placé par lui, durant une période intérimaire, sous administration internationale - la France a proposé quelle soit confiée à lUnion européenne En revanche, il nous reste encore à nous mettre daccord sur le rôle, la composition, le mode de fonctionnement de lindispensable future force internationale de sécurité. Plusieurs formules sont à létude en ce moment même.
Q - Pensez-vous que le gouvernement yougoslave est proche de faire un pas en dépit de ses dénégations après la visite de Tchernomyrdine ?
R - A loccasion de cette visite, le langage russe a évolué, ce qui est positif, mais pas celui de Yougoslavie. Quant aux déclarations de M. Draskovic, on sait maintenant quelles traduisaient une opposition entre lui et le président Milosevic et non pas une évolution de ce dernier.
Q - Quel signe de Belgrade pourrait entraîner larrêt des bombardements, et ne pensez-vous pas quil faudrait dérider une trêve pour offrir une porte de sortie au gouvernement de Belgrade ?
R - Lacceptation et le début de la mise en oeuvre des cinq exigences exprimées par la communauté internationale et le Secrétaire général de lONU (arrêt des exactions, retrait des forces, retour des réfugiés, négociations politiques, force de sécurité). Quant à la « trêve », les alliés ont jugé quelle nétait pas possible tant que les exactions se poursuivent.
Q - La France réfléchit-elle déjà laprès-guerre ? Sera-t-il nécessaire dorganiser une conférence avec pour but de se donner les moyens dintégrer correctement les Balkans de lEurope, notamment par le développement ?
R - Dans mon livre sur les Mondes de François Mitterrand en 1996, javais écrit quil faudrait « européaniser les Balkans ». Nous sommes plus que jamais devant cette nécessité. Ce sera une oeuvre de longue haleine. Il faut commencer par mettre de lordre dans le foisonnement de propositions - une douzaine - déjà lancées, préciser les problèmes que nous voulons traiter - sécurité, démocratie, développement -, déterminer lorganisation la mieux placée pour être chef de file dans chaque cas, avoir une approche densemble tout en tenant compte de la spécificité de chaque pays et en se méfiant des schémas préfabriqués. Cest dans cet esprit que la France apportera une contribution importante à lélaboration dun plan densemble pour les Balkans, inspiré du Pacte de stabilité proposé par lAllemagne, et à la préparation de la conférence qui sen saisira, dans laquelle lUnion européenne devra jouer un rôle central. Nous y travaillons activement.
Q - Au sommet de lOTAN, la France a émis des réserves a lidée dun blocus maritime de la Yougoslavie. Pourquoi ?
R - Il serait absurde de mener des actions militaires visant à empêcher larmée yougoslave de nuire alors que, dans le même temps, celle-ci pourrait continuer à sapprovisionner régulièrement en produits pétroliers. Cest la raison pour laquelle nous avons proposé aux Quinze, qui lont adopté, un strict embargo pétrolier. En revanche, un blocus maritime ne pourrait être décidé et simposer à des pays tiers sans bases légales internationales. Il y a dautres façons de faire.
Q - Le débat sur le nouveau concept stratégique de lOTAN a mis en lumière des différences entre Européens, notamment Français, et Américains. Mais nest-il pas excessif de parler de « victoire » pour la France que le rôle « principal » du Conseil de sécurité de lONU reste méconnu pour le déclenchement dactions militaires ? Que penser alors de laffaire du Kosovo ?
R - Tout au long de 1998, certains responsables américains paraissaient rechercher à la faveur de ce sommet lélargissement tous azimuts des compétences et de laire géographique de lOTAN et son affranchissement des règles fixées par la Charte des Nations unies pour lemploi de la force, règles jugées trop contraignantes par les Etats-Unis daujourdhui. Nous avons constamment fait valoir que nous ne pourrions accepter quil soit reconnu que lOTAN pouvait désormais « sautosaisir ». On imagine quel exemple désastreux cela aurait été pour le reste du monde ! A cet égard, les résultat, obtenus à Washington grâce à dix-huit mois de travail diplomatique français et à une retenue américaine dans la dernière période sont bons, car aucune des formules qui auraient constitué un précédent dangereux na été inscrite dans les textes adoptés par le sommet. Au contraire, les alliés se sont redits « engagés par la Charte des Nations unies ».
Q - Sur lextension de la zone, comment interprétez-vous la formule euro-atlantique ?
R - Il ny a là rien de nouveau. Cette notion nest pas une innovation du Sommet de Washington, mais une formule répétée depuis des années. Le vrai risque, en matière de zone, était que lOTAN soit considérée comme compétente partout, sans aucune limite. On voyait poindre cette conception très extensive des choses au travers des déclarations concernant la prise en charge par lOTAN de la menace darmes de destruction massive détenues par tout pays, fut-il situé à des milliers de kilomètres de la zone. On serait passé alors à une zone... planétaire, ce dont nous ne voulions à aucun prix. LOTAN doit rester concentrée sur la zone et les missions fixées par le Traité de 1949.
Q - La politique européenne et de sécurité nest considérée que comme une composante parmi dautres de lOTAN.
R - La défense européenne est pour nous Français un objectif très important. Mais il faut être conscient que nos partenaires européens considèrent que lEurope est déjà bien défendue... par lOTAN et ne ressentent pas aussi vivement que nous la nécessité de doter lEurope de capacités propres, ni ne sont pressés de la voir en mesure de prendre ses propres décisions dans ce domaine. Cependant, les esprits évoluent - voyez la déclaration franco-britannique de Saint-Malo -, et nous sommes persévérants. Nous tirerons à cet égard le moment voulu des conclusions politiques et pratiques de laffaire du Kosovo. Au sommet de lOTAN, les Britanniques et nous avons obtenu des références positives et utiles au projet didentité européenne de défense et de sécurité. Les communiqués ne sont pas tout. Cependant, mieux vaut de bons textes que de mauvais. En fait la suite dépendra de notre volonté à nous Européens. Nous nen manquons pas.
(Source http ://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 avril 1999)