Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, à France-Inter le 6 avril 2001, sur le conflit à la SNCF, la défense de l'exercice du droit de grève dans le secteur public et la mobilisation des salariés face aux plans sociaux de Danone et de Marks et Spencer.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli.- A la SNCF, la grève va-t-elle continuer dans les grands syndicats ? CFDT, CGT et CFTC reconnaissent des avancées dans la négociation avec la direction mais les syndicats minoritaires - SUD, FO - et les conducteurs appellent à la poursuite du mouvement. J. Chirac pose la question de la limite de la grève, de la liberté d'autrui et prône un service minimum. Le mouvement de grève continuera-t-il sans les grands syndicats ? Quelle est la position de la CGT ? Il paraît que, localement, la CGT continuerait le mouvement avec SUD. C'est notamment ce que dit l'un des responsables de SUD dans le Midi de la France ?
- "Vous utilisez la formule "il paraît." Effectivement, je pense qu'à l'heure qu'il est, tout n'est pas encore inscrit. Nous sommes à un moment où tous les cheminots concernés n'ont pas encore eu le temps de prendre précisément connaissance des résultats de la négociation d'hier qui a porté sur les points phares, à savoir le projet de réforme qui était contesté, sur lequel la direction de l'entreprise a affirmé une nouvelle position par rapport à celle qui était la sienne jusqu'à présent."
Elle dit qu'il y a une pause, elle ne renonce pas au projet. Cela vous convient-il ?
- "Elle a dit "une pause" avec des précisions consistant à dire : "on pourra pouvoir rediscuter du fond, on va se donner le temps." Les querelles sémantiques à ce propos sont largement dépassées. On n'est plus sur un projet de réforme tel qu'il était initialement présenté. Sans doute aurait-il fallu, de mon point de vue, afficher cette position d'ouverture sur ce sujet plus tôt, c'est un point que je voudrais soulever. Cette crise à la SNCF était prévisible, dans la mesure où nous avons une crise de croissance dans cette entreprise avec une croissance du trafic et des cheminots qui, depuis des mois, avec leurs principales organisations, avaient mis en évidence que les moyens réunis pour faire face à cette croissance du trafic allait provoquer des ruptures : des ruptures humaines et des ruptures au plan matériel."
Elle était prévisible, dites-vous. Mais est-ce qu'au fond, ce ne sont pas les syndicats minoritaires qui vous ont poussé et notamment vous, la CGT, à aller plus loin dans le mouvement ? Ce matin le continuez-vous ? Vous ne m'avez pas vraiment répondu.
- "J'essaye d'en revenir aussi aux origines pour que chacun ait conscience des points qui provoquent ce climat de tension dans l'entreprise. Donc, négociations hier, je pense que ce matin, l'ensemble des cheminots concernés vont prendre connaissance très précisément des positions de l'entreprise et vont devoir définir leur attitude dans le contexte de ce matin. Ils vont devoir analyser ce qu'est le rapport de force, c'est-à-dire le nombre de cheminots susceptibles de continuer une grève ou au contraire, plutôt d'avis de la suspendre en envisageant d'autres étapes, d'analyser précisément les propositions qui ont été faites en matière de salaires et d'effectifs. Il faut donc attendre que les prochaines heures permettent aux assemblées générales de se décider en toute connaissance de cause."
Vous êtes le secrétaire général de la CGT. Que dites-vous ce matin ?
- "Il n'appartient pas au secrétaire général de la CGT de donner quelque consigne que soit. On n'est plus sur des formes d'action où des dirigeants imposeraient une position. Cela fait des années et des années que par l'intermédiaire de notre fédération, nous essayons d'avoir un développement des mouvements qui soit réellement démocratique. Ce n'est pas forcément le choix fait par d'autres organisations syndicales, y compris des organisations syndicales minoritaires qui ont plutôt tendance à fonctionner par slogans, y compris de sommet. Pour ce qui nous concerne, nous souhaitons discuter avec les personnels concernés de tous les aspects d'un conflit, ce qui l'environne, le rapport de force interne, pour décider des meilleurs formes d'action pour continuer à faire valoir des points de vue dès lors qu'on estime qu'une négociation n'a pas abouti comme nous l'aurions souhaité, si c'est le cas."
Quand l'ancien cheminot que vous êtes entend les arguments avancés, pas seulement par la direction d'ailleurs mais aussi par le ministre des Transports, monsieur Gayssot, sur les risques que cette grève représente pour la SNCF et pour le service public, vous en êtes où de votre réflexion ?
- "Je remarque déjà une chose : la CGT, par le biais de la Fédération des cheminots CGT, n'a pas été partie prenante par exemple des formes d'action utilisées ces derniers jours, contrairement à d'autres qui ont souhaité entretenir un conflit à partir d'une catégorie de cheminots, et non pas de l'engagement de l'ensemble. La CGT n'a pas cherché à voir des grèves perler durant plusieurs jours pour entretenir ce climat. Nous avons plutôt privilégié le rassemblement de l'ensemble des catégories. Cela reste d'ailleurs un point de litige dans les débats entre militants syndicaux dans l'entreprise, ce qui d'ailleurs alimente une certaine confusion justement sur ce qu'il faut ou ne pas faire. Maintenant, je comprends bien qu'un ministre, quelle que soit sa coloration, soit dans son rôle en disant qu'une grève dans les transports n'est jamais quelque chose de satisfaisant. Ce n'est pas une situation très originale."
Quand le président de la SNCF, monsieur Gallois - vous allez me dire que ce n'est pas original non plus - vous dit : "on est à la limite de ce qu'on peut faire ?"
- "Vous le dites vous-même : ce n'est pas original de la part d'un président."
Chacun dans sa logique, vous dans la vôtre en tant que syndicaliste et lui dans la sienne en tant que président de la SNCF.
- "Encore une fois, je suis effectivement pour que les cheminots concernés aient tous les éléments. Je suis convaincu qu'à l'heure qu'il est, compte tenu de l'heure à laquelle les négociations se sont conclues et des régimes de travail à la SNCF, tous les personnels n'ont pas connaissance précisément des propositions et n'ont pas pu participer à des débats collectifs dans l'entreprise pour savoir quelle était la bonne conduite à avoir dans cet environnement."
Et puis les usagers, y pensez-vous ? Que dites-vous du service minimum prôné par le Président de la République ? Est-ce qu'à nouveau on va relancer le débat ?
- "Le service minimum est un sujet récurrent. Je sais aussi qu'en fonction des configurations politiques, les uns et les autres ont tendance à le mettre en avant. J'ai relevé par exemple que c'était Mme Idrac qui remettait ce sujet sur le tapis. Je me souviens qu'à l'époque où elle était secrétaire d'Etat aux Transports, elle expliquait à ses compères qu'il était plutôt urgent de ne pas ouvrir ce dossier. Je considère pour ma part que les conditions d'exercice du droit de grève dans le secteur public sont déjà encadrées dans le droit français : elles doivent donner lieu à des préavis. Nous devons prévenir de l'intention de faire grève, ce préavis devant être destiné à négocier pour éviter le conflit. Ce n'est plus comme cela qu'il est utilisé. Je ne pense pas que ce soit en restreignant les droits constitutionnels qu'on supprimera le mécontentement lorsqu'il existe dans une entreprise."
Ce confit repose le problème de la place des grands syndicats. A la SNCF, on voit bien que ce sont les minoritaires qui poussent. Maintenant, à propos des grands débats sociaux d'aujourd'hui - Danone et Marks Spencer - peut-être avez-vous entendu les coups de gueule, ce matin, de M. Blondel et de N. Notat, qui disent : "Arrêtons l'invasion des politiques, laissons les syndicats négocier" ?"
- "Il faut bien évidemment que les syndicats assument toutes leurs responsabilités pour dénoncer ces décisions de grands groupes qui affichent des bénéfices complètement disproportionnés avec ce que les salariés subissent au niveau de leurs rémunérations et dans le même temps, l'accompagnent de plans de licenciement. Je serai dans quelques minutes avec les salariés de Marks Spencer, avec nos sections syndicales, avec les autres salariés, pour discuter des formes d'action que nous allons mettre en oeuvre pour s'opposer à ces plans inacceptables. Ceci dit, je ne pense pas qu'on puisse regretter que des responsables politiques s'inquiètent de la tournure des événements, des choix économiques qui sont faits dans les entreprises et des conséquences sociales. Peut-être même qu'une certaine distance s'est accrue entre les citoyens et les responsables politiques dès lors justement qu'ils n'ont pas perçu qu'un certain nombre de responsables étaient à leur écoute sur ces aspects quotidiens qui touchent les salariés dans leur vie quotidienne et l'avenir de leur milieu familial."
Mais on finit presque par entendre plus que vous les salariés, les citoyens qui disent "on va boycotter", les politiques, et jusqu'à Bruxelles d'ailleurs, plus que vous, finalement, les grands syndicats - CGT, CFDT... ?
- "Ces derniers jours, on n'a peut-être pas suffisamment donné la parole aux responsables syndicaux. La CGT est très largement présente chez Danone. A Marks Spencer, nous ne sommes pas le seul syndicat et nous espérons bien, de ce point de vue, que l'ensemble des forces syndicales vont pouvoir se réunir, parce que nous ne serons jamais assez nombreux pour imposer des reculs sur des plans qui sont jugés inacceptables. Je ne vois pas, encore une fois, pourquoi il faudrait regretter que les responsables politiques jouent aussi leur rôle et assument leurs responsabilités sur un certain nombre de décisions qui leur appartiennent. Le débat existe par exemple pour savoir s'il ne faut pas modifier la législation en matière de procédures de licenciement. Cela appartient au législateur et il est bon, aujourd'hui, qu'on s'interroge sur ces points-là."
Ainsi, vous vous félicitez d'entendre par exemple une M. Lebranchu, ministre de la Justice, dire qu'il faut un droit social européen, il faut peut-être qu'on repose la question des conditions de licenciement en Europe, pas simplement chez nous ?
- "Bien évidemment. Nous étions 80 000 réunis à Nice au moment du sommet des Chefs d'Etat présidé par la France, à la fin de l'année dernière, le 6 décembre, à l'appel de 40 syndicats européens. Nous nous heurtons toujours à l'absence de décision des gouvernements qui composent l'Union européenne, par exemple sur la directive permettant aux salariés d'être informés et consultés sur les plans de restructuration ou de suppression d'emplois. Si, aujourd'hui, des responsables de différents gouvernements européens prennent conscience qu'il faut maintenant passer aux actes et donner de réels pouvoirs d'intervention aux salariés, je ne pourrai que dire que c'est une bonne chose. Mais c'est ce que nous réclamons déjà depuis plusieurs années."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 9 avril 2001)