Texte intégral
Q - Bonjour Pierre Moscovici. L'Europe sera l'un des enjeux des prochaines échéances électorales. Hier Jean-Pierre Chevènement, qui a déclaré officiellement sa candidature, s'en est pris aux dérives européennes. L'Europe est accusée de tous les maux, dont la récession, et la mise en place de l'euro suscite des interrogations... Comment allez-vous combattre cette peur ?
R - Je crois que l'Europe et la mondialisation seront, effectivement, au cur de la prochaine campagne, car nous devons montrer comment l'Europe peut être une réponse aux défis d'un monde plus ouvert, globalisé, qui procure à la fois de grands avantages en termes de croissance économique et d'emplois, mais en même temps provoque des inégalités et inspire des inquiétudes. Mais je suis en radical désaccord avec Jean-Pierre Chevènement ; moi je suis Français, j'aime mon pays, je souhaite que l'on aille vers une " nouvelle France ", comme l'a dit Lionel Jospin dimanche à La Rochelle. Mais en même temps, je ne crois pas que la France seule puisse répondre. Prenez un exemple : dans quelques semaines, nous allons avoir des négociations à l'Organisation mondiale du commerce. Le poids de la France c'est 2% ; si l'Europe est unie c'est 20%. L'Europe pèse face aux Etats-Unis. La France seule c'est une idée un peu nostalgique. Et de ce point de vue-là, il y a un repli national qui n'est pas tout à fait ma tasse de thé. La nation, oui, mais la nation dans l'Europe.
Q - Mais tout cela ce ne sont pas des choses très palpables. Dans moins de trois mois, on va changer de monnaie et vous organisez des débats sur les institutions. On a l'impression qu'il y a un décalage entre le Pouvoir avec un P et la rue, les gens, le peuple...
R - Je répondais là à Jean-Pierre Chevènement qui a parlé de la nation et de la République en des termes assez conceptuels. Pourquoi pas ? Les idées ne font pas de mal, y compris à l'approche d'une campagne présidentielle. Mais l'euro par exemple, nous en bénéficions déjà. Imaginez ce que serait notre situation aujourd'hui si nous n'avions pas l'euro, car il s'agit déjà de notre monnaie. La première chose qui se produirait, ce sont des spéculations entre les monnaies européennes, ce qui aurait pu freiner la compétitivité ou la croissance de tel ou tel pays membre. Souvenez-vous qu'il y a quelques années, à l'époque où on avait un franc qui avait une situation un peu approximative et un mark qui était la monnaie dominante sur le continent européen : à ce moment-là nous étions obligés, pour rester à son niveau, d'avoir des taux d'intérêt plus élevés de 1 à 2 % que ceux de nos amis allemands. Ce qui fait que nous avons connu, effectivement, un chômage massif. Moi, je suis de ceux qui pensent que la politique du franc fort, dans les années 88-92, nous a coûté - c'était sans doute légitime en terme de prestance ou de force - des centaines de milliers d'emplois. Et une des choses qui a permis à la France de créer tant d'emplois et de faire reculer le chômage au cours des dernières années, c'est l'euro.
Et puis maintenant nous allons avoir cet élément fédérateur que sera le passage à la monnaie unique, cette fois-ci effectif. Non plus seulement parce que le franc sera une subdivision théorique de l'euro, mais parce que ce sera la monnaie : les pièces et les billets que nous aurons dans nos poches. Je suis sûr que ce sera un grand changement dans la vie quotidienne, mais un changement bénéfique. Je crois qu'il ne faut pas créer là-dessus de névrose. Je comprends que Jean-Pierre Chevènement a ses intérêts de candidat, qui rejoignent ses convictions anti-euro, mais il faut rassurer les Français. Cela va bien se passer. L'euro sera notre monnaie et nous serons plus forts avec l'euro. L'euro c'est la force, c'est la puissance européenne.
Q - Comment êtes-vous sûr que cela va bien se passer ?
R - Parce que nous prenons toutes les dispositions pour cela. Je ne vois pas pourquoi cela se passerait mal. Que va-t-il se passer ? Quels sont les obstacles ? Il faut d'abord maîtriser les prix, et Laurent Fabius a raison de ce point de vue-là d'appeler à la fois à la responsabilité et puis d'agiter aussi le chiffon rouge ou la menace du contrôle, mais le contrôle exercé par les consommateurs d'abord. Cela sera maîtrisé et je crois que la dérive sera extrêmement faible. Ensuite vous savez que le gouvernement prend des mesures en la matière, une sorte de plan "vigie-sécurité" pour l'euro. Pour le reste il s'agit de changements d'habitudes. Cela peut déstabiliser quelques semaines, mais au bout d'un moment on oublie, d'autant que ce sera plus simple que le passage des anciens aux nouveaux francs...
Q - Pas plus compliqué ?
R - C'est à la fois plus compliqué et plus simple ; ce qui est plus compliqué c'est de changer de référence monétaire, mais c'est plus simple parce qu'avant il fallait diviser par cent etc...
Q - Oui mais là on divise par 6,56...
R - Non, on ne divise plus au bout d'un moment. On oublie le franc, simplement, et on se met à penser en euro.
Q - Vous avez un logiciel dans la tête ?
R - Non. Simplement, le jour où je n'aurai plus que des euros, pourquoi me souviendrais-je du " 6,56 "?
Q - Mais on aura toujours la référence du franc. Vous parliez de l'Europe et de la mondialisation qui font un peu peur. On a déterré l'idée de la taxe Tobin au parti socialiste au cours des Universités d'été de La Rochelle et Lionel Jospin dernièrement ; cette taxe Tobin, les économistes européens disent qu'elle est inapplicable, et les dirigeants européens ne veulent pas l'appliquer. Pourquoi est-ce qu'elle serait applicable en France alors que justement on passe au niveau européen?
R - Il faut peut-être dire d'abord ce qu'est la taxe Tobin ; c'est une taxe extrêmement faible, de l'ordre de 0,5 % sur les transactions financières spéculatives et destinée à financer l'aide aux pays en développement. C'est un projet destiné à maîtriser la spéculation dont on voit qu'elle entretient des phénomènes irrationnels. Regardez l'évolution des bourses! Et puis, d'un autre côté, c'est destiné à financer le développement de nations ou de continents comme l'Afrique, ce qui est absolument indispensable. La taxe Tobin, pour que ça marche, doit être quelque chose d'international. Il est certain que si un pays le fait seul, les capitaux le fuient, et à ce moment-là les taux d'intérêt augmentent, la croissance chute et c'est mauvais pour l'emploi.
Q - On vous a déjà dit "non" ?
R - On ne nous a pas dit "non" encore, et c'est pour cela que je crois que la proposition de Lionel Jospin est importante. Je signale que le parti socialiste le propose depuis des années, que le "candidat Jospin" le proposait en 1995 dans sa campagne. Cette fois-ci c'est le Premier ministre Lionel Jospin qui répond effectivement à un mouvement social, à un mouvement nouveau des opinions publiques à l'échelle mondiale, à un mouvement antimondialisation qu'il faut analyser avec ce qu'il a de bon et ce qu'il a de mauvais. Mais il fait une proposition. Et cette fois-ci il la fait en tant que chef de gouvernement européen, et je crois que les Européens doivent se pencher dessus. Ce que je souhaiterais, c'est qu'il y ait une étude de la taxe Tobin dans le cadre des institutions européennes : le Conseil des ministres, le Conseil européen... Et puis qu'ensuite les Européens la proposent à l'échelle mondiale, car c'est comme ça que cela doit se faire.
Q - Personne ne semble en vouloir....
R - Nous verrons, mais en même temps je constate que l'on a un dialogue avec des mouvements comme Attac, ou d'autres. Ils se tournent vers nous, et nous donnons notre réponse. On ne peut pas à la fois critiquer la mondialisation et souhaiter que l'on fasse abstraction des institutions internationales./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 septembre 2001)