Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à France-Info le 21 avril 1999, sur le renforcement des frappes aériennes sur les cibles militaires au Kosovo et sur l'engagement des hélicoptères Apache.

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Média : France Info

Texte intégral

Patrick Boyer
Linvité, aujourdhui, est Alain Richard, ministre de la Défense. Alain Richard, bonjour
Alain Richard
Bonsoir.
Patrick Boyer
Quatre semaines de frappes, Milosevic est toujours là. Les Kosovars sont déportés, lAlliance atlantique sest-elle trompée de guerre ?
Alain Richard
Cest la bonne question. Nous avons un but qui est de mettre fin à la tentative dépuration ethnique. Pour atteindre cet objectif, des démocraties se sont coalisées contre la violence brute. Donc, mesurez bien que nous sommes dans un conflit asymétrique. Cest tout à fait logique. Nous ne sommes pas comme Milosevic, nous nutilisons pas les mêmes armes, nous ne prenons pas 2 millions de personnes en otages. Nous limitons nos frappes, nous les ciblons uniquement sur des moyens militaires ou ce qui en est le support nécessaire. Ce sont des principes quil faut prendre en compte pour vérifier lefficacité de notre action. Ce nest pas de la violence brute.
Patrick Boyer
Mais, y a-t-il encore adéquation entre le tout aérien et les objectifs que sétait fixés lAlliance, il y a un mois ?
Alain Richard
Je pense que oui. Il y a des partenaires, des contradicteurs dans le débat, cest tout à fait normal. Ils assument les alternatives possibles et disent : il aurait fallu faire comme ça. Je veux simplement indiquer que faire autrement, ça aurait voulu dire entrer en force au Kosovo avec les 2 millions de personnes au milieu. On a vu ce que Milosevic faisait des Kosovars pendant les combats, pendant les frappes aériennes. Quest-ce quil aurait fait pendant les combats terrestres ? Lautre alternative aurait été dentrer dans la négociation avec Milosevic sans rapport de force. Je sens bien quil y a des gens qui préféreraient ça. Excusez-moi, mais ça, on la déjà essayé plusieurs fois depuis 10 ans.
Patrick Boyer
Et la troisième, cest-à-dire peut-être frapper plus fort, sans surtout annoncer à lavance quon nirait pas au sol, en se liant les mains par rapport à ladversaire ?
Alain Richard
Personne ne sest lié les mains. Renforcer les frappes aériennes, cest bien ce que nous faisons, mais jinsiste, la cible est toujours militaire. Il ne sagit pas de démolir la Serbie, il ne sagit pas de priver les Serbes de leur moyen dexistence. Nous touchons de plus en plus les unités militaires et de police spéciale qui sont au Kosovo. Elles sont obligées de se séparer, de se disperser, de se camoufler. Les policiers et les miliciens qui font le sale boulot de lépuration ethnique tous les jours vont se sentir de moins en moins protégés. Donc, bien entendu, ça prend du temps. Mais cest en même temps le test de la cohérence et de la ténacité des démocraties face à un pouvoir violent. Je trouve que ce test est réussi. Cest-à-dire que globalement, nos pays, aussi bien du côté des décideurs politiques que du côté des citoyens, comprennent quil faut en passer par là.
Patrick Boyer
Mais, lopinion ne doute pas plus que la guerre soit juste. Elle redoute quelle soit mal menée avec des moyens high-tech inopérants face à une petite armée enterrée chez elle.
Alain Richard
Ça nest pas inadapté. Cest vraiment cette volonté de ne pas détruire le pays et de ne pas attenter à la population. Nous avons eu trois ou quatre graves erreurs individuelles qui ont abouti à pénaliser, à toucher les populations civiles, que ce soit en Serbie ou au Kosovo. Nos opinions critiquent, réagissent, sinsurgent. Cest tout à fait normal. Donc, nous avons une forte autolimitation de nos moyens. Si nous voulions agir comme Milosevic : naturellement, il serait écrasé depuis longtemps. Mais, cela nest pas le but.
Patrick Boyer
Est-ce que vendredi à Washington, pour lanniversaire de lOTAN, on va discuter ou au moins débattre dune éventuelle intervention terrestre ?
Alain Richard
Cela ne se passe pas comme ça. Nous nen faisons pas état, nous ne le crions pas sur les toits, mais il y a discussion presque tous les jours. Il y a concertation et il y a dialogue. Dailleurs, cest vrai aussi chez les ministres des Affaires étrangères pour orienter laction et en fixer les limites. Les sommets de lAlliance sont un peu différents. Ils ont lieu tous les deux ans et portent sur les orientations générales. Nous avons là-dessus notre originalité, la France au sein de lAlliance, elle a son quant-à-soi, cest bien connu. Nous allons insister en particulier sur la suprématie de lONU au niveau des principes. Nous y travaillons, nous savons que la solution politique que nous recherchons passera par les Nations Unies ; dailleurs les Etats-Unis sont bien amenés à y consentir. Nous serons fermes sur nos positions. Il y aura aussi un débat un peu plus large : est-ce que lOTAN doit soccuper de tout ? Nous voulons que lOTAN soit un outil de défense collective. Cest la base de la confiance réciproque. Il est normal que ce débat ait lieu, mais jinsiste sur le fait que ce traité cinquantenaire a des règles précises. Il nest pas question de les changer.
Patrick Boyer
Mais quand même à propos dun éventuel passage à loffensive terrestre, le porte-parole de Tony Blair confirme, cet après-midi, que loption sera discutée à Washington.
Alain Richard
Le porte-parole de Downing Street dit ce quil veut. Nous, nous considérons que cest un travail de dialogues, déchanges permanents entre les décideurs politiques et militaires sur les modalités de laction. Il nest pas utile de faire de grandes déclarations sur ce thème. La crédibilité ne consiste pas à faire de multiples déclarations sur ses intentions.
Patrick Boyer
Oui, sauf que Tony Blair prépare son opinion britannique à cette éventuelle intervention depuis une semaine. Est-ce quil ne serait pas temps, éventuellement, pour les responsables politiques français de faire aussi de la pédagogie dans ce sens ?
Alain Richard
Notre pédagogie est de souligner que loption stratégique qui a été retenue produit des résultats et va continuer à en produire. Permettez moi de faire un pas de côté, un instant. Posons-nous la question de savoir comment ça se passe chez eux ? Cest-à-dire comment aujourdhui le pouvoir et la population serbe peuvent ressentir ce qui se passe. Ils voient bien quils vont vers limpasse, que leurs moyens se réduisent de plus en plus et que lexistence même de ce pouvoir va être en cause. Nous savons très bien que sans la force brutale, le pouvoir Milosevic est en suspension.
Patrick Boyer
Oui, mais il y a une mentalité de suicide collectif là-bas, un peu. Non ?
Alain Richard
Ne caractérisons pas un autre peuple européen de façon aussi hâtive. Que les Serbes soient attachés à maintenir leur souveraineté sur le Kosovo, cest parfaitement normal. Dailleurs, nous ne le mettons pas en cause. Mais cette politique de violence est une impasse dont les conséquences sont actuellement sujettes à réflexion.
Patrick Boyer
Oui, sauf quil y a 10 jours, Alain Richard vous disiez, Milosevic commence à craquer.
Où, quand, comment ? On nen a pas vu les signes.
Alain Richard
Je crois simplement quil mesure que sa marge de manoeuvre et sa capacité de prendre des initiatives est de plus en plus limitée. Il ne mène plus dactions militaires au Kosovo. Il ne peut plus profiter de notre irrésolution. Je crois que dans cette compétition de volonté, notre irrésolution est la seule chance pour lui de sen sortir ou bien daccentuer la politique du pire. Nous prenons les précautions pour quil ne puisse pas le faire.
Patrick Boyer
Les hélicoptères Apache viennent darriver à linstant même en Albanie.
Alain Richard
Des hélicoptères Apache puisque cest un processus qui va se produire sur une durée.
Patrick Boyer
On se donne combien de temps pour voir sils produisent quelque chose sur le terrain qui éviterait, justement lintervention terrestre.
Alain Richard
Nous avons maintenant la possibilité avec les renforcements aériens de pouvoir viser toutes les forces lourdes au Kosovo qui agissent, qui se déplacent, qui se groupent pour exercer un tir. Nous allons en abattre, en « casser « de plus en plus. Les hélicoptères Apache sont un outil de plus pour arriver à ce résultat, mais ne partons pas de lidée que ça va être le basculement instantané. Cest une action qui poursuit ses effets dans la durée et notre résolution sera, je crois, satisfaite à la fin.
Patrick Boyer
Le patron des forces alliées, le général Wesley Clark se plaint de faire la guerre avec les deux mains de liées dans le dos.
Alain Richard
Je ne pense pas quil se plaigne. Il assume cette situation puisque cest le choix des autorités démocratiques dans les pays de lAlliance : nous ne faisons pas la guerre à outrance contre la Serbie. Nous opérons des frappes aériennes sélectionnées sur un appareil militaire et son soutien.
Patrick Boyer
Y compris si ça dure encore des mois ?
Alain Richard
Cela durera. Réfléchissez bien : la meilleure façon davoir une durée limitée, cest daccepter la durée. Si Milosevic ressent une dispersion, une hésitation chez les partenaires de lAlliance, nous lui créons une fenêtre. Sil sait que nous irons jusquau bout de notre objectif qui est de rétablir au Kosovo le droit de vivre en sécurité, il sait que la durée ne peut pas travailler pour lui.
Patrick Boyer
La France soppose-t-elle au passage à la phase 3 de loffensive aérienne qui toucherait les centres de pouvoirs politiques serbes ?
Alain Richard
Ça nest pas lessentiel de la discussion. La preuve, dailleurs, cest que nous avons donné notre accord à une série dobjectifs dont un vrai centre de pouvoir...
Patrick Boyer
Le siège du parti unique.
Alain Richard
Il ny a pas uniquement le siège, il y a aussi plusieurs médias directement dépendant du pouvoir.
Patrick Boyer
Donc, on serait dans la phase 3 sans le savoir ?
Alain Richard
Non. Il ny a pas de différence entre phase 2 et phase 3 à cet égard. Notre principal sujet de discussions, cest un éventuel élargissement des atteintes à léconomie et aux moyens dorganisation collective de la Serbie. Nous sommes très attentifs là dessus parce que nous ne faisons pas la guerre à la Serbie.
Patrick Boyer
Vous savez ce qui frappe aussi les opinions, cest que cette doctrine du zéro mort et du tout aérien produit quand même beaucoup de victimes civiles et effectivement, zéro mort chez les soldats alliés. Du coup, cest un peu le monde à lenvers. Les soldats se protègent et les populations trinquent.
Alain Richard
Pardonnez moi, mais ce raisonnement est indéfendable.
Patrick Boyer
Cest leffet non ?
Alain Richard
Non. Cest lattitude permanente de prise dotages du pouvoir serbe qui tue la population civile du Kosovo. Nous navons décidé que cette action militaire se déroulerait au milieu de centaines de milliers de déplacés qui sont poussés dehors, par la violence des Yougoslaves. Donc, nous prenons toutes les précautions pour éviter cela. Mais le zéro mort, nest pas notre principe.
Patrick Boyer
Il est réussi en tout cas.
Alain Richard
Les décideurs politiques des pays démocratiques sont attachés à la vie humaine. Vous ne pouvez pas attendre deux des déclarations dans lesquelles ils réclament beaucoup de morts. Cela na pas de sens.
Patrick Boyer
Peut-on encore négocier ?
Alain Richard
Ça pardonnez-moi, mais cest vraiment des propos de stratèges de cafés du commerce.
Patrick Boyer
Peut-on encore négocier avec Milosevic ?
Alain Richard
Nous cherchons une solution politique. Nous parlons du Kosovo comme dune province. Il y a un Etat yougoslave, nous ne voulons pas nier cet Etat. Donc, le maintien de lEtat yougoslave fait partie de la solution politique. Qui est à la tête de lEtat yougoslave ? Ce nest pas aux alliés de le décider.
Patrick Boyer
Merci. Alain Richard, ministre de la Défense était linvité de FRANCE INFO.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 21 avril 1999)