Texte intégral
Monsieur le Président des entretiens de Royaumont,
Mesdames, messieurs les entrepreneurs, politiques, sociologues, économistes, avocats jen oublie réunis aujourdhui pour « plancher » sur le travail et sa nécessaire réinvention.
Poser cette question dans une ancienne abbaye cistercienne a du sens, les moines de Cîteaux ayant fait du travail quelque chose de central, alors que lAntiquité lavait considéré comme une torture. Cest dire si lenjeu du travail et de sa perpétuelle réinvention est ancien.
Notre histoire récente du travail remonte à la révolution industrielle. Pour les hommes, les femmes et les enfants attirés des champs vers les usines, les conditions du travail industriel du XIXe siècle furent dune effroyable brutalité. Victor Hugo dénonçait dailleurs le « travail mauvais qui produit la richesse en créant la misère ». Cest à partir de là que commença la formidable construction du droit du travail, portée par le ministère du même nom.
Depuis 1906, il est au milieu du champ des forces sociales. Il tente de stimuler lemploi avec la conviction que la protection des travailleurs, leur formation, leurs conditions de travail, leur expression, leur participation ou la qualité des emplois quils occupent, sont des conditions absolues de la compétitivité de léconomie mais surtout de lémancipation de lhomme.
Ce sont ces combats que les forces sociales ont menés au cours du XXe siècle, transformant profondément le travail et lui donnant une forme bien particulière : le salariat. En effet, le rapport individuel face au patron, à qui le travailleur vendait sa force de travail au jour le jour, laisse la place à un rapport collectif. Cest ce rapport collectif qui garantit la protection sociale contre la maladie. Il ouvre aussi des droits à la retraite et procure des sécurités dans lexercice même du travail. Contre la précarité quotidienne des prolétaires du passé, la société salariale a inventé le CDI, faisant de lavenir une promesse et non pas une menace.
Mais léquilibre sest rompu. Au tournant des années 70, la croissance sest arrêtée et les éphémères Trente Glorieuses ont pris fin. Les trente années qui ont suivi furent plutôt piteuses, malgré quelques éclaircies. Le chômage sest installé, la sécurité conquise sest noyée dans de grands mots : internationalisation, financiarisation, multinationales, révolution libérale Pour les salariés, après le temps de lespoir est venu le temps du doute. On a dabord parlé de crise, comme si elle était un voile passager, mais avec 40 ans de recul, cest plutôt un changement de nature du capitalisme qui sest opéré.
Voilà le constat, il est dur mais on ne réinvente rien si lon ne regarde pas la réalité en face.
I. Contrer la détérioration du travail et ses formes agressives
Le constat que je fais est celui dune forte détérioration de la capacité des travailleurs à intervenir sur le contenu même de leur travail, aussi bien en termes dorganisation que de finalités. Les contraintes dobjectifs, de cadences et de sous-effectif amènent de plus en plus de salariés à réaliser bien malgré eux un travail de médiocre qualité. Ce nest pas le travail difficile qui épuise, cest le travail superficiel, celui qui empêche daimer le métier que lon fait, celui qui napporte aucune réponse à la question fondamentale : à quoi suis-je utile ? Ne pas être capable de répondre à cette question est en soi générateur de pathologies.
Qui plus est, les formes dorganisation du travail aboutissent trop souvent à une usure prématurée chez ceux qui sont au travail, tandis quune partie importante de la population reste cantonnée dans le chômage. Je pense notamment aux troubles musculo-squelettiques dont le nombre saccroît. La société attend que nous nous attaquions aux grands risques qui traversent le quotidien de la France au travail : lamiante, les accidents mortels, les fraudes, les inégalités salariales, les maladies professionnelles. Réinventer le travail, cest faire en sorte quil ne rende pas malade.
Car avoir un travail nest pas suffisant. Il faut que ce soit un bon travail. La qualité de vie au travail, dans une conception large retenue par les partenaires sociaux (santé, salaire, égalité sous ses diverses formes, précarités, articulation temps de travail et hors travail, qualité du dialogue social, etc.), est plus que jamais au cur de la réinvention du travail.
Je veux le dire avec des mots simples qui ne sont pas de simples mots : dabord, le travail ne doit pas tuer. Ensuite, il doit payer. Enfin, il doit donner accès à des droits.
Réinventer le travail, cest donc lutter contre ses formes agressives, à commencer par la violence de la précarité, la boule au ventre des contrats courts qui senchaînent et des lendemains en forme de point dinterrogation. Je veux parler notamment du temps partiel subi, de lintérim contraint qui sapparente au retour du travail journalier. Je veux aussi parler du travail illégal qui fait prendre de grands risques, qui maintient parfois le salarié dans une situation de quasi-esclave et qui lèse la collectivité.
II. Rendre le travail soutenable et créateur
Mais au-delà, réinventer le travail, cest lui redonner sa fierté. Le management par les seuls indicateurs chiffrés, par le cours de bourse ou par la rentabilité vide le travail de sa substance. Il nest pas quune ressource, un stock ou un coût, cest aussi une expérience, un vécu, une esthétique, un savoir-faire, une somme de souvenirs et de rencontres quaucun chiffre ne pourra jamais traduire pleinement. Cest cela, le travail fier.
Réinventer le travail, cest montrer que le bien-être physique et psychique est un gisement insoupçonné de productivité. A lévidence, nous ne sommes pas dans un monde de bisounours, mais il faut être bien fou ou bien sot pour considérer que cest en écrasant les hommes et les femmes que lon en tire le meilleur.
Réinventer le travail Or, les entreprises ont tendance à compartimenter les fonctions : dun côté les stratèges, de lautre les exécutants. Mais les travailleurs ne sont pas de simples exécutants, ils sont aussi les experts de leur propre travail. Ils sont également des « citoyens » capables de travailler à un projet dentreprise, et de le porter. La démocratie dans lentreprise à besoin dun nouveau souffle. Il nest en effet plus possible de sen remettre aux seuls actionnaires ou aux banques qui financent pour définir ce qui est bon ou non pour lentreprise. Les débats actuels sur la sécurité industrielle, sur les secteurs stratégiques pour notre pays, ou sur la responsabilité sociale et environnementale sont plus que légitimes. _ Et ils vont bien au-delà dune entreprise : ils concernent bien sûr les salariés de lentreprise, mais aussi leurs familles, lensemble de la collectivité, des dizaines de sous-traitants, un territoire, voire même le moral du pays. Cest pourquoi il est urgent de métamorphoser le travail.
Réinventer le travail, cest prendre conscience de lincroyable gâchis actuel dhommes, de compétences et dorganisation. Un exemple. Les opérateurs sur les chaînes dassemblage automobile sont aujourdhui chronométrés au centième près. _ En même temps, il leur est demandé de produire avec 0 défaut. Or vu le rythme, le turn over des intérimaires en contrats de quelques jours, ou la pression permanente, les défauts apparaissent en bout de chaîne. Tout ça pour ça ? Où est lintérêt de lentreprise ?
Des révolutions culturelles autant que normatives sont à mener.
Une certitude doit nous guider : la compétition mondiale se gagne par la qualité, celle des produits, des emplois, de la vie au travail, de linnovation, par une politique danticipation des compétences, par une culture du bien-être, par une politique RH qui construit les capacités et les initiatives plutôt quelle ne les brime, qui aide chacun à tracer sa trajectoire. Lenjeu, cest redonner du pouvoir dagir et de faire du bon travail.
Réinventer le travail, cest ainsi modifier à la fois son contenu, son sens et ses conditions. Changer le travail pour changer la vie Voilà notre enjeu.
A lévidence, changer le travail, cest changer la forme même de léconomie. Autour de nous, dautres formes déconomie se construisent. Elles privilégient la coopération et se fondent sur lapport volontaire de compétences. Les réalisations sont brillantes, cest wikipedia ou le logiciel libre. La force de ces modèles, outre de résister mieux à la crise, est de reconstruire les capacités des travailleurs que le système économique a trop souvent décomposées. En somme, cest limagination au pouvoir.
III. Le travail à lheure de ladaptabilité
Seuls, nous ninverserons pas ou pas tout de suite le cours du monde, léconomie devenue si forte et les transformations si rapides. Il faut bien composer avec le réel. Ce réel, cest lincertitude réintroduite dans nos sociétés, où le progrès nest plus certain.
Dans le monde du travail, lincertitude agit différemment : pour les uns, cest une suite dopportunités toutes plus intéressantes les unes que les autres, en France, à létranger, dans le public, dans le privé, dun projet à lautre. Mais lincertitude a aussi un autre visage. Elle sappelle précarité, restructuration, délocalisation, menace permanente du chômage.
Alors notre enjeu, notre grand dessein, devient de civiliser cette incertitude, cest-à-dire de lutter pour la convertir en opportunité pour tous. Les entreprises demandent de ladaptabilité et de la performance, nous devons trouver les moyens den faire autant de portes vers lémancipation du travailleur, en lui apportant la sécurité nécessaire, les filets de protection qui font que, in fine, la précarité est toujours conjurée. Par cette nouvelle protection sociale dans la société de ladaptabilité, le travailleur ne doit jamais se retrouver au-dessus du vide. Nous ne refusons pas le mouvement de léconomie moderne, nous nous faisons forts dêtre suffisamment ingénieux et stratèges pour imaginer les protections qui correspondent à cette nouvelle donne. La société des Trente Glorieuses avait inventé le CDI comme protection ultime, notre présent demande de faire preuve dinventivité pour protéger les travailleurs daujourdhui et leurs statuts, contrats, trajectoires et aspirations multiples.
Lactuelle négociation sur la sécurisation de lemploi porte ces objectifs. Les enjeux : refaire du CDI la norme de lemploi ; permettre un meilleur recours au chômage partiel en cas de difficulté conjoncturelle quune entreprise peut rencontrer, afin de ne pas détruire demplois ; définir un cadre juridique sécurisé pour lentreprise comme pour le salarié, en cas de licenciement collectif, en dernier recours.
Comme le dit Edgar Morin il le dira peut-être demain à cette même place lenjeu nest plus seulement de développer, il est aussi denvelopper, cest-à-dire de déployer de nouveaux filets de protection pour que lincertitude du temps ne soit plus une violence, mais une chance. Lun des contenus de cette enveloppe sociale, cest la portabilité des droits sociaux collectivement garantie, à commencer par ceux à la formation, à lorientation, par le déploiement de politiques de lutte contre le chômage qui affrontent la rupture quil constitue (des droits, des liens, des compétences et savoir-faire), plus que linactivité elle-même.
Je ne crois pas à la fin du travail, à la société totalement tournée vers les loisirs. Je crois en revanche à la métamorphose du travail et à son caractère toujours aussi décisif dans notre recherche individuelle et collective du bonheur.
Rimbaud disait que « la vie fleurit par le travail ». Je vous demande den être les meilleurs jardiniers.
Source http://travail-emploi.gouv.fr, le 3 avril 2013