Déclaration de M. Michel Sapin, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, sur la détérioration des conditions de travail et la "réinvention" du travail, Royaumont le 2 décembre 2012.

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Circonstance : Entretiens de Royaumont le 2 décembre 2012

Texte intégral


Monsieur le Président des entretiens de Royaumont,
Mesdames, messieurs les entrepreneurs, politiques, sociologues, économistes, avocats… j’en oublie… réunis aujourd’hui pour « plancher » sur le travail et sa nécessaire réinvention.
Poser cette question dans une ancienne abbaye cistercienne a du sens, les moines de Cîteaux ayant fait du travail quelque chose de central, alors que l’Antiquité l’avait considéré comme une torture. C’est dire si l’enjeu du travail et de sa perpétuelle réinvention est ancien.
Notre histoire récente du travail remonte à la révolution industrielle. Pour les hommes, les femmes et les enfants attirés des champs vers les usines, les conditions du travail industriel du XIXe siècle furent d’une effroyable brutalité. Victor Hugo dénonçait d’ailleurs le « travail mauvais qui produit la richesse en créant la misère ». C’est à partir de là que commença la formidable construction du droit du travail, portée par le ministère du même nom.
Depuis 1906, il est au milieu du champ des forces sociales. Il tente de stimuler l’emploi avec la conviction que la protection des travailleurs, leur formation, leurs conditions de travail, leur expression, leur participation ou la qualité des emplois qu’ils occupent, sont des conditions absolues de la compétitivité de l’économie… mais surtout de l’émancipation de l’homme.
Ce sont ces combats que les forces sociales ont menés au cours du XXe siècle, transformant profondément le travail et lui donnant une forme bien particulière : le salariat. En effet, le rapport individuel face au patron, à qui le travailleur vendait sa force de travail au jour le jour, laisse la place à un rapport collectif. C’est ce rapport collectif qui garantit la protection sociale contre la maladie. Il ouvre aussi des droits à la retraite et procure des sécurités dans l’exercice même du travail. Contre la précarité quotidienne des prolétaires du passé, la société salariale a inventé le CDI, faisant de l’avenir une promesse et non pas une menace.
Mais l’équilibre s’est rompu. Au tournant des années 70, la croissance s’est arrêtée et les éphémères Trente Glorieuses ont pris fin. Les trente années qui ont suivi furent plutôt piteuses, malgré quelques éclaircies. Le chômage s’est installé, la sécurité conquise s’est noyée dans de grands mots : internationalisation, financiarisation, multinationales, révolution libérale… Pour les salariés, après le temps de l’espoir est venu le temps du doute. On a d’abord parlé de crise, comme si elle était un voile passager, mais avec 40 ans de recul, c’est plutôt un changement de nature du capitalisme qui s’est opéré.
Voilà le constat, il est dur mais on ne réinvente rien si l’on ne regarde pas la réalité en face.
I. Contrer la détérioration du travail et ses formes agressives
Le constat que je fais est celui d’une forte détérioration de la capacité des travailleurs à intervenir sur le contenu même de leur travail, aussi bien en termes d’organisation que de finalités. Les contraintes d’objectifs, de cadences et de sous-effectif amènent de plus en plus de salariés à réaliser bien malgré eux un travail de médiocre qualité. Ce n’est pas le travail difficile qui épuise, c’est le travail superficiel, celui qui empêche d’aimer le métier que l’on fait, celui qui n’apporte aucune réponse à la question fondamentale : à quoi suis-je utile ? Ne pas être capable de répondre à cette question est en soi générateur de pathologies.
Qui plus est, les formes d’organisation du travail aboutissent trop souvent à une usure prématurée chez ceux qui sont au travail, tandis qu’une partie importante de la population reste cantonnée dans le chômage. Je pense notamment aux troubles musculo-squelettiques dont le nombre s’accroît. La société attend que nous nous attaquions aux grands risques qui traversent le quotidien de la France au travail : l’amiante, les accidents mortels, les fraudes, les inégalités salariales, les maladies professionnelles. Réinventer le travail, c’est faire en sorte qu’il ne rende pas malade.
Car avoir un travail n’est pas suffisant. Il faut que ce soit un bon travail. La qualité de vie au travail, dans une conception large retenue par les partenaires sociaux (santé, salaire, égalité sous ses diverses formes, précarités, articulation temps de travail et hors travail, qualité du dialogue social, etc.), est plus que jamais au cœur de la réinvention du travail.
Je veux le dire avec des mots simples qui ne sont pas de simples mots : d’abord, le travail ne doit pas tuer. Ensuite, il doit payer. Enfin, il doit donner accès à des droits.
Réinventer le travail, c’est donc lutter contre ses formes agressives, à commencer par la violence de la précarité, la boule au ventre des contrats courts qui s’enchaînent et des lendemains en forme de point d’interrogation. Je veux parler notamment du temps partiel subi, de l’intérim contraint qui s’apparente au retour du travail journalier. Je veux aussi parler du travail illégal qui fait prendre de grands risques, qui maintient parfois le salarié dans une situation de quasi-esclave et qui lèse la collectivité.
II. Rendre le travail soutenable et créateur
Mais au-delà, réinventer le travail, c’est lui redonner sa fierté. Le management par les seuls indicateurs chiffrés, par le cours de bourse ou par la rentabilité vide le travail de sa substance. Il n’est pas qu’une ressource, un stock ou un coût, c’est aussi une expérience, un vécu, une esthétique, un savoir-faire, une somme de souvenirs et de rencontres qu’aucun chiffre ne pourra jamais traduire pleinement. C’est cela, le travail fier.
Réinventer le travail, c’est montrer que le bien-être physique et psychique est un gisement insoupçonné de productivité. A l’évidence, nous ne sommes pas dans un monde de bisounours, mais il faut être bien fou ou bien sot pour considérer que c’est en écrasant les hommes et les femmes que l’on en tire le meilleur.
Réinventer le travail Or, les entreprises ont tendance à compartimenter les fonctions : d’un côté les stratèges, de l’autre les exécutants. Mais les travailleurs ne sont pas de simples exécutants, ils sont aussi les experts de leur propre travail. Ils sont également des « citoyens » capables de travailler à un projet d’entreprise, et de le porter. La démocratie dans l’entreprise à besoin d’un nouveau souffle. Il n’est en effet plus possible de s’en remettre aux seuls actionnaires ou aux banques qui financent pour définir ce qui est bon ou non pour l’entreprise. Les débats actuels sur la sécurité industrielle, sur les secteurs stratégiques pour notre pays, ou sur la responsabilité sociale et environnementale sont plus que légitimes. _ Et ils vont bien au-delà d’une entreprise : ils concernent bien sûr les salariés de l’entreprise, mais aussi leurs familles, l’ensemble de la collectivité, des dizaines de sous-traitants, un territoire, voire même le moral du pays. C’est pourquoi il est urgent de métamorphoser le travail.
Réinventer le travail, c’est prendre conscience de l’incroyable gâchis actuel d’hommes, de compétences et d’organisation. Un exemple. Les opérateurs sur les chaînes d’assemblage automobile sont aujourd’hui chronométrés au centième près. _ En même temps, il leur est demandé de produire avec 0 défaut. Or vu le rythme, le turn over des intérimaires en contrats de quelques jours, ou la pression permanente, les défauts apparaissent en bout de chaîne. Tout ça pour ça ? Où est l’intérêt de l’entreprise ?
Des révolutions culturelles autant que normatives sont à mener.
Une certitude doit nous guider : la compétition mondiale se gagne par la qualité, celle des produits, des emplois, de la vie au travail, de l’innovation, par une politique d’anticipation des compétences, par une culture du bien-être, par une politique RH qui construit les capacités et les initiatives plutôt qu’elle ne les brime, qui aide chacun à tracer sa trajectoire. L’enjeu, c’est redonner du pouvoir d’agir et de faire du bon travail.
Réinventer le travail, c’est ainsi modifier à la fois son contenu, son sens et ses conditions. Changer le travail pour changer la vie… Voilà notre enjeu.
A l’évidence, changer le travail, c’est changer la forme même de l’économie. Autour de nous, d’autres formes d’économie se construisent. Elles privilégient la coopération et se fondent sur l’apport volontaire de compétences. Les réalisations sont brillantes, c’est wikipedia ou le logiciel libre. La force de ces modèles, outre de résister mieux à la crise, est de reconstruire les capacités des travailleurs que le système économique a trop souvent décomposées. En somme, c’est l’imagination au pouvoir.
III. Le travail à l’heure de l’adaptabilité
Seuls, nous n’inverserons pas – ou pas tout de suite – le cours du monde, l’économie devenue si forte et les transformations si rapides. Il faut bien composer avec le réel. Ce réel, c’est l’incertitude réintroduite dans nos sociétés, où le progrès n’est plus certain.
Dans le monde du travail, l’incertitude agit différemment : pour les uns, c’est une suite d’opportunités toutes plus intéressantes les unes que les autres, en France, à l’étranger, dans le public, dans le privé, d’un projet à l’autre. Mais l’incertitude a aussi un autre visage. Elle s’appelle précarité, restructuration, délocalisation, menace permanente du chômage.
Alors notre enjeu, notre grand dessein, devient de civiliser cette incertitude, c’est-à-dire de lutter pour la convertir en opportunité pour tous. Les entreprises demandent de l’adaptabilité et de la performance, nous devons trouver les moyens d’en faire autant de portes vers l’émancipation du travailleur, en lui apportant la sécurité nécessaire, les filets de protection qui font que, in fine, la précarité est toujours conjurée. Par cette nouvelle protection sociale dans la société de l’adaptabilité, le travailleur ne doit jamais se retrouver au-dessus du vide. Nous ne refusons pas le mouvement de l’économie moderne, nous nous faisons forts d’être suffisamment ingénieux et stratèges pour imaginer les protections qui correspondent à cette nouvelle donne. La société des Trente Glorieuses avait inventé le CDI comme protection ultime, notre présent demande de faire preuve d’inventivité pour protéger les travailleurs d’aujourd’hui et leurs statuts, contrats, trajectoires et aspirations multiples.
L’actuelle négociation sur la sécurisation de l’emploi porte ces objectifs. Les enjeux : refaire du CDI la norme de l’emploi ; permettre un meilleur recours au chômage partiel en cas de difficulté conjoncturelle qu’une entreprise peut rencontrer, afin de ne pas détruire d’emplois ; définir un cadre juridique sécurisé pour l’entreprise comme pour le salarié, en cas de licenciement collectif, en dernier recours.
Comme le dit Edgar Morin – il le dira peut-être demain à cette même place – l’enjeu n’est plus seulement de développer, il est aussi d’envelopper, c’est-à-dire de déployer de nouveaux filets de protection pour que l’incertitude du temps ne soit plus une violence, mais une chance. L’un des contenus de cette enveloppe sociale, c’est la portabilité des droits sociaux collectivement garantie, à commencer par ceux à la formation, à l’orientation, par le déploiement de politiques de lutte contre le chômage qui affrontent la rupture qu’il constitue (des droits, des liens, des compétences et savoir-faire), plus que l’inactivité elle-même.
Je ne crois pas à la fin du travail, à la société totalement tournée vers les loisirs. Je crois en revanche à la métamorphose du travail et à son caractère toujours aussi décisif dans notre recherche individuelle et collective du bonheur.
Rimbaud disait que « la vie fleurit par le travail ». Je vous demande d’en être les meilleurs jardiniers.
Source http://travail-emploi.gouv.fr, le 3 avril 2013