Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, dans "Die Zeit" et "Le Parisien" du 22 avril 1999, sur la nécessité d'affaiblir la Serbie sur le plan militaire pour tenter de trouver une solution politique permettant la paix et la sécurité au Kosovo.

Prononcé le

Média : Die Zeit - Le Parisien - Presse étrangère

Texte intégral

« Avec fermeté et rigueur «
Traduction de lallemand
DIE ZEIT : Les avions de lAlliance lâcheront aussi des bombes le jour du 50ème anniversaire de lOTAN. Jusquici, leurs attaques nont pas remporter le succès escompté. Slobodan Milosevic a déjà affirmé dun ton sarcastique que lOTAN se brisera sur les Balkans. Le dirigeant de Yougoslavie pourrait-il avoir raison ?

ALAIN RICHARD : Notre objectif consiste à affaiblir Milosevic sur le plan militaire. A nos détracteurs, je pose la question suivante : quelle autre stratégie militaire que les attaques aériennes aurions-nous pu choisir ? En Yougoslavie règne un régime sans scrupules qui empêche la cohabitation pacifique de la population dans sa province du Kosovo, en ayant recours à des moyens militaires. Le problème réside dans le fait quau Kosovo, larmée yougoslave dispose dune importante infrastructure et opère au sein de la population civile expulsée. Toute autre stratégie militaire que les frappes aériennes aurait infligé de terribles souffrances à la population civile, ou bien elle aurait été sans résultat. Nos avions ont porté préjudice à MILOSEVIC et nous poursuivrons. Jadmets que cette stratégie exige un certain sang froid des démocraties occidentales.
DIE ZEIT : Cependant, on a limpression que lOTAN a sous-estimé la résistance de Milosevic.
ALAIN RICHARD : Cest une élucubration. Lexplication de celle-ci réside dans le fait que la guerre se déroule à la télévision en temps réel et devant les yeux dune population dont limage de la guerre est marquée les films de fiction.
DIE ZEIT : Comment expliquez-vous alors que lOTAN a dû augmenter, à plusieurs reprises, le nombre de ses avions - denviron 500 à presque 1000 aujourdhui ?
ALAIN RICHARD : Cette augmentation est la conséquence logique de notre stratégie. Dabord, nous avons dû briser léchine des forces armées, à savoir les structures du commandement général et les voies de ravitaillement. Dans un second temps, nous attaquons, à présent, les forces de manière ciblée. Au Kosovo, où les unités militaires sont petites, éparpillées et bien cachées, nous avons besoin dun nombre plus important davions qui pourront être opérationnels jour et nuit. Il est temps que nos populations qui vivent en paix et dans lopulence shabituent, à nouveau, à la réalité des conflits armés.
DIE ZEIT : La guerre pourrait durer longtemps. Il y aura probablement des pertes parmi les soldats de lOTAN. LOccident est-il préparé à cela ?
ALAIN RICHARD : Jusquau début des attaques, la plupart des pays au sein de lOTAN navaient pas cru que nos menaces étaient sérieuses. Et ce, malgré le fait que, dès le mois doctobre 1998, les états alliés avaient délégué un mandat au Secrétaire général de lOTAN, Javier Solana, pour les frappes aériennes. Toutefois, la majorité des Européens et des Américains soutiennent lOTAN. Ils reconnaissent lobjectif politique de notre action militaire - le droit de tous les individus du Kosovo de cohabiter en paix - comme étant une valeur européenne fondamentale pour laquelle ils sont prêts à faire des sacrifices.
DIE ZEIT : La politique dinformation de lOTAN est déconcertante. Pourquoi était-il, pendant plusieurs jours, impossible de tirer au clair les dessous dune attaque aérienne de lOTAN sur un convoi de réfugiés ?
ALAIN RICHARD : Nos informations ne doivent pas fournir des avantages à lennemi qui, lui-même, nen divulgue aucune. Au sein de lOTAN, 30 à 40 personnes ont accès aux informations militaires déterminantes. Etant donné ce nombre important, je trouve que nos exposés sont plutôt exemptes de contradictions.
DIE ZEIT : Dans les états de lOTAN, il existe peu de politiciens qui nont pas traité Milosevic de criminel de guerre. Le départ du Président yougoslave et une accusation devant le tribunal de LA HAYE font-ils partie des objectifs de lAlliance ?
ALAIN RICHARD : Afin déviter toute confusion, il faut faire une nette distinction. Lobjectif de lOTAN consiste à trouver une solution politique permettant une cohabitation pacifique et sûre au Kosovo. Nous estimons quune pression militaire qui augmente continuellement est le moyen le plus rapide pour nous mener au but. Notre objectif ne consiste pas à provoquer un changement de régime politique à Belgrade ou à créer des conditions démocratiques en Yougoslavie. Lhistoire démontre quil est rare dy parvenir avec des moyens militaires. Une toute autre question est de savoir quelles seront les répercussions politiques de ce conflit en Yougoslave. Le système au pouvoir en Yougoslavie devra résoudre ce problème de manière aussi démocratique que possible. Troisièmement, depuis longtemps les droits de lhomme sont gravement violés au Kosovo. Cela est du ressort du tribunal international de LA HAYE, chargé de juger les criminels de guerre, qui procédera selon ses règles et son calendrier.
DIE ZEIT : Quel est lobjectif de lAlliance au Kosovo ?
ALAIN RICHARD : Une douzaine de mots suffiront pour lexprimer. Tous les habitants de la province du Kosovo doivent avoir le droit de vivre en paix et en sécurité.
DIE ZEIT : Est-ce que vous excluez un Kosovo indépendant ou une répartition en zones ethniques ?
ALAIN RICHARD : La province du Kosovo doit continuer à faire partie de la Yougoslavie. Il y aura des unités administratives telles que des districts, des villes et des villages. Je reviens tout juste de la Macédoine où il existe des villages serbes et des villages albanais. Dans la vie quotidienne, les gens sont séparés. Il en est ainsi dans tous les pays comprenant différents groupes de population, même en Suisse. Cependant, nous ne pouvons tolérer quau Kosovo, létat yougoslave veuille provoquer une telle séparation par la force.
DIE ZEIT : Les doutes selon lesquels la guerre peut être gagnée par les airs se multiplient. LOTAN doit-elle engager des troupes au sol ?
ALAIN RICHARD : Faites attention aux termes que vous utilisez. Nous ne menons pas de guerre. Nos actions représentent les mesures militaires répressives dune coalition qui est munie dun mandat de la Communauté internationale et chargée de mettre un terme à des atrocités insupportables. La violence au Kosovo ne disparaîtra pas du jour au lendemain, même si nous trouvons une solution politique. Pour arrêter la violence, il faut une troupe de sécurité solidement armée et qui sappuiera sur la force de frappe de lOTAN. Par voie de conséquence, les soldats de cette troupe devraient provenir, en priorité, des pays de lEurope occidentale qui participent actuellement à laction militaire. Les Américains et les Russes devraient également y participer et, éventuellement, dautres pays. Toutefois, lEurope occidentale devrait fournir le noyau de la troupe.
DIE ZEIT : Est-ce que lOTAN interromprait ses bombardements si Milosevic commençait à retirer ses troupes du Kosovo ? Ou faut-il, en premier lieu, que toutes les forces yougoslaves aient disparu de la province ?
ALAIN RICHARD : Cette décision ne pourra être prise que lorsque les dirigeants serbes manifesteront une attitude positive à légard dune solution politique. Il est prématuré de spéculer, dès à présent, sur lampleur nécessaire du retrait.
DIE ZEIT : Les troupes de sécurité ont-elles besoin dun mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies ?
ALAIN RICHARD : Un mandat des Nations Unies est nécessaire afin de légitimer leur engagement dans la durée. Lautorité suprême politique et le commandement militaire des troupes de sécurité doivent être organisés de façon à pouvoir réagir, avec rapidité et efficacité, à toute violence.
DIE ZEIT : Ces troupes devraient-elles être subordonnées à lOTAN ?
ALAIN RICHARD : Pour les troupes de sécurité au Kosovo, nous avons besoin de la légitimité donnée par les Nations Unies et dun commandement capable de simposer. Le reste est une affaire de négociation.
DIE ZEIT : La Yougoslavie aura-t-elle le droit de continuer à conserver des unités militaires au Kosovo ?
ALAIN RICHARD : Le Kosovo est une province de la Yougoslavie. Donc, la réponse est oui, tant quelles ne perturberont pas la cohabitation pacifique.
DIE ZEIT : Depuis la Bosnie, la France sest de nouveau rapprochée de lOTAN.
Au Kosovo, les Français constituent après les Américains la seconde force militaire. La France ne devrait-elle pas redevenir un membre titulaire et, ainsi, renforcer le pilier européen de lAlliance ?
ALAIN RICHARD : Lintervention au Kosovo démontre que notre position exceptionnelle ne nuit ni à nous, ni à lAlliance. Notre position nous permet de réformer les forces armées françaises sans subir la pression de lAlliance. En outre, la France a des obligations à lextérieur du territoire de lOTAN.
DIE ZEIT : En agissant ainsi, la France naffaiblit-elle pas lIdentité de sécurité et de défense européenne (ISDE) tant évoquée ?
RICHARD : LISDE progresse, notamment grâce aux Etats-Unis. De nombreux politiciens travaillant aux Affaires étrangères savent que même une superpuissance telle que lAmérique ne peut pas assumer seule toute la responsabilité pour un monde aussi turbulent.
DIE ZEIT : Par rapport à lAmérique, lEurope dépense beaucoup moins pour la Défense. LEurope ne devrait-elle pas payer davantage pour occuper une place plus importante au sein de lAlliance ?
ALAIN RICHARD : Grâce à lISDE, nous voulons garantir la sécurité en Europe, et non en Australie. A linverse de lAmérique, lEurope ne veut pas devenir une puissance militaire ayant un rayon daction mondial. Une comparaison avec le budget de la Défense des Etats-Unis est donc absurde.
DIE ZEIT : Selon les experts militaires, les satellites, la communication informatique et les grands avions de transport sont insuffisants en Europe.
ALAIN RICHARD : Ce qui manque avant tout est une plus grande volonté politique.
DIE ZEIT : Cest vous qui dites cela, alors quen politique de défense, la France refuse de renoncer à sa souveraineté ?
ALAIN RICHARD : Au sein de lUnion européenne, les questions militaires ne peuvent être traitées que sur le plan intergouvernemental, cest-à-dire avec un droit de veto pour chaque gouvernement. Cependant, en ce qui concerne les questions de défense, nous souhaitons également une collaboration de plus en plus étroite au sein du Conseil européen. Il est trop facile et dangereux de critiquer les imperfections européennes. Dans lensemble, lEurope politique est un succès, et puis nous navons commencé quil y a 53 ans.
DIE ZEIT : LUnion européenne devra-t-elle devenir lautorité chargée de faire régner lordre dans les Balkans ?
ALAIN RICHARD : LUnion européenne fournira laide financière pour la reconstruction. De surcroît, elle devra offrir à tous les pays des Balkans la perspective de devenir un jour membre de lUnion européenne, même à la Yougoslavie au moment où celle-ci deviendra une démocratie. A cette occasion, lUnion européenne ne devra pas se poser comme curateur. Toutefois, nous devrions insister, avec fermeté et rigueur, afin dobtenir des contreparties politiques pour notre aide économique. Cela signifie quil convient daccorder, en priorité, une aide économique aux pays qui, par leur politique nationale, contribuent à la stabilité au sein des Balkans.
Lentretien a été mené par Jacqueline Hénard et Wolfgang Proissl.
(Source http ://www.defense.gouv.fr, le 27 avril 1999)