Interview de M. Hubert Védrine, accordée à La Chaîne Info le 16 avril 1999, sur les modalités de l'élection présidentielle en Algérie et sur l'évolution du conflit au Kosovo.

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Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

Q - Notre invité ce soir est donc Hubert Védrine. Merci beaucoup dêtre sur ce plateau. Lactualité internationale est très riche. Nous allons commencer par lAlgérie avec lélection de M. Bouteflika, qui, ce soir, a exprimé beaucoup de colère à légard de la France et dit que la réaction des autorités françaises est choquante, et quil nacceptera ni tutelle ni ingérence. Il considère que la réaction qui prend seulement acte de son élection est assez agressive. Quest-ce que vous en pensez ?
R - Il ne sagit pas de tutelle ni dingérence. Il sagit dune expression normale dans le monde de 1999 à propos dun événement aussi important quune élection présidentielle. Nous avons au nom des autorités françaises, je rappelle que les « autorités françaises » cest le président de la République et le gouvernement, par la voix du porte-parole du quai dOrsay exprimé notre préoccupation quant aux événements qui ont conduit à lélection dans ces conditions-là. Ce dernier a, dautre part, exprimé lespérance de voir la démocratisation se poursuivre en Algérie et rappelé lengagement pour lamitié entre les peuples français et algérien.
Q - Cest de la langue de bois, cest de la langue de bois diplomatique. Est-ce que vous pensez que le président est légitime ou pas ?
R - Non, ce nest pas de la langue de bois. Parce que chaque terme est vrai. Alors je remarque que les Américains se sont déclarés déçus par rapport aux conditions de ces élections. Nous nous sommes déclarés préoccupés, mais il faut replacer cela dans le contexte que jindiquais.
Q - Non, mais je le répète, cest de la langue de bois diplomatique tout de même. Est-ce que vous considérez que le président algérien est légitime ou illégitime ce soir ?
R - Il est élu. Il est élu mais nous nous sommes exprimés sur les conditions et le contexte dans lequel cela sest déroulé.
Q - Donc, elles ne vous conviennent pas. Elles ne vous paraissent quand même pas suffisamment démocratiques si je comprends bien.
R - Il y a manifestement un décalage entre lespérance qui sattachait à cette élection, à ce moment important, et ce qui sest finalement produit.
Q - Donc, vous ne qualifiez pas la légitimité de cette élection.
R - Non, alors là pour le coup, on franchirait une ligne, et ce nest pas à nous de la qualifier. Nous constatons ce décalage, et nous exprimons dans un esprit damitié pour lAlgérie, lespérance de voir le processus de démocratisation se poursuivre.
Q - Cest-à-dire ?
R - Je nai rien à ajouter sur ce quon a dit précisément au nom, comme je le disais, des autorités françaises.
Q - Cest-à-dire « laisser le processus démocratique se poursuivre » ? Cest-à-dire que vous souhaiteriez que les élections soient annulées et quil y en ait de nouvelles ?
R - Non, non, nous navons pas dit cela. Mais à chaque étape, au cours de chaque année en Algérie, à chaque fois quil y a eu de nouvelles élections, présidentielles, législatives, on a exprimé ce type despérance en voulant croire que cela allait marquer une étape, une consolidation dans la façon dont les élections se déroulaient, dans la façon dont elles permettaient de renforcer les institutions, le pluralisme, la démocratie, ce que les dirigeants algériens exprimaient comme étant aussi leur objectif.
Q - Cette après-midi, il y a eu une manifestation qui a été réprimée. Et donc, une situation qui a lair de saggraver. Vous demandez peut-être quon aille plus loin dans cette démocratisation...
R - Cest un processus, ce nest pas une réflexion sur 24 heures, cest une réflexion sur des années. Il y a eu lélection du président Zéroual, il y a eu lélection de lAssemblée algérienne, et maintenant, il y a cette nouvelle élection. Ce que souhaitent tous les amis de lAlgérie, cest que chacune de ces étapes soit loccasion dune consolidation démocratique.
Q - Apparemment ce nest pas le cas, puisque les fraudes sont dénoncées et quil y a six candidats sur sept qui se retirent.
R - Nous exprimons, par rapport à cela et par rapport à dautres faits, comme dautres pays, notre préoccupation et de la déception.
Q - Vous aussi vous êtes déçu, cest ce que vous dites.
R - Maintenant, attendons la suite, et donc attendons de savoir quelle réponse sera donnée à cette préoccupation, à cette déception, quil est normal dexprimer dans le monde daujourdhui.
Q - Oui mais M. Bouteflika répond. Il naccepte pas, il ne supporte pas cette réaction française. Il dit : « cette forme de tutelle et de protectorat est absolument inacceptable avec moi ». Comme sil engageait un nouveau type de relations avec la France.
R - Nallons pas trop vite en besogne. Simplement, cela na pas de rapport avec la relation franco-algérienne du passé, cela a un rapport avec la façon dont on sexprime normalement. A la fois dans le respect mutuel, mais en même temps avec une exigence démocratique dans le monde daujourdhui.
Q - Dernière question là-dessus. Les six candidats ont bien fait de se retirer ou vous auriez préféré un processus... ?
R - Non, je nai pas à préférer. Je nai pas à mingérer là. Je suppose quils lont fait, en ayant pesé les conséquences de leur acte. La vie politique et démocratique de lAlgérie ne sarrête pas là. Nous, nous souhaitons avoir en Algérie un grand partenaire pour continuer notre travail de coopération.
Q - Le Kosovo. Alors évidemment cest lautre front, cest le cas de le dire bien sûr. Il y a eu une quatrième bavure de lOTAN hier, en tous cas reconnue en partie par les pilotes de lOTAN. Est-ce que vous ne craignez pas que lopinion publique se lasse dun conflit dont on ne voit pas vraiment la fin mais qui commence à toucher maintenant non seulement les civils serbes mais des civils kosovars quon est censé protéger ?
R - Oui. Malheureusement cela fait partie de ce qui peut arriver dans des guerres et un certain nombre dautorités ont exprimé leurs regrets, ont déploré ce qui sest produit dans ces circonstances. Mais tant que les opinions publiques adhèrent à lobjectif et tant que celui-ci est clairement exprimé, je ne pense pas que la situation dans laquelle nous sommes, notamment en France, change. Or, les opinions ont bien compris quil sagissait de réduire et finalement de casser cette capacité de répression. Elles ont compris que cela ne se faisait pas en un jour. Elles ont compris que cétait difficile, précisément parce quon a pris énormément de précautions, même si dans certains cas malheureusement il peut y avoir des dérapages. Donc, je crois voir dans les opinions européennes et notamment françaises une adhésion à cela. Il faut simplifier les choses...
Q - Cela peut basculer quand même. Il y a aussi les premières images, celles du lendemain et celles qui se contredisent.
R - Bien sûr. Mais pendant ce temps-là les populations continuent dêtre terrorisées. On sait quil y a environ entre 200 à 300.000 personnes déplacées à lintérieur du Kosovo déplacées, mais en même temps captives. Cest pour ces populations que le président de la République annonçait tout à lheure que nous allions faire des parachutages qui sont en préparation, qui sont également concertés avec les alliés et il y a dautre part toutes les populations déplacées autour : près de 120.000 en Macédoine, près de 320.000 en Albanie, un peu plus de 30.000 au Monténégro. Et là il y a un effort énorme qui est fait par tous les pays occidentaux, par tous les pays de la région et tout cela est de mieux en mieux coordonné chaque jour.
Q - Un peu tard non ?
R - Ecoutez, je crois que si on regarde à nouveau de près la question de lafflux des réfugiés, on voit que les organisations ont vraiment tout fait. Cela a été coordonné plus vite sur place que cela ne la été aux sièges des organisations qui, peut-être, avaient du mal pour des raisons bureaucratiques entre elles. Sur place, il y a eu vraiment un dévouement, un engagement, une activité formidable. Cest surtout en Albanie que cela pèse, parce quen Macédoine, les réfugiés passent plutôt quils ne restent. Donc, cest autour de lAlbanie quil faut organiser les plus grands soutiens. Les choses se sont mises en place... Ce nest quun des aspects. Cest un aspect très important. Humainement cest un des aspects les plus aigus, aujourdhui, de venir en aide à toutes ces personnes déplacées partout, mais cela ne doit pas faire oublier lobjectif général. Nous sommes engagés dans cette guerre parce quon na pas pu faire autrement. Et le but de la guerre, cest la paix, au Kosovo. Et on y arrivera.
Q - Le but de la guerre, cest gagner ?
R - Non, cest faire la paix. Cest gagner. Gagner dans la mesure où il faut établir, créer des conditions permettant dimposer la paix au Kosovo doù toute cette action est partie, parce quon na pas pu faire autrement après avoir épuisé tous les autres moyens...
Q - On va revenir sur Rambouillet.
R - ...toutes les solutions politiques, auxquelles on reviendra.
Q - Justement un mot. On justifie la guerre aujourdhui. Elle est inévitable, elle est juste.
Cest ce que vous dites.
R - Je crois que cest compris.
Q - Mais cette guerre, elle nest pas totale. Elle repose sur les frappes aériennes. Elle nest pas terrestre, elle nest pas totale. Alors, est-ce que cest cohérent ? Est-ce quil ny a pas justement une logique qui consiste à dire « bon on est en guerre. Maintenant on fait accepter le principe, on va jusquau bout ». Quitte éventuellement à aller jusquà une intervention terrestre ?
R - Oui, mais les responsables, les plus hauts responsables politiques des pays de lAlliance, ont bien expliqué depuis le début que cela nétait pas la guerre contre un pays en tant que tel, encore moins contre un peuple. Que cétait une action militaire obligatoire, à un moment donné, contre un certain type de régime, un certain type de moyens militaires, un certain type de répression. Cest ce à quoi il faut mettre un terme, parce que ce nest plus possible en Europe et cest cela quil faut casser. Et cest cela qui a été compris, je crois.
Q - Donc, pas dopération terrestre ?
R - Reprenez ce qui a été dit par tous les responsables de lAlliance, à commencer par les responsables américains depuis le début et qui réexpliquent tous les jours pourquoi ils nont pas planifié, pourquoi ils nont pas programmé, le secrétaire américain à la Défense disait encore hier « il ny a pas de plan par rapport à cela » tout simplement parce que cela aurait été infiniment plus compliqué, infiniment plus coûteux en vies humaines partout. Chez les Kosovars eux-mêmes, chez les Serbes, chez les Occidentaux, partout. Et parce que lissue aurait été encore plus incertaine. Donc, je crois quil faut tenir bon par rapport à cette stratégie consistant à détruire méthodiquement, même si cela paraît long. Long. Le problème est compliqué. Il faut persévérer.
Q - M. Brzezinski qui était lancien conseiller à la sécurité de Jimmy Carter a fait un papier, enfin un article, dans Le Monde de cet après-midi où il dit « Rambouillet est mort. il faut aller jusquau bout. Il faut une intervention terrestre ». Et à terme, on a limpression que se dessine un Kosovo divisé, enfin une partition du Kosovo.
R - Non, il ny a pas de raison. Ce sont plusieurs choses. Rambouillet cétait fondamentalement le principe de lautonomie du Kosovo par opposition à une autre thèse qui était lindépendance du Kosovo. Au jour daujourdhui, aucun gouvernement de lAlliance atlantique ou dEurope na changé de position sur ce point. Tous les gouvernements en restent à lidée de lautonomie du Kosovo, dans la mesure où lindépendance du Kosovo, même après ce qui sest passé, nous semble devoir entraîner des conséquences en chaînes encore plus difficiles, encore plus graves que la situation actuelle. Donc, il ny a pas de changements sur ce point précis. Par contre il est clair que lautonomie, cela ne peut pas être lautonomie, comme cela, dans la Yougoslavie maintenue sans précautions particulières. Et les précautions particulières cela sera sous une forme ou sous une autre et quels que soient les termes...
Q - Un protectorat ?
R - ... une protection spéciale exercée par la communauté internationale sur décision du Conseil de sécurité. Sur les modalités de cette protection, il y a encore à discuter pour trouver un accord complet entre les Occidentaux et les Russes. Sur la nécessité de cette protection, il ny a pas dhésitations à avoir. Parce que dans le Kosovo de demain, il est clair que si on veut que les Kosovars reviennent dans un Kosovo sécurisé, avec les Serbes qui seront encore là, qui sont aussi chez eux et les autres minorités, il faut quil y ait autour deux et entre eux une sécurité, sinon, cest pas possible. Cest une nécessité absolue.
Q - Les Russes vous en parlez, mais on a limpression que le dialogue naboutit pas vraiment, ni le dialogue dailleurs entre lOTAN et les Russes, ni entre les Russes et les Serbes. On na pas limpression quils font bouger M. Milosevic.
R - Non, mais cest très important que ce dialogue soit maintenu parce que la Russie est un grand pays dEurope qui de toute façon jouera demain et après-demain toujours un rôle très important dans la stabilité et la sécurité de notre continent. Cest un partenaire. Ce pays était dans le Groupe de contact. Il a fait tout ce quil a pu aussi pour aboutir à une solution politique.
Q - Est-ce quil peut vraiment faire bouger les choses ?
R - Il doit contribuer à leffort collectif, il le souhaite. Et nous navons pas de raisons de ne pas répondre à ce souhait. Nous devons y travailler ensemble. Il faut préciser les points sur lesquels nous sommes daccord ensemble pour arriver à la solution politique qui serait édictée par le Conseil de sécurité et dont je parlais. La Russie na pas de moyens comme cela, magiques, automatiques, de changer les dispositions du pouvoir de Belgrade, mais la Russie est engagée dans cette idée de solution politique. Le point sur lequel il ny a pas encore daccord, cest sur les modalités de cette indispensable force de sécurité au sol après. Il y a plusieurs formules possibles sur lesquelles il faut encore travailler. Nous aurons besoin de faire coexister et faire travailler ensemble de façon efficace et claire, à la fois des pays occidentaux membres de lOTAN, mais aussi la Russie, peut-être dautres pays de la région, des pays neutres. Il y a donc une combinaison à trouver et cest ce sur quoi nous travaillons encore entre Européens, entre Occidentaux, et avec les Russes. On na pas encore abouti encore aujourdhui, mais on en rediscute.
Q - Washington affirme ce soir disposer de preuves convaincantes de lexistence de massacres et de charniers relatifs à ces massacres, notamment à louest de Pristina, au Kosovo toujours. Est-ce que vous avez les mêmes preuves ?
R - Je ne sais pas de quoi il sagit là exactement mais ...
Q - Plusieurs dizaines de tombes découvertes dans cette région au centre-ouest de la province.
R - Le président, le Premier ministre, le ministre de la Défense et moi-même, nous avons pour principe de vérifier toutes les informations, de les recouper, de les rassembler pour savoir exactement ce qui sest passé.
Q - Y compris celles des Américains.
R - Oui bien sûr, toutes les informations. Malheureusement, le pire est à craindre. On le sait tous bien. Mais dans cette affaire il y a eu parfois des indications non confirmées. Vous vous rappelez un jour on parlait dune file de 25 km de réfugiées à un endroit donné. Le lendemain cétait 700 m. On ne sait pas, il peut y avoir des photos difficiles à interpréter. En tous cas, nous avons la volonté détablir les informations les plus précises et les plus recoupées sur tout ce qui sest passé. Mais je dirais quaujourdhui on sait bien quil peut se commettre des abominations, sinon on ne serait pas engagés là, et on naurait pas dit « cela suffit, il faut mettre un terme à tout ce qui sest passé depuis des années ». Les priorités daujourdhui, je le rappelle, cest quand même laide aux réfugiés, la poursuite de laction militaire, la préparation de la sortie politique.
Q - La poursuite de laction militaire, cest combien de temps encore ? Des semaines ? Des mois ?
R - Il faut se méfier des interprétations, enfin des extrapolations de ce type. Au début les experts de lOTAN avaient indiqué aux différents gouvernements membres de lAlliance que cette action aérienne serait quelque chose de court.
Q - Aujourdhui, alors, votre réponse cest...
R - Donc, il ne faut pas passer dun extrême à lautre. Il y a eu une erreur dévaluation de certaines techniques, au début et qui ne prenaient pas assez en compte des choses comme la météo, les nécessités de protection par rapport aux risques de dérapage qui peuvent se produire malgré tout.
Q - Alors, cest des jours ou des mois selon vous ?
R - Je ne sais pas. Je ne sais pas. Ca dépend dune évaluation qui est faite au jour le jour, qui est recoupée, jusquau moment où on pourra dire « nous avons atteint lobjectif, qui est de rendre inopérant cet appareil militaire de répression, donc on a changé le rapport de force, les conditions sur le terrain, donc on va pouvoir déboucher sur la solution politique qui était bloquée avant ». Cela, on ne peut pas le dire à lavance. On ne sait pas quand en réalité. Sauf quon voit bien que cest un effort long et que dans cette épreuve et dans des moment difficiles où certains peuvent sinterroger, la grande majorité de lopinion adhère à cela. Il faut persévérer.
Q - Et à lintérieur du gouvernement français, il y avait une réunion hier. Apparemment, M. Chevènement a de nouveau distribué un polycopié avec des déclarations du philosophe allemand Hans Magnus Enzensberger. Les communistes se sont de nouveau exprimé pour sinterroger sur la guerre. Cela, ça peut tenir encore longtemps.
R - Je crois que ce problème est tout à fait dépassé. Cest-à-dire quon a vu que à la fois au sein du gouvernement quau sein de la majorité, comme au sein de lopposition que face à une épreuve de ce type, il y avait une réflexion politique, il y avait des échanges danalyses, il y avait des interrogations qui renvoient à des réponses qui sont données par le président de la République, le Premier ministre, par le gouvernement, et tout cela aboutit à une ligne claire et nette. Il ne faut pas les confondre avec les discussions, les échanges dinformations. A lheure actuelle, tant le président que le Premier ministre informent énormément les Français. Le Premier ministre informe les parlementaires.
Q - Les parlementaires.
R - Aussi bien lAssemblée dans son ensemble que les présidents de groupes, que les Commissions spécialisées. Le ministre de la Défense et moi-même y allons souvent. Et cest un lieu de discussion. Cest normal, sinon on ne serait pas dans une démocratie. Ce quil faut voir, cest quelle en est la conclusion.
Q - Et pour le moment, cela tient.
R - Cest une conclusion de cohérence dans cet effort dont jai parlé : poursuivre leffort militaire et aboutir à la solution politique.
Q - Merci beaucoup Hubert Védrine.
(Source http ://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 1999)