Interview de Mme Marie-Noëlle Lienemann, secrétaire d'Etat au logement, à Europe 1 le 30 juillet 2001, sur son appartenance au courant de la Gauche socialiste, sur la solidarité gouvernementale, sur la mondialisation économique et le sommet du G8 à Gênes et sur les couvre-feu municipaux pour les enfants de moins de 13 ans.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

Vous êtes une des dernières à être arrivée au Gouvernement, après les municipales du printemps dernier. Je voudrais d'abord vous demander comment vous avez trouvé ce gouvernement : fatigué, essoufflé ? Il avait besoin de sang neuf, comme vous ?
- "Je l'ai trouvé un tout petit peu choqué par les résultats qui étaient manifestement inattendus. Mais assez vite, le sursaut est revenu : un gouvernement inscrit dans la durée, plutôt genre Force tranquille, mais décidé à poursuivre la politique de changement. Je n'ai pas le sentiment d'un gouvernement essoufflé."
Vous dites "Force tranquille." Vous appartenez à la Gauche socialiste - c'est-à-dire la gauche du PS. Quand vous n'êtes pas au Gouvernement, vous râlez beaucoup, puis quand vous êtes au Gouvernement, comme votre ami J.-L. Mélenchon, silence radio. Vous avez renoncé à faire passer vos idées ?
- "Je pense que chacun a sa fonction. La Gauche socialiste en tant que courant de pensée du PS continue à faire entendre son point de vue, notamment sur la question de la mondialisation libérale contre laquelle nous nous sommes toujours mobilisés. Néanmoins, quand on est ministre du Gouvernement, on n'est pas simplement le leader d'un courant de pensée. On est d'abord des gens impliqués dans l'action. Moi je suis frappée d'ailleurs de voir que devant les grands problèmes d'aujourd'hui, on s'installe facilement devant la fatalité et on regarde peu les propositions concrètes pour les résoudre."
Mais au Gouvernement, on peut faire des propositions concrètes ; on a la droit de parler, de s'exprimer, de dire sa différence. Ou bien on vous dit : "Marie-Noël, tu es gentille, mais enfin tu as là, tu es solidaire du Gouvernement, tu te tais ?"
- "Je fais connaître ma différence à l'intérieur des instances. Cela fait trois mois que je suis là. D'abord, je n'ai pas eu l'occasion d'avoir des désaccords majeurs si ce n'est mes désaccords persistants sur certains choix économiques de L. Fabius, qui ne sont ni plus ni moins ceux que j'avais déjà et qui sont bien connus. Pour le coup, j'ai l'impression qu'on peut, dans l'action, montrer une certaine capacité à incarner les idées de gauche. Je prends l'exemple des réquisitions de logements - qui ne sont pas spécialement une idée de gauche, mais une idée humaniste. Quand on a des gens dehors, des logements vides, qui appartiennent à des institutionnels - pas à monsieur ou madame, Français moyen - réagir quand on veut prendre des dispositions pour être sûr que tous soient bien logés et correctement logés, lutter contre le saturnisme. Après, on peut pleurer contre la violence dans les villes. On sait par exemple qu'un bon nombre de jeunes délinquants vivent ou ont vécu dans des taudis. Tout cela n'est pas neutre, et je pense qu'on peut être de gauche dans l'action et pas simplement dans la parole. Là, je suis plus dans l'action que dans la parole."
On va revenir sur le problème du logement. Simplement, sur Gênes, vous n'auriez pas été au Gouvernement, vous auriez pu aller manifester à Gênes contre la mondialisation ?
- "Sans doute, peut-être n'aurais-je pas été à la manifestation elle-même, mais en tout cas j'aurais apporté mon soutien. C'est ce que d'ailleurs j'ai fait avec un club que je préside, avec les gauches des Partis socio-démocrates. Avec un collègue allemand qui est député au Bundestag, avec des ministres grecs, nous avons fait un club qui s'appelle la "République sociale", et nous avons apporté notre soutien au mouvement non violent antimondialisation. Moi je crois que c'est un des grands sujets de la gauche. Je ne vois pas par exemple pourquoi on attendrait encore avant de donner des signes sur la taxe Tobin. Il y a moyen, à la prochaine loi de finances, de commencer à engager des procédures qui montreraient que la France donne le "la.""
Ce qui vous énerve chez L. Fabius, c'est quand il dit : la taxe Tobin n'est pas possible ni réaliste ?
- "Je trouve que c'est plus idéologique que concret. Si c'était vraiment à ce point irréaliste, pourquoi il ne met pas sur la table publique les études qui disent, de son point de vue, que c'est réaliste. Au Parlement européen, il y a un intergroupe pour la taxe Tobin, il y a des Anglais pour, on a des économistes mondiaux qui nous indiquent que c'est réalisable, à quelques conditions. Evidemment, ce n'est pas forcément comme Tobin l'avait imaginé. Mais le principe d'une taxe sur les mouvements de capitaux pour permettre aux pays sous-développés de se développer, je crois que ce serait un signe majeur à prendre rapidement."
Vous dites que vous auriez peut-être pu non pas manifester directement, mais soutenir Gênes. Quand, par exemple, V. Peillon dit : "nous aurions dû être à Gênes ; les valeurs que défendent les manifestants sont les nôtres ; nous sommes trop réservés, trop pusillanimes", n'est-ce pas de la récupération ?
- "Les partis politiques français, et d'ailleurs [tous les partis] dans le monde, sont rarement à l'initiative des grands mouvements sociaux, comme ils sont d'ailleurs rarement à l'initiative des grands bouleversements d'idées. Les partis politiques sont là pour incarner ce que majoritairement un camp politique - la gauche, la droite - pense pouvoir faire, quels types de transformations. Donc, il y a toujours un décalage entre le moment où les partis politiques incarnent justement une volonté qui était un petit peu sous-jacente dans la société. Moi, je n'ai pas de mal à le dire, j'ai été très critique sur mon parti, sur sa lenteur à prendre en compte la critique du libéralisme et de la mondialisation libérale. En même temps, sur ce mouvement, je dis "attention", la riposte à la mondialisation, aujourd'hui, est quand même beaucoup dans le localisme et dans le nationalisme. Quand je vois Berlusconi élu pour une large part grâce à des mouvements régionalistes, quand je vois Haïder en Autriche, quand je vois ce qui se passe dans les votes partout en Europe et notamment en Flandre, je pense qu'il est important qu'on garde l'esprit de l'universalité, c'est-à-dire l'ouverture que propose la mondialisation, mais qu'on refuse que ce soit le marché qui en soit l'incarnation. En cela, le G7 et le G8, de mon point de vue, ne doivent plus se réunir. C'est l'ONU qui doit être le lieu des grands débats mondiaux, qu'ils soient économiques, sociaux ou écologiques."
Le nouveau credo de la gauche, c'est donc l'ONU. Il ne faut quand même pas oublier que dans le G8, il y a Blair, Shröder. Il y aurait pu y avoir L. Jospin s'il avait été président ?
- "Absolument. Cela dit, quand je dis bien l'ONU, ce n'est qu'un des versants. Si l'Europe ne donne pas un signe politique de rupture avec le dogme monétariste, la crédibilité de changer la structure est faible. Parce que vous pouvez vous réunir à 35, ce qui compte, c'est la détermination à porter un projet alternatif. Le symbole du G7 et du G8 est provocateur, parce qu'il exclut les pauvres. Mais il n'en demeure pas moins que le fond de la question c'est la politique menée. Et, de ce point de vue, je trouve qu'il y a nécessité que l'Europe se ressaisisse et que la France donne le "la", même si elle ne préside pas, avec la baisse de la croissance. Il y a eu des propositions pour relancer la croissance européenne par l'Europe. On a toujours eu un décalage de croissance avec les Etats-Unis."
Cela manque en ce moment ? La France devrait-elle prendre l'initiative ... ?
- "Mais oui, il faut baisser les taux d'intérêt."
C'est un nouveau conseil à L. Fabius : "Tu devrais, Laurent, faire quelque chose."
- "C'est un nouveau conseil à la classe politique en général, et aux leaders économiques aussi, qui pourraient dire à la Banque centrale de baisser les taux et qu'il faut des investissements publics."
Ce n'est pas l'éternelle contradiction de la gauche qui veut gouverner et, en même temps, manifester dans la rue contre ce qui se fait au niveau des Etats et au niveau des gouvernements. Ils veulent le beurre et l'argent du beurre ?
- "Ce sera toujours la contradiction de la gauche, plus que pour la droite, parce qu'elle veut changer les choses. La gauche sait qu'elle ne pourra le faire que quand la société bouge, quand elle revendique, quand elle est en mouvement, quand elle propose, quand elle conteste, quand elle adhère aussi quand même sur les 35 heures et sur un certain nombre de changements, mais de l'autre côté, quand elle s'attache à incarner ces transformations. C'est évidemment beaucoup plus périlleux pour la gauche que pour la droite d'être au pouvoir parce que la droite ne fait qu'accompagner l'évolution des sociétés dominantes."
La grande préoccupation de Français est la sécurité ou l'insécurité. Est-ce que la gauche a mis du temps à bien le comprendre ?
- "Je pense que non. Je pense que la gauche a été optimiste à l'excès. Elle a espéré que la réduction du chômage, l'amélioration des conditions sociales et une politique de prévention pourraient suffire à régler les problèmes de sécurité. D'une certaine façon, on pourrait penser que oui si on n'avait pas, de l'autre côté, la mécanique économique redoutable qui porte des valeurs comme la compétition, l'argent, réussir sans trop travailler, etc."
Concrètement, qu'est-ce qu'il faut faire ? Grand débat en ce moment sur le couvre-feu, c'est une appellation contestable, pour les enfants de moins de 13 ans dans certaines villes. Vous êtes d'accord ou pas d'accord ?
- "Je suis d'accord sur une chose, c'est qu'il que les enfants, quand ils ont 13 ans et qu'ils sont dehors, on les ramène chez eux."
Qui doit les ramener ?
- "La police, les agents municipaux, toute personne les rencontrant."
Donc, cela ne vous choque pas trop ?
- "Ce qui me choque est qu'on stigmatise un quartier. On dit "à tel endroit" . Puis alors, le mot couvre-feu, on a l'impression d'être en état d'alerte. Moi, je suis maire d'une ville de banlieue en tout cas je l'ai été longtemps et je suis première adjointe, vraiment, j'ai rarement vu des tous petits, des 13 ans, j'en ai rarement dans la rue tard le soir. En tout cas, quand j'en ai, ce n'est pas seulement dans les quartiers les plus en difficultés. J'en ai un peu au mois de juin, la période où on sort et où on se couche tard. Je crois que sur la sécurité, on a besoin que tout le monde s'y mette et on a besoin de tenir tous les terrains : le terrain de la présence - proche des gens, qu'il n'y ait pas des zones où il n'y a personne et c'est pour cela que je me suis attachée à ce que dans les HLM on remette des gardiens ; et il y aura un gardien pour cent logements dès l'an prochain. Deuxièmement, je crois beaucoup à une chose un peu structurelle, à savoir qu'il faut casser les ghettos dans la société française. A mon niveau, ça veut dire démolir un certain nombre de barres et de tours, repenser nos quartiers, construire des logements sociaux en centre-ville par petites unités bien insérées."
Vous êtes retournée dans la Somme, il y a une semaine. Ceux qui ont été victimes des inondations ont des assurances, remplissent des papiers. Que peut faire le Gouvernement pour eux ?
- "Deux choses : d'abord, les accompagner jusqu'au bout. Je l'ai vu pour la Somme, ils attendent une solidarité jusqu'au bout et je vais alerter d'ailleurs les assurances sur la lenteur des dispositifs. Le Gouvernement a beaucoup fait : les mobile home, toute une série d'aides d'urgence, des gens proches qui font des recensements de toutes personnes pour trouver des solutions. Mais il faudra aussi en tirer des leçons pour l'avenir. Il faut que l'Etat soit plus capable d'être tout de suite sur le terrain quand la solidarité nationale est indispensable, quand les gens sont dans la difficulté lourde. Il doit être présent au début ; il doit être jusqu'à la fin, jusqu'au relogement, et j'ai tenu cette parole auprès des habitants de la Somme : je serai solidaire d'eux jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'ils aient retrouvé un logement digne et correct."
Ce sont les vacances, demain, pour le Gouvernement. L. Jospin va réfléchir à sa candidature et à son programme. Vous lui dites : "Lionel, plutôt à gauche gauche pour la campagne." Oui ou non ?
- "Je dirais : "plutôt à gauche." Mais je vais peut-être vous surprendre, je dirais : "Lionel, sois bien républicain." Je pense que la France a dans ce monde un bel idéal à rénover. Je crois fondamentalement que l'idéal républicain est encore d'actualité, il est même provocateur. Quand on parle d'égalité alors que l'on veut nous faire croire que ce n'est pas possible, quand on parle de fraternité et qu'on voit tant d'agressivité et de violence partout dans le monde, je pense que la France a un message universaliste pas seulement pour elle-même. Et je lui dis : "sois de gauche mais sois aussi républicain et social."
(source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 31 juillet 2001)