Texte intégral
CONFERENCE DE PRESSE
Je voudrais exprimer d'abord mes regrets pour la manière dont cette conférence semble avoir été annoncée. On en a, en quelque sorte, programmé par avance l'échec et on a voulu laisser entendre que les pays du Nord ne s'y intéressaient pas. Si les difficultés que nous savons rendent encore aléatoires le résultat de cette conférence, nous allons tout faire pour qu'elle atteigne ces objectifs. La France, pour sa part, s'est beaucoup investie dans la préparation de cette conférence, notamment en présidant l'un des groupes de travail, je le disais à l'instant, celui justement chargé de la préparation de la résolution.
Et en ce qui concerne le niveau de représentation, je sais que cette question a été souvent évoquée dans la presse, je voudrais simplement faire observer la manière très immodeste en ce qui me concerne que l'organigramme gouvernemental me donne la responsabilité des Droits de l'Homme d'une part, et de la Coopération au développement de l'autre. On conviendra qu'il s'agit dans l'un et l'autre cas de questions qui sont directement en résonance avec cette conférence.
Ma troisième réflexion sur ces relations sera pour faire observer que la France vient à Durban consolidée par l'adoption par son Parlement au mois de mai dernier d'une proposition de loi et l'un des auteurs de cette proposition de loi, Christiane Taubira-Delannon est avec moi, qui a posé clairement cette idée, qui correspond à une revendication forte des Africains. Oui, la traite était bien un crime contre l'humanité ! Et si Durban est l'occasion de regarder notre passé en face, nous y sommes prêts !
Notre souhait, c'est que l'objectif affiché il y a 5 ans quand le principe de cette conférence a été retenu, la lutte contre le racisme, ne soit pas perdu de vue. Parce que la lutte contre le racisme conserve, hélas !, toute son actualité. Je sais le souhait de certains de saisir l'occasion de cette conférence pour braquer les projecteurs sur le Moyen-Orient. Je peux le comprendre, parce que l'actualité est là-bas actuellement, la situation est difficile. Et l'actualité du Moyen-Orient s'est considérablement dégradée depuis précisément 5 ans, au moment où le processus de paix nourrissait tous les espoirs. Mais il est clair aussi que l'objectif poursuivi par cette conférence, la lutte contre le racisme, ne peut être atteint que s'il y a une mobilisation générale à l'échelle de la planète. Et pour atteindre cette mobilisation générale, il faut en effet ne pas mélanger des dossiers ou des réalités qui sont parfois différents.
C'est pour cette raison que nous considérons que la référence faite par certains, l'assimilation souhaitée par certains, entre sionisme et racisme, est contre-productive.
Sur la question des réparations, je voudrais aussi dire ma conviction que l'objectif de Durban n'est pas de procurer aux cabinets d'experts ou aux juristes un chiffre d'affaires supplémentaire en leur demandant d'identifier et de quantifier le dommage produit par le colonialisme ou la traite. Mais parce que ce sont souvent les mêmes pays qui ont eu à subir la traite et le colonialisme, même si je ne confonds pas les deux, ils peuvent en attendre un effort accru en ce qui concerne l'aide au développement. Et puisque aussi bien les Africains font la preuve avec l'initiative pour l'Afrique de leur volonté de se prendre en main, nous devons être présents au rendez-vous qu'ils nous donnent.
J'ajouterai enfin que le racisme renvoie à une réalité très moderne qui s'appelle Internet, qui s'appelle recherche biologique et que l'occasion est donnée aussi de se prémunir contre les risques que ces nouvelles technologies peuvent représenter du point de vue du racisme ou de la discrimination raciale.
Voilà je vous renvoie à l'intervention que je vais prononcer dans quelques minutes à la tribune de la Conférence.
Q - (Sur l'aide au développement)
R - Je crois qu'il y a plusieurs manières d'aider le développement des pays africains en particulier. L'accroissement de l'aide publique au développement est un des moyens qu'il faut rechercher, l'effacement de la dette en est un autre. L'ouverture de nos marchés aux produits africains en est un troisième. Et puis, j'y ajouterai une reconnaissance bien plus importante que celle que nous avons acceptée jusqu'à présent, de l'identité culturelle des pays en développement. Je souhaite, oui, qu'il y ait une mobilisation bien plus importante.
Certaines initiatives récentes ont été prises qui me paraissent aller dans le bon sens. Le Fonds mondial pour l'environnement, le Fonds mondial de lutte contre les grandes endémies, en particulier le Sida, sont deux moyens qui s'offrent à nous d'aider aussi les pays en développement.
D'une manière générale, je voudrais dire avec force et je le dirai tout à l'heure à la tribune de l'Assemblée, que c'est la misère qui constitue le terreau sur lequel s'épanouit le racisme et que c'est une raison de plus de cibler la lutte contre la pauvreté comme une priorité de notre politique d'appui au développement.
Q - Je suis très surpris par l'affirmation que vient de faire Monsieur le Ministre en disant que l'esclavagisme est un crime contre l'humanité alors qu'en préparant cette conférence les gens avaient fait la similitude entre le colonialisme et l'esclavagisme. Est-ce que c'est une façon de montrer que c'est parce que la France n'a pas tellement été impliquée dans l'esclavagisme que la France reconnaît que l'esclavagisme est seul un crime contre l'humanité ?
R - Je crois que la France a été claire en identifiant en effet la traite comme étant crime contre l'humanité et pour l'instant c'est le seul pays qui ait posé cet acte. J'aimerais bien que d'autres fassent de même.
Si je ne confonds pas les deux phénomènes ou les deux pages d'Histoire que sont l'esclavagisme d'une part, et le colonialisme de l'autre, ce ne n'est pas pour nier qu'ils ont eu des effets cumulatifs sur la situation des pays victimes de ces deux phénomènes.
Je ne veux pas rétrécir le colonialisme à ces seules violences, mais je suis prêt à reconnaître, et je le dirai à la tribune tout à l'heure, que le colonialisme a eu des effets durables sur la situation politique, économique des pays concernés.
Q - Deux questions : la première, c'est que vous parlez dans votre texte de "regrets". Les pays africains demandent des excuses, alors pourquoi le mot "regrets" peut aller plus loin ? Est-ce que vous envisagez aussi le mot "excuses" ?
La deuxième question qui est aussi un mot de vocabulaire concernant l'assimilation du sionisme au racisme ou à une forme de racisme : vous avez parlé que ce serait contre-productif et non pas inacceptable comme les Américains. Pouvez-vous revenir sur ces deux termes : les regrets et la question que cela soit contre-productif et non pas inacceptable ?
R - Je peux commencer par la seconde partie de votre question.
La France n'acceptera pas que cette conférence assimile sionisme et racisme. A la première question, je voudrais simplement vous répondre que la discussion est en cours en ce qui concerne cette question sémantique que vous souleviez entre regrets d'une part, et excuses de l'autre. Je ne peux pas au moment où nous nous rencontrons préjuger encore du résultat.
Q - Je voudrais savoir pourquoi la France et l'ensemble de l'Union européenne refusent le terme "compensation". Vous êtes d'accord pour une aide au développement accrue ou à un soutien à une nouvelle initiative africaine mais pas question qu'il y ait un lien avec, si j'ai bien compris, le colonialisme ou l'esclavage, en tout cas que ce soit considéré comme une forme de compensation ?
R - On ne refuse pas le lien. Nous refusons les conséquences juridiques que certains voudraient éventuellement en tirer. J'évoquais à l'instant la difficulté d'identifier les victimes et encore plus de quantifier le dommage, mais je peux très facilement imaginer - ayant eu l'occasion de les fréquenter pendant quinze ans à l'occasion d'un procès qui n'avait rien à voir avec cela et qui concernait une catastrophe pétrolière - je vois bien ce que les cabinets d'experts et les juristes américains pourraient gagner comme argent si on leur donnait cette possibilité de ce que l'on appelle une "class action". Et là, oui, je ne suis pas disposé à aller dans cette direction et leur offrir cette possibilité. Je préfère que l'on se concentre sur le besoin d'un accroissement de la solidarité internationale pour répondre mieux à la demande des pays africains en particulier, plus généralement des pays qui ont eu à connaître à la fois des conséquences de l'esclavage et des conséquences du colonialisme.
Q - (Sur la catastrophe pétrolière à laquelle le ministre vient de faire référence)
R - Le procès qui a duré 15 ans, c'était l'affaire que certains connaissent, de l'"Amoco-Cadiz", ce pétrolier qui a heurté la Bretagne...
Q - (Sur les effets du colonialisme)
R - Quand j'ai parlé des résultats durables du colonialisme, je ne faisais pas référence à des résultats positifs du colonialisme. Je veux dire qu'incontestablement le colonialisme avait eu des résultats durables sur les structures politiques, sur les orientations économiques, par exemple, et il est clair que le colonialisme a délibérément orienté l'agriculture des pays colonisés sur les productions de rente au détriment des cultures vivrières pour ne donner que ce seul exemple.
Je sais aussi ce que le colonialisme a pu produire, en ce qui concerne les frontières des pays concernés, des résultats loin d'être positifs. Donc, je voudrais être sûr que l'on s'est bien compris à cet égard.
Mais je voudrais dire aussi que 40 ans après les indépendances, il est de plus en plus difficile de rendre le seul colonialisme responsable des violences, des tensions ethniques, des guerres qui aujourd'hui malheureusement sont en train de compromettre le développement de l'Afrique et je suis heureux d'entendre certains responsables africains le dire avec clarté à l'occasion de cette conférence./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 septembre 2001)
RENCONTRE AVEC LA PRESSE FRANCOPHONE
Je sors d'une réunion de coordination européenne qu'animait Louis Michel qui assume actuellement la présidence. Beaucoup de questions ont été soulevées, elles devraient recevoir des réponses dans les 48 heures, certaines délégations ayant demandé à consulter leur gouvernement.
Q - Quelles sont ces questions ?
R - L'une d'entre elles, regrets ou excuses, a été évoquée cet après-midi. C'est un point qui cristallise actuellement.
Q - Dans quel sens, à votre avis ?
R - Un certain nombre de pays européens considèrent qu'il faut que nous fassions un pas en direction des Africains. Il reste encore à affiner, chaque terme compte.
Des excuses au nom de qui : de tous ceux qui ont participé au colonialisme ou des seuls pays du Nord ? C'est une question qui n'est pas totalement neutre et il paraîtrait plus normal que la conférence présente les excuses de tous ceux qui ont participé au colonialisme. Mais j'anticipe déjà sur les réponses qui seront apportées. Même si je vais demain soir à Libreville, je suis cela de près, en continu. Je me tiendrai informé très souvent de l'évolution de la situation, de façon à participer aux décisions que nous serons peut-être amenées à prendre pour la position de la France.
Est-ce la souffrance du colonialisme ou les souffrances du colonialisme ? Si on dit "les souffrances", cela laisse entendre qu'il n'a pas été seulement une souffrance. Et là aussi, ce sont des nuances qui ne sont pas seulement sémantiques.
Je suis convaincu que nous ne devons pas être hostiles. Nous devons prendre la mesure des débats qui, autour de la mondialisation, sont en train de structurer le champ stratégique, en particulier Nord-Sud.
Il y a quelques questions juridiques qui sont susceptibles d'avoir en plus quelques retombées plus marquées encore. On sait ce qu'il en est par exemple du concept de réparation et ce que certains veulent en faire. Mais il n'empêche, même si un texte c'est du droit, il faut que tout ceci prenne en compte, me semble-t-il, les questions politiques.
Q - Sur l'approche de la question politique, on voit des pays du Sud représentés par des chefs d'Etat, et des pays du Nord où il n'y a pas les premiers dirigeants. Comment expliquez-vous cela ?
R - Nous avons, heureusement, des moyens d'être en communication avec le Premier ministre, et s'il le fallait, avec le président de la République, même si nous sommes séparés par quelques milliers de kilomètres. Il y a un réseau tout à fait capable de fonctionner et, moi-même, j'ai eu hier, avant de partir de Paris, une conversation en direct sur le sujet, avec Lionel Jospin à La Rochelle. Le fait qu'il ne soit pas là ne veut pas dire qu'il s'en désintéresse. J'y insiste et dans le cas d'espèce, je peux en porter témoignage.
Il est vrai qu'optiquement, il y a un déséquilibre entre la représentation du Sud et celle du Nord, je peux en convenir. Je suis content que Joschka Fischer soit venu. Nous nous étions interrogés sur sa présence. C'est un ministre important et le fait que Louis Michel ait fait le choix de rester me paraît aussi important pour l'Europe.
Je crois que, malheureusement, que tout cela est un peu le résultat d'une sorte d'autosuggestion sur le thème "Durban sera un échec". Or, je considère, ce soir, après avoir entendu les uns et les autres, y compris les échos de quelques autres délégations, pas européennes cette fois, qu'il y a des marges qui interdisent de considérer dès à présent que Durban n'aboutira pas. Nous avons l'obligation d'utiliser complètement ces marges pour tenter de garder le cap, le racisme - ce qui n'est pas le plus simple actuellement - et d'accepter aussi de regarder notre passé. Il faut être capable de l'accepter aussi.
Q - A propos du passé, vous avez été l'un des rares à parler de l'esclavage et du colonialisme en deux termes différents. L'amalgame vous gêne-t-il ?
R - On pourrait nuancer les périodes historiques. On pourrait rappeler que l'esclavage était l'exploitation des personnes alors que le colonialisme était autre chose, une exploitation à l'échelle du continent. Même si l'esclavage a été un système organisé avec la bénédiction des autorités politiques, c'était peut-être moins politique que le colonialisme, moins politisé que le colonialisme. Nous ne pouvons pas entrer dans ces détails, il nous faudrait plus de temps. Mais j'observe simplement que ce sont les mêmes pays qui ont été victimes des deux. J'emploie à dessein ce mot "victimes", le mot "résultat" peut créer une confusion. Lorsque je dis que le colonialisme a eu des effets durables sur la situation politique et économique des pays concernés, d'aucuns pourront considérer qu'il y a eu des effets positifs, ce n'est pas globalement ce que j'ai voulu dire. Je considère pour conclure sur cette question, qu'il y a eu une additionnalité, ce qui devrait nous inciter à faire plus encore en terme de solidarité internationale au bénéfice du développement de ces pays.
Q - Vous parliez de trois moyens pour compenser les difficultés de ces pays : l'aide au développement, l'annulation de la dette, et l'action des marchés.
R - J'y ai ajouté la culture. Je sais que cela vient toujours en dernier, souvent on n'a pas le temps d'en parler, c'est le dernier point de l'ordre du jour.
Q - Ces mesures existent déjà...
R - Ne faisons pas comme si le problème était résolu, j'insiste.
Q - Mais, concrètement, que peut faire la France en plus ?
R - La France n'a pas forcément à proposer quelque chose en plus, c'est à plusieurs qu'il faut faire cela et à certains égards, la France pourrait considérer qu'elle a déjà fait un peu plus que beaucoup d'autres. On laisse à la France le soin de l'aide au développement ; derrière, les autres font des affaires. Certains se trouvent dans cette situation, cela ne me plaît pas trop...
L'aide publique au développement doit être non seulement préservée mais elle doit gagner en efficacité car il est clair, lorsque l'on voit les sommes investies et les résultats, que le compte n'y est pas.
Q - Et lorsque l'on voit les endroits où on investit ?
R - En plus, bien sûr. Il y a des inégalités dans l'application géographique de cette aide publique, des pays mériteraient d'être plus aidés, d'autres un peu plus tenus. Attention à cette expression "tenus" qui peut renvoyer à un passé dont nous parlons précisément pour le regretter. Il faut adresser des signes en disant que quelque chose ne va pas.
Il y a cette aide publique au développement qui ne peut pas être considérée comme un problème résolu ; d'une part, parce qu'elle a baissé au cours des dernières années, et si elle a baissé, c'est parce qu'elle a perdu de sa crédibilité. Il est triste, que cela ne marche pas, alors à quoi bon l'augmenter ? Ou bien, d'autre part, elle est détournée et elle a besoin de regagner en efficacité. J'espère que l'initiative africaine que quelques chefs d'Etat ont porté - qui collectivement, ont demandé à M. Wade de porter le dossier à Gènes pour aboutir à cette initiative pour l'Afrique, dont nous parlerons à Dakar - sera peut-être un moyen de redonner du sens à l'aide publique au développement, en collant à la demande africaine. C'est important. On donne souvent de l'aide sans s'assurer que cela correspond bien à la demande.
Je pourrais également vous dire que, très souvent, l'aide au développement ne marche pas parce qu'il n'y a pas en face la capacité de partenariat dont nous avons besoin pour utiliser cette aide. En tout cas, ne faisons pas comme si l'aide au développement était déjà réglée. Il faut encore la redéfinir et y travailler.
L'effacement de la dette est inscrit dans son principe. Dans le cadre de la Conférence des Ambassadeurs, j'ai présidé une table ronde où nous avons mesuré l'extraordinaire difficulté d'application de l'exercice, surtout si nous voulons que la dette serve à la lutte contre la pauvreté. Or, il faut là aussi trouver un équilibre avec notre souhait qui correspond à celui de beaucoup d'ONG qui ont porté cette initiative. Je sais leur rendre justice car de ce point de vue, elles ont été pour beaucoup dans la pression qu'elles ont mise sur les politiques pour arriver à cet effacement. Les ONG, comme nous, souhaitent que cela serve vraiment à la lutte contre la pauvreté. Mais en face, vous avez des Etats africains qui disent : "Laissez-nous faire ce que nous voulons, avec les marges de manuvre que vous nous donnez". Comment trouver le point d'équilibre, avec la conditionnalité ? Notre position est de dire : "Nous faisons ensemble, le meilleur usage possible de l'effacement de la dette". Ajoutez qu'il faudra aussi s'assurer que les pays ont la capacité d'absorber intelligemment les capacités que nous allons leur donner. Au Cameroun, rendez-vous compte, 600 millions par an, chaque année qui pourront être réinvestis, cela en fait des projets.
Tout cela pour dire que même l'effacement de la dette, c'est pour l'instant un principe mais il faudra travailler dur, et que le ministère des Finances n'ait pas la tentation de dire qu'on attend, les conditions n'étant pas réunies. On engage mais on ne décaisse pas. Nous connaissons cela en matière d'aide au développement. Le FED est un bel exemple, ses reliquats, c'est connu. Pourquoi ? Parce que l'on engage, mais les conditions pour décaisser ne sont pas réunies. Il ne se passe donc rien sur le terrain.
L'ouverture des marchés, le tout sauf les armes qui a été décidé à Bruxelles, c'est très bien. Mais, là encore, il y a un échéancier, ce n'est pas instantané et l'ouverture des marchés, cela fonctionne si l'on n'oppose pas aux productions de ces pays-là des normes excessives en terme de protection sanitaire, sauf à aider ces pays à se mettre aux normes que nous leur imposons. Même cela, ce n'est pas encore fait. Autrement dit, plutôt que de réinventer de nouvelles médecines, il faut déjà se concentrer sur la mise en oeuvre de celles-là, le faire ensemble et mettre la pression sur la Banque mondiale pour qu'elle soit acteur de ce mouvement. Cela me paraît important.
Q - N'est-ce pas un peu gênant, finalement, qu'on ne parle que d'un racisme Nord-Sud, Noir-Blanc, on ne parle pas d'un racisme Sud-Sud, de ceux en Europe, ni en Asie. Finalement, ne sommes-nous pas en train de nous noyer ?
R - Oui, mais dans mon discours, j'ai parlé des Balkans, des conflits ethniques africains car c'est aussi une réalité qu'il faut dire fortement. Et je suis heureux d'avoir entendu quelques Africains, comme M. Wade, qui a récidivé en disant que les Africains ont aussi leur part de responsabilité dans tout cela. Nous devons être capables, dans le dialogue Nord-Sud de parler des responsabilités partagées. J'espère que, là aussi, les choses pourront bouger.
Q - Concernant la demande des Etats africains qui vous demandent des réparations, les Etats anglophones sont-ils plus sujets à demander réparation que les Etats francophones ? On a l'impression qu'il y a une énorme pression des afro-américains. Le débat n'est-il pas un peu biaisé ?
R - Je ne sais pas si la demande anglo-saxonne est plus forte que la demande francophone. Il n'est pas impossible que cela renvoie aux différences que l'on observe concernant les systèmes de justice. Le concept " tout se paie, tout a un prix " est peut-être un peu plus anglo-saxon. Cela ne veut pas dire qu'il faille toujours se satisfaire de réparations morales, je ne dis pas cela. Mais c'est peut-être plus dans la culture judiciaire américaine pour ne parler que d'eux. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles il y a une poussée plus forte. Je suis sûr qu'il y a davantage d'avocats noir-américains que d'avocats noir-africains.
Q - Pour revenir sur le débat regrets-excuses, pouvez-vous préciser l'enjeu que recoupe l'un, que représente l'autre. Et quelle est votre position entre ces deux concepts ?
R - Je ne peux pas entrer dans ce débat, la décision n'est pas arrêtée, elle fait l'objet de discussions entre Européens. Je vous ai dit ma conviction, il faut que nous tentions de rapprocher les Africains. Certains pays européens ont des positions plus réservées, attendons le résultat des consultations que certains ont demandé, nous verrons bien.
Q - Quel est le contenu que l'on peut mettre dans chacun des concepts ? Qu'est-ce qu'implique l'un, qu'est-ce qu'implique l'autre ? Quelle est la différence entre les deux ?
R - Je pense que chacun comprend que le mot "excuses" et un peu plus fort que le mot "regrets". Il qualifierait plus négativement l'action d'excuser que l'action de regretter. Mais, d'aucuns, et là on rejoint la question juridique, considèrent que sur le mot "excuses", nous pourrions greffer plus facilement ces actions en réparation. Les juristes ne sont pas d'accord entre eux là-dessus. Faut-il se laisser enfermer dans ces débats ou non ? La question est ouverte, il faut un peu de patience.
Q - Le crime contre l'humanité s'applique à la Seconde guerre mondiale, on lui a donné un sens après Nuremberg, il n'est pas rétroactif. Sur le plan juridique, quelle est la possibilité de porter plainte contre les nations ? Est-ce possible ? Ces procès sont-ils imaginables ?
R - Pour l'instant, ce n'est pas à l'ordre du jour en France.
Q - Considérez-vous que nous sommes à l'abri d'un procès ?
R - L'imagination de certains est telle que je ne prendrai pas le pari que nous sommes a priori à l'abri ; mais, entre engager une action et convaincre la justice, il y a une marge. En tout cas, ce n'est pas ma préoccupation première. Durban devrait être le signe d'une mobilisation générale. Pour qu'elle soit efficace, il faut qu'elle soit à l'échelle du monde, contre un fléau qui n'est pas encore totalement éradiqué et qui peut resurgir dans le quotidien, on le voit bien. C'est d'autant plus important dans un mouvement où des échanges d'immigration s'accélèrent. Si on veut simplement un monde où l'on puisse vivre, il faut absolument que la lutte contre le racisme soit renforcée.
Q - Vous dites que la misère engendre le racisme et la discrimination, mais qu'est-ce qui engendre la misère ?
R - Chacun voit bien que la misère est aussi un déficit d'organisation politique et sociale et c'est pour cela que, dans l'appui au développement, il faut aussi avoir le souci également d'aider la démocratie à reconstruire et les Etats avec elle. Et ce n'est pas par hasard que lorsque l'on dit "lutte contre la pauvreté ", cela veut dire un système éducatif, un système de santé, et cela renvoie à une organisation politique et sociale qui montre bien que l'aide au développement est un combat global qu'il s'agit de conduire. Mais on ne peut pas se satisfaire non plus de l'a priori du libre échange, comme médecine miracle à la question du développement. Au contraire, la preuve est faite que si actuellement nous ne sommes pas capables d'avoir des discrimination positives au bénéfice des pays en développement, la mondialisation les condamne plus qu'elle ne les sert. Et c'est une question qu'il faut être capable de poser, y compris au FMI ou à la Banque mondiale./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 septembre 2001)
Je voudrais exprimer d'abord mes regrets pour la manière dont cette conférence semble avoir été annoncée. On en a, en quelque sorte, programmé par avance l'échec et on a voulu laisser entendre que les pays du Nord ne s'y intéressaient pas. Si les difficultés que nous savons rendent encore aléatoires le résultat de cette conférence, nous allons tout faire pour qu'elle atteigne ces objectifs. La France, pour sa part, s'est beaucoup investie dans la préparation de cette conférence, notamment en présidant l'un des groupes de travail, je le disais à l'instant, celui justement chargé de la préparation de la résolution.
Et en ce qui concerne le niveau de représentation, je sais que cette question a été souvent évoquée dans la presse, je voudrais simplement faire observer la manière très immodeste en ce qui me concerne que l'organigramme gouvernemental me donne la responsabilité des Droits de l'Homme d'une part, et de la Coopération au développement de l'autre. On conviendra qu'il s'agit dans l'un et l'autre cas de questions qui sont directement en résonance avec cette conférence.
Ma troisième réflexion sur ces relations sera pour faire observer que la France vient à Durban consolidée par l'adoption par son Parlement au mois de mai dernier d'une proposition de loi et l'un des auteurs de cette proposition de loi, Christiane Taubira-Delannon est avec moi, qui a posé clairement cette idée, qui correspond à une revendication forte des Africains. Oui, la traite était bien un crime contre l'humanité ! Et si Durban est l'occasion de regarder notre passé en face, nous y sommes prêts !
Notre souhait, c'est que l'objectif affiché il y a 5 ans quand le principe de cette conférence a été retenu, la lutte contre le racisme, ne soit pas perdu de vue. Parce que la lutte contre le racisme conserve, hélas !, toute son actualité. Je sais le souhait de certains de saisir l'occasion de cette conférence pour braquer les projecteurs sur le Moyen-Orient. Je peux le comprendre, parce que l'actualité est là-bas actuellement, la situation est difficile. Et l'actualité du Moyen-Orient s'est considérablement dégradée depuis précisément 5 ans, au moment où le processus de paix nourrissait tous les espoirs. Mais il est clair aussi que l'objectif poursuivi par cette conférence, la lutte contre le racisme, ne peut être atteint que s'il y a une mobilisation générale à l'échelle de la planète. Et pour atteindre cette mobilisation générale, il faut en effet ne pas mélanger des dossiers ou des réalités qui sont parfois différents.
C'est pour cette raison que nous considérons que la référence faite par certains, l'assimilation souhaitée par certains, entre sionisme et racisme, est contre-productive.
Sur la question des réparations, je voudrais aussi dire ma conviction que l'objectif de Durban n'est pas de procurer aux cabinets d'experts ou aux juristes un chiffre d'affaires supplémentaire en leur demandant d'identifier et de quantifier le dommage produit par le colonialisme ou la traite. Mais parce que ce sont souvent les mêmes pays qui ont eu à subir la traite et le colonialisme, même si je ne confonds pas les deux, ils peuvent en attendre un effort accru en ce qui concerne l'aide au développement. Et puisque aussi bien les Africains font la preuve avec l'initiative pour l'Afrique de leur volonté de se prendre en main, nous devons être présents au rendez-vous qu'ils nous donnent.
J'ajouterai enfin que le racisme renvoie à une réalité très moderne qui s'appelle Internet, qui s'appelle recherche biologique et que l'occasion est donnée aussi de se prémunir contre les risques que ces nouvelles technologies peuvent représenter du point de vue du racisme ou de la discrimination raciale.
Voilà je vous renvoie à l'intervention que je vais prononcer dans quelques minutes à la tribune de la Conférence.
Q - (Sur l'aide au développement)
R - Je crois qu'il y a plusieurs manières d'aider le développement des pays africains en particulier. L'accroissement de l'aide publique au développement est un des moyens qu'il faut rechercher, l'effacement de la dette en est un autre. L'ouverture de nos marchés aux produits africains en est un troisième. Et puis, j'y ajouterai une reconnaissance bien plus importante que celle que nous avons acceptée jusqu'à présent, de l'identité culturelle des pays en développement. Je souhaite, oui, qu'il y ait une mobilisation bien plus importante.
Certaines initiatives récentes ont été prises qui me paraissent aller dans le bon sens. Le Fonds mondial pour l'environnement, le Fonds mondial de lutte contre les grandes endémies, en particulier le Sida, sont deux moyens qui s'offrent à nous d'aider aussi les pays en développement.
D'une manière générale, je voudrais dire avec force et je le dirai tout à l'heure à la tribune de l'Assemblée, que c'est la misère qui constitue le terreau sur lequel s'épanouit le racisme et que c'est une raison de plus de cibler la lutte contre la pauvreté comme une priorité de notre politique d'appui au développement.
Q - Je suis très surpris par l'affirmation que vient de faire Monsieur le Ministre en disant que l'esclavagisme est un crime contre l'humanité alors qu'en préparant cette conférence les gens avaient fait la similitude entre le colonialisme et l'esclavagisme. Est-ce que c'est une façon de montrer que c'est parce que la France n'a pas tellement été impliquée dans l'esclavagisme que la France reconnaît que l'esclavagisme est seul un crime contre l'humanité ?
R - Je crois que la France a été claire en identifiant en effet la traite comme étant crime contre l'humanité et pour l'instant c'est le seul pays qui ait posé cet acte. J'aimerais bien que d'autres fassent de même.
Si je ne confonds pas les deux phénomènes ou les deux pages d'Histoire que sont l'esclavagisme d'une part, et le colonialisme de l'autre, ce ne n'est pas pour nier qu'ils ont eu des effets cumulatifs sur la situation des pays victimes de ces deux phénomènes.
Je ne veux pas rétrécir le colonialisme à ces seules violences, mais je suis prêt à reconnaître, et je le dirai à la tribune tout à l'heure, que le colonialisme a eu des effets durables sur la situation politique, économique des pays concernés.
Q - Deux questions : la première, c'est que vous parlez dans votre texte de "regrets". Les pays africains demandent des excuses, alors pourquoi le mot "regrets" peut aller plus loin ? Est-ce que vous envisagez aussi le mot "excuses" ?
La deuxième question qui est aussi un mot de vocabulaire concernant l'assimilation du sionisme au racisme ou à une forme de racisme : vous avez parlé que ce serait contre-productif et non pas inacceptable comme les Américains. Pouvez-vous revenir sur ces deux termes : les regrets et la question que cela soit contre-productif et non pas inacceptable ?
R - Je peux commencer par la seconde partie de votre question.
La France n'acceptera pas que cette conférence assimile sionisme et racisme. A la première question, je voudrais simplement vous répondre que la discussion est en cours en ce qui concerne cette question sémantique que vous souleviez entre regrets d'une part, et excuses de l'autre. Je ne peux pas au moment où nous nous rencontrons préjuger encore du résultat.
Q - Je voudrais savoir pourquoi la France et l'ensemble de l'Union européenne refusent le terme "compensation". Vous êtes d'accord pour une aide au développement accrue ou à un soutien à une nouvelle initiative africaine mais pas question qu'il y ait un lien avec, si j'ai bien compris, le colonialisme ou l'esclavage, en tout cas que ce soit considéré comme une forme de compensation ?
R - On ne refuse pas le lien. Nous refusons les conséquences juridiques que certains voudraient éventuellement en tirer. J'évoquais à l'instant la difficulté d'identifier les victimes et encore plus de quantifier le dommage, mais je peux très facilement imaginer - ayant eu l'occasion de les fréquenter pendant quinze ans à l'occasion d'un procès qui n'avait rien à voir avec cela et qui concernait une catastrophe pétrolière - je vois bien ce que les cabinets d'experts et les juristes américains pourraient gagner comme argent si on leur donnait cette possibilité de ce que l'on appelle une "class action". Et là, oui, je ne suis pas disposé à aller dans cette direction et leur offrir cette possibilité. Je préfère que l'on se concentre sur le besoin d'un accroissement de la solidarité internationale pour répondre mieux à la demande des pays africains en particulier, plus généralement des pays qui ont eu à connaître à la fois des conséquences de l'esclavage et des conséquences du colonialisme.
Q - (Sur la catastrophe pétrolière à laquelle le ministre vient de faire référence)
R - Le procès qui a duré 15 ans, c'était l'affaire que certains connaissent, de l'"Amoco-Cadiz", ce pétrolier qui a heurté la Bretagne...
Q - (Sur les effets du colonialisme)
R - Quand j'ai parlé des résultats durables du colonialisme, je ne faisais pas référence à des résultats positifs du colonialisme. Je veux dire qu'incontestablement le colonialisme avait eu des résultats durables sur les structures politiques, sur les orientations économiques, par exemple, et il est clair que le colonialisme a délibérément orienté l'agriculture des pays colonisés sur les productions de rente au détriment des cultures vivrières pour ne donner que ce seul exemple.
Je sais aussi ce que le colonialisme a pu produire, en ce qui concerne les frontières des pays concernés, des résultats loin d'être positifs. Donc, je voudrais être sûr que l'on s'est bien compris à cet égard.
Mais je voudrais dire aussi que 40 ans après les indépendances, il est de plus en plus difficile de rendre le seul colonialisme responsable des violences, des tensions ethniques, des guerres qui aujourd'hui malheureusement sont en train de compromettre le développement de l'Afrique et je suis heureux d'entendre certains responsables africains le dire avec clarté à l'occasion de cette conférence./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 septembre 2001)
RENCONTRE AVEC LA PRESSE FRANCOPHONE
Je sors d'une réunion de coordination européenne qu'animait Louis Michel qui assume actuellement la présidence. Beaucoup de questions ont été soulevées, elles devraient recevoir des réponses dans les 48 heures, certaines délégations ayant demandé à consulter leur gouvernement.
Q - Quelles sont ces questions ?
R - L'une d'entre elles, regrets ou excuses, a été évoquée cet après-midi. C'est un point qui cristallise actuellement.
Q - Dans quel sens, à votre avis ?
R - Un certain nombre de pays européens considèrent qu'il faut que nous fassions un pas en direction des Africains. Il reste encore à affiner, chaque terme compte.
Des excuses au nom de qui : de tous ceux qui ont participé au colonialisme ou des seuls pays du Nord ? C'est une question qui n'est pas totalement neutre et il paraîtrait plus normal que la conférence présente les excuses de tous ceux qui ont participé au colonialisme. Mais j'anticipe déjà sur les réponses qui seront apportées. Même si je vais demain soir à Libreville, je suis cela de près, en continu. Je me tiendrai informé très souvent de l'évolution de la situation, de façon à participer aux décisions que nous serons peut-être amenées à prendre pour la position de la France.
Est-ce la souffrance du colonialisme ou les souffrances du colonialisme ? Si on dit "les souffrances", cela laisse entendre qu'il n'a pas été seulement une souffrance. Et là aussi, ce sont des nuances qui ne sont pas seulement sémantiques.
Je suis convaincu que nous ne devons pas être hostiles. Nous devons prendre la mesure des débats qui, autour de la mondialisation, sont en train de structurer le champ stratégique, en particulier Nord-Sud.
Il y a quelques questions juridiques qui sont susceptibles d'avoir en plus quelques retombées plus marquées encore. On sait ce qu'il en est par exemple du concept de réparation et ce que certains veulent en faire. Mais il n'empêche, même si un texte c'est du droit, il faut que tout ceci prenne en compte, me semble-t-il, les questions politiques.
Q - Sur l'approche de la question politique, on voit des pays du Sud représentés par des chefs d'Etat, et des pays du Nord où il n'y a pas les premiers dirigeants. Comment expliquez-vous cela ?
R - Nous avons, heureusement, des moyens d'être en communication avec le Premier ministre, et s'il le fallait, avec le président de la République, même si nous sommes séparés par quelques milliers de kilomètres. Il y a un réseau tout à fait capable de fonctionner et, moi-même, j'ai eu hier, avant de partir de Paris, une conversation en direct sur le sujet, avec Lionel Jospin à La Rochelle. Le fait qu'il ne soit pas là ne veut pas dire qu'il s'en désintéresse. J'y insiste et dans le cas d'espèce, je peux en porter témoignage.
Il est vrai qu'optiquement, il y a un déséquilibre entre la représentation du Sud et celle du Nord, je peux en convenir. Je suis content que Joschka Fischer soit venu. Nous nous étions interrogés sur sa présence. C'est un ministre important et le fait que Louis Michel ait fait le choix de rester me paraît aussi important pour l'Europe.
Je crois que, malheureusement, que tout cela est un peu le résultat d'une sorte d'autosuggestion sur le thème "Durban sera un échec". Or, je considère, ce soir, après avoir entendu les uns et les autres, y compris les échos de quelques autres délégations, pas européennes cette fois, qu'il y a des marges qui interdisent de considérer dès à présent que Durban n'aboutira pas. Nous avons l'obligation d'utiliser complètement ces marges pour tenter de garder le cap, le racisme - ce qui n'est pas le plus simple actuellement - et d'accepter aussi de regarder notre passé. Il faut être capable de l'accepter aussi.
Q - A propos du passé, vous avez été l'un des rares à parler de l'esclavage et du colonialisme en deux termes différents. L'amalgame vous gêne-t-il ?
R - On pourrait nuancer les périodes historiques. On pourrait rappeler que l'esclavage était l'exploitation des personnes alors que le colonialisme était autre chose, une exploitation à l'échelle du continent. Même si l'esclavage a été un système organisé avec la bénédiction des autorités politiques, c'était peut-être moins politique que le colonialisme, moins politisé que le colonialisme. Nous ne pouvons pas entrer dans ces détails, il nous faudrait plus de temps. Mais j'observe simplement que ce sont les mêmes pays qui ont été victimes des deux. J'emploie à dessein ce mot "victimes", le mot "résultat" peut créer une confusion. Lorsque je dis que le colonialisme a eu des effets durables sur la situation politique et économique des pays concernés, d'aucuns pourront considérer qu'il y a eu des effets positifs, ce n'est pas globalement ce que j'ai voulu dire. Je considère pour conclure sur cette question, qu'il y a eu une additionnalité, ce qui devrait nous inciter à faire plus encore en terme de solidarité internationale au bénéfice du développement de ces pays.
Q - Vous parliez de trois moyens pour compenser les difficultés de ces pays : l'aide au développement, l'annulation de la dette, et l'action des marchés.
R - J'y ai ajouté la culture. Je sais que cela vient toujours en dernier, souvent on n'a pas le temps d'en parler, c'est le dernier point de l'ordre du jour.
Q - Ces mesures existent déjà...
R - Ne faisons pas comme si le problème était résolu, j'insiste.
Q - Mais, concrètement, que peut faire la France en plus ?
R - La France n'a pas forcément à proposer quelque chose en plus, c'est à plusieurs qu'il faut faire cela et à certains égards, la France pourrait considérer qu'elle a déjà fait un peu plus que beaucoup d'autres. On laisse à la France le soin de l'aide au développement ; derrière, les autres font des affaires. Certains se trouvent dans cette situation, cela ne me plaît pas trop...
L'aide publique au développement doit être non seulement préservée mais elle doit gagner en efficacité car il est clair, lorsque l'on voit les sommes investies et les résultats, que le compte n'y est pas.
Q - Et lorsque l'on voit les endroits où on investit ?
R - En plus, bien sûr. Il y a des inégalités dans l'application géographique de cette aide publique, des pays mériteraient d'être plus aidés, d'autres un peu plus tenus. Attention à cette expression "tenus" qui peut renvoyer à un passé dont nous parlons précisément pour le regretter. Il faut adresser des signes en disant que quelque chose ne va pas.
Il y a cette aide publique au développement qui ne peut pas être considérée comme un problème résolu ; d'une part, parce qu'elle a baissé au cours des dernières années, et si elle a baissé, c'est parce qu'elle a perdu de sa crédibilité. Il est triste, que cela ne marche pas, alors à quoi bon l'augmenter ? Ou bien, d'autre part, elle est détournée et elle a besoin de regagner en efficacité. J'espère que l'initiative africaine que quelques chefs d'Etat ont porté - qui collectivement, ont demandé à M. Wade de porter le dossier à Gènes pour aboutir à cette initiative pour l'Afrique, dont nous parlerons à Dakar - sera peut-être un moyen de redonner du sens à l'aide publique au développement, en collant à la demande africaine. C'est important. On donne souvent de l'aide sans s'assurer que cela correspond bien à la demande.
Je pourrais également vous dire que, très souvent, l'aide au développement ne marche pas parce qu'il n'y a pas en face la capacité de partenariat dont nous avons besoin pour utiliser cette aide. En tout cas, ne faisons pas comme si l'aide au développement était déjà réglée. Il faut encore la redéfinir et y travailler.
L'effacement de la dette est inscrit dans son principe. Dans le cadre de la Conférence des Ambassadeurs, j'ai présidé une table ronde où nous avons mesuré l'extraordinaire difficulté d'application de l'exercice, surtout si nous voulons que la dette serve à la lutte contre la pauvreté. Or, il faut là aussi trouver un équilibre avec notre souhait qui correspond à celui de beaucoup d'ONG qui ont porté cette initiative. Je sais leur rendre justice car de ce point de vue, elles ont été pour beaucoup dans la pression qu'elles ont mise sur les politiques pour arriver à cet effacement. Les ONG, comme nous, souhaitent que cela serve vraiment à la lutte contre la pauvreté. Mais en face, vous avez des Etats africains qui disent : "Laissez-nous faire ce que nous voulons, avec les marges de manuvre que vous nous donnez". Comment trouver le point d'équilibre, avec la conditionnalité ? Notre position est de dire : "Nous faisons ensemble, le meilleur usage possible de l'effacement de la dette". Ajoutez qu'il faudra aussi s'assurer que les pays ont la capacité d'absorber intelligemment les capacités que nous allons leur donner. Au Cameroun, rendez-vous compte, 600 millions par an, chaque année qui pourront être réinvestis, cela en fait des projets.
Tout cela pour dire que même l'effacement de la dette, c'est pour l'instant un principe mais il faudra travailler dur, et que le ministère des Finances n'ait pas la tentation de dire qu'on attend, les conditions n'étant pas réunies. On engage mais on ne décaisse pas. Nous connaissons cela en matière d'aide au développement. Le FED est un bel exemple, ses reliquats, c'est connu. Pourquoi ? Parce que l'on engage, mais les conditions pour décaisser ne sont pas réunies. Il ne se passe donc rien sur le terrain.
L'ouverture des marchés, le tout sauf les armes qui a été décidé à Bruxelles, c'est très bien. Mais, là encore, il y a un échéancier, ce n'est pas instantané et l'ouverture des marchés, cela fonctionne si l'on n'oppose pas aux productions de ces pays-là des normes excessives en terme de protection sanitaire, sauf à aider ces pays à se mettre aux normes que nous leur imposons. Même cela, ce n'est pas encore fait. Autrement dit, plutôt que de réinventer de nouvelles médecines, il faut déjà se concentrer sur la mise en oeuvre de celles-là, le faire ensemble et mettre la pression sur la Banque mondiale pour qu'elle soit acteur de ce mouvement. Cela me paraît important.
Q - N'est-ce pas un peu gênant, finalement, qu'on ne parle que d'un racisme Nord-Sud, Noir-Blanc, on ne parle pas d'un racisme Sud-Sud, de ceux en Europe, ni en Asie. Finalement, ne sommes-nous pas en train de nous noyer ?
R - Oui, mais dans mon discours, j'ai parlé des Balkans, des conflits ethniques africains car c'est aussi une réalité qu'il faut dire fortement. Et je suis heureux d'avoir entendu quelques Africains, comme M. Wade, qui a récidivé en disant que les Africains ont aussi leur part de responsabilité dans tout cela. Nous devons être capables, dans le dialogue Nord-Sud de parler des responsabilités partagées. J'espère que, là aussi, les choses pourront bouger.
Q - Concernant la demande des Etats africains qui vous demandent des réparations, les Etats anglophones sont-ils plus sujets à demander réparation que les Etats francophones ? On a l'impression qu'il y a une énorme pression des afro-américains. Le débat n'est-il pas un peu biaisé ?
R - Je ne sais pas si la demande anglo-saxonne est plus forte que la demande francophone. Il n'est pas impossible que cela renvoie aux différences que l'on observe concernant les systèmes de justice. Le concept " tout se paie, tout a un prix " est peut-être un peu plus anglo-saxon. Cela ne veut pas dire qu'il faille toujours se satisfaire de réparations morales, je ne dis pas cela. Mais c'est peut-être plus dans la culture judiciaire américaine pour ne parler que d'eux. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles il y a une poussée plus forte. Je suis sûr qu'il y a davantage d'avocats noir-américains que d'avocats noir-africains.
Q - Pour revenir sur le débat regrets-excuses, pouvez-vous préciser l'enjeu que recoupe l'un, que représente l'autre. Et quelle est votre position entre ces deux concepts ?
R - Je ne peux pas entrer dans ce débat, la décision n'est pas arrêtée, elle fait l'objet de discussions entre Européens. Je vous ai dit ma conviction, il faut que nous tentions de rapprocher les Africains. Certains pays européens ont des positions plus réservées, attendons le résultat des consultations que certains ont demandé, nous verrons bien.
Q - Quel est le contenu que l'on peut mettre dans chacun des concepts ? Qu'est-ce qu'implique l'un, qu'est-ce qu'implique l'autre ? Quelle est la différence entre les deux ?
R - Je pense que chacun comprend que le mot "excuses" et un peu plus fort que le mot "regrets". Il qualifierait plus négativement l'action d'excuser que l'action de regretter. Mais, d'aucuns, et là on rejoint la question juridique, considèrent que sur le mot "excuses", nous pourrions greffer plus facilement ces actions en réparation. Les juristes ne sont pas d'accord entre eux là-dessus. Faut-il se laisser enfermer dans ces débats ou non ? La question est ouverte, il faut un peu de patience.
Q - Le crime contre l'humanité s'applique à la Seconde guerre mondiale, on lui a donné un sens après Nuremberg, il n'est pas rétroactif. Sur le plan juridique, quelle est la possibilité de porter plainte contre les nations ? Est-ce possible ? Ces procès sont-ils imaginables ?
R - Pour l'instant, ce n'est pas à l'ordre du jour en France.
Q - Considérez-vous que nous sommes à l'abri d'un procès ?
R - L'imagination de certains est telle que je ne prendrai pas le pari que nous sommes a priori à l'abri ; mais, entre engager une action et convaincre la justice, il y a une marge. En tout cas, ce n'est pas ma préoccupation première. Durban devrait être le signe d'une mobilisation générale. Pour qu'elle soit efficace, il faut qu'elle soit à l'échelle du monde, contre un fléau qui n'est pas encore totalement éradiqué et qui peut resurgir dans le quotidien, on le voit bien. C'est d'autant plus important dans un mouvement où des échanges d'immigration s'accélèrent. Si on veut simplement un monde où l'on puisse vivre, il faut absolument que la lutte contre le racisme soit renforcée.
Q - Vous dites que la misère engendre le racisme et la discrimination, mais qu'est-ce qui engendre la misère ?
R - Chacun voit bien que la misère est aussi un déficit d'organisation politique et sociale et c'est pour cela que, dans l'appui au développement, il faut aussi avoir le souci également d'aider la démocratie à reconstruire et les Etats avec elle. Et ce n'est pas par hasard que lorsque l'on dit "lutte contre la pauvreté ", cela veut dire un système éducatif, un système de santé, et cela renvoie à une organisation politique et sociale qui montre bien que l'aide au développement est un combat global qu'il s'agit de conduire. Mais on ne peut pas se satisfaire non plus de l'a priori du libre échange, comme médecine miracle à la question du développement. Au contraire, la preuve est faite que si actuellement nous ne sommes pas capables d'avoir des discrimination positives au bénéfice des pays en développement, la mondialisation les condamne plus qu'elle ne les sert. Et c'est une question qu'il faut être capable de poser, y compris au FMI ou à la Banque mondiale./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 septembre 2001)