Interview de M. Arnaud Montebourg, ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique, à "RMC/BFMTV" le 16 mai 2014, sur la politique économique et industrielle, notamment en ce qui concerne la téléphonie mobile, les investissements étrangers.

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Média : BFM TV - Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux d'accueillir à Paris un parterre d'acteurs de l'univers du numérique européen, dans cette salle Adenauer, pour défendre le projet d'un Internet ouvert. J'ai accepté votre invitation car je suis convaincu de l'importance de la démarche que vous initiez aujourd'hui. Il est d'une grande urgence que les enjeux que recouvre l'Internet ouvert entrent dans le champ du débat beaucoup plus que cela n'a été le cas aujourd'hui et dans le champ d'action des pouvoirs publics nationaux et européens. C'est donc une affaire européenne, où se joue une partie de l'avenir de notre continent, de notre mode de vie et de nos libertés. Nous avons une haute conscience que la révolution numérique est en marche. Nous devons l'apprivoiser et la maîtriser, non la craindre. Nous devons en tirer un juste parti et l'engager pour ne pas la subir.
C'est l'esprit dans lequel les fonctions qui m'ont été confiées sont exercées, avec à mes côtés Axelle LEMAIRE. C'est une manière de transformer la société, qu'il faut assumer et organiser. Nous allons mettre sur la table, dans les mois qui viennent, le sujet qui nous occupe, la liberté du Net. Nous avons décidé d'investir dans la révolution numérique et 34 plans industriels (e-éducation, Big Data, cloud computing, etc.) ont été lancés pour faire face à ces enjeux.
Nous avons eu peur, pendant les siècles précédents : la classe ouvrière allait-elle survivre ? Elle a survécu et s'est adaptée. Ce sont aujourd'hui les classes moyennes qui s'interrogent quant à la révolution numérique. La question de la distribution des richesses et de leur localisation est centrale pour un ministre de l'économie. C'est donc une grande bataille qui est engagée et je vous remercie d'accepter d'y participer.
Lorsque nous nous battons, au sein du gouvernement français, contre l'optimisation fiscale des géants de l'Internet, pour le respect de la vie privée (face à la captation des données personnelles) et pour la localisation des richesses sur le sol national, nous défendons l'esprit selon lequel nous ne voulons pas devenir une colonie numérique des géants de l'Internet mondial. Nous l'assumons fièrement.
La liberté et la créativité ne peuvent s'accommoder de monopoles. Voilà pourquoi nous avons demandé dernièrement à l'Union européenne de protéger les Européens contre l'utilisation impropre des données personnelles. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons demandé à l'Union européenne de faire respecter la loi contre l'abus de position dominante des moteurs de recherche. Nous voulons aussi placer les opérateurs du numérique dans une position plus forte dans la chaîne de valeur, afin qu'ils puissent devenir nos vaisseaux amiraux dans la construction d'alternatives face à ces grands monopoles.
L'ouverture est en principe une caractéristique essentielle d'Internet pour démultiplier les possibilités d'échange. Elle est donc parfaitement incompatible avec le monopole et je partage les inquiétudes que vous avez choisi d'exprimer. J'ai lu la tribune de Mathias Döpfner, le patron d'Axel Springer, et je partage largement l'analyse qui y est déployée. Nous devons agir. Un Internet ouvert est la garantie d'une diffusion accélérée de l'innovation et du débat. C'est bien sûr notre souveraineté qui est en jeu. Quand 80% des secteurs économiques sont affectés par le numérique, accepterons-nous d'en être les spectateurs ?
Il est devenu urgent de mettre en place un cadre de régulation assurant des conditions équitables d'exercice des plates-formes de l'Internet, à divers égards, par exemple vis-à-vis du secteur des télécoms.
Les opérateurs ont une mission de service public de premier ordre à remplir ; lutter contre la fracture numérique. Affaiblir nos acteurs du numérique, c'est renforcer le monopole des autres. Voilà pourquoi, pour affronter la mondialisation numérique, nous devons rappeler que les géants de l'Internet ont pu progresser en Europe sans aucune forme de contribution aux infrastructures ni à l'impôt. Le gouvernement français souhaite rencontrer l'assentiment d'autres gouvernements européens et se bat pour le renforcement de nos opérateurs de télécoms, qui sont les navires amiraux à partir desquels nous pourrons bâtir une stratégie numérique alternative. C'est pourquoi je continue de me battre pour le retour, en France, à trois opérateurs.
La régulation des principales plates-formes de services et d'applications numériques (cloud, moteurs de recherche, magasins d'applications, etc.) est nécessaire pour garantir un accès ouvert aux services et permettre l'émergence d'acteurs européens de niveau mondial. Une procédure a été lancée en 2010 par la Commission européenne, suite au dépôt d'une plainte. Menée par le commissaire Joaquin Almunia, elle fournit une occasion majeure pour signifier la volonté de nos institutions d'intervenir dans la régulation de l'économie numérique mondiale. La France n'acceptera pas un accord a minima avec Google. La proposition de Google, acceptée par le commissaire Almunia, organise la maximisation des revenus pour Google en lui réservant la plus grande partie de la valeur. Face à cette position monopolistique d'une telle ampleur, il faut coordonner la mise en place d'une régulation dédiée et originale.
Je sais que votre organisation a annoncé ce jour le dépôt d'une nouvelle plainte dans le cadre de cette procédure. La France a demandé, lors du Conseil européen d'octobre 2013 dédié à la stratégie numérique de l'Union européenne, que la régulation des géants Internet mondiaux devienne une priorité de l'agenda numérique européen. La France plaide en particulier pour la mise en place d'une nouvelle régulation encadrant l'ensemble de ces plates-formes, dépassant le cadre du droit de la concurrence, avec pour objectif de garantir un accès ouvert aux réseaux, services et utilisateurs d'Internet pour favoriser l'émergence d'acteurs européens de niveau mondial. Il faut que tous les pays européens travaillent conjointement sur ce sujet en vue de remettre des propositions à la nouvelle Commission qui sera issue des urnes dans douze jours. Ce travail peut débuter grâce à l'activisme de la société civile, qui s'empare de ces enjeux.
S'agissant de l'exploitation des données personnelles, je voudrais faire une proposition. Le modèle des grands acteurs de l'Internet est fondé sur un modèle purement contractuel. Cette contractualisation a profité de notre droit, qui a fait de ces données une chose n'appartenant à personne. Elle peut donc faire l'objet d'une appropriation commerciale. La donnée est protégée de toute revendication par son titulaire réel et la personne humaine s'en trouve dépossédée au profit d'entreprises. C'est ce que nous appelons « l'ordre numérique ». Après avoir suivi le modèle numérique qui s'est construit autour du régime juridique de la donnée personnelle, il faut maintenant redonner à la personne la souveraineté sur son double numérique – ce dont découleront le droit à l'oubli ou à l'effacement.
Nous sommes finalement dans une situation qui n'est pas sans rappeler ce qui se passait dans la première moitié du 20ème siècle aux Indes, où la Compagnie chargée d'exploiter le coton interdisait l'exploitation de celui-ci, qu'elle transportait en masse pour le transformer au Royaume d'Angleterre. Vous êtes un peu tous des Gandhi en affirmant vouloir exploiter votre or ici et conserver votre liberté.
Ceci nous autorise à penser un peu plus loin et à accomplir un travail plus industriel, engagé sur la constitution des acteurs européens du numérique. Nous devons travailler aux alliances entrepreneuriales créatives à nouer en Europe pour créer un écosystème. Nous avons commencé avec les plans industriels. Nous devons disposer de notre propre écosystème numérique. L'Europe a une capacité d'innovation égale à celle des Etats-Unis, parfois même supérieure. Nous avons de grandes universités, des ingénieurs de talent. L'Europe est dotée de toutes les institutions nécessaires pour se défendre et s'organiser. Elle doit, et elle peut devenir le premier producteur mondial de services numériques. Il me reste à vous remercier de votre initiative. Vive l'Internet ouvert. Vive l'Europe numérique. Vive l'union des forces européennes pour un numérique libre. Vive la République et vive la France !

Source http://www.economie.gouv.fr, le 21 mai 2014