Texte intégral
Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les élus,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs,
Energie et environnement. Ces deux mots sont-ils condamnés à être perpétuellement opposés ?
Les systèmes industriels, et notamment énergétiques, ont atteint dans la destruction de la nature des niveaux tels qu'il faudra une bonne partie du XXIe siècle pour en réparer les dégâts.
Bien sûr, l'énergie est nécessaire au développement économique et social et facilite la satisfaction des besoins des habitants de la planète : alimentation, confort, communication, déplacements.
Mais les atteintes à l'environnement naturel et à la santé causées par la production et la consommation d'énergie sont nombreuses et très diverses : grands accidents industriels, pollution des eaux et de l'air, aggravation de l'effet de serre, déforestation et désertification, accumulation des déchets radioactifs
On l'a vu, hélas !, la consommation effrénée des ressources énergétiques fossiles a conduit - et peut encore conduire - à des crises économiques et politiques mondiales. On sait aussi que la destruction de l'environnement et les atteintes à la santé ont des impacts économiques et politiques qui peuvent être considérables. Que l'on songe à ce que l'accident de Tchernobyl a représenté et représente encore pour l'Ukraine et la Belarus ; que l'on imagine les conséquences que pourrait avoir la disparition du Gulf Stream.
La réconciliation de l'environnement et du développement des systèmes énergétiques est une condition sine qua non du développement durable : elle n'est pas suffisante, car bien d'autres obstacles seront à surmonter, mais elle est à l'évidence nécessaire.
Cette réconciliation est possible. C'est une chance que nous devons saisir.
Après les chocs pétroliers, qui ont fait toucher du doigt les risques économiques et politiques du gaspillage énergétique, les pays occidentaux industrialisés ont, dans leur ensemble, répondu intelligemment à la menace, en mettant profondément en cause la conception issue du XIXe siècle d'un développement économique fondé sur une production d'énergie devant répondre à un besoin d'énergie toujours croissant. Souvenons-nous : le dogme d'un doublement de la consommation d'électricité tous les dix ans fut le postulat des prévisions énergétiques du début des années 1970. Cela n'est pas si vieux et l'on sait ce qu'il en advint.
Une efficacité énergétique grandissante
Une véritable révolution s'est produite depuis une vingtaine d'années : dans la plupart des pays, la politique de l'énergie ne s'élabore plus seulement en fonction de la dynamique de développement des moyens de production, mais de plus en plus en fonction des besoins. Ce changement conceptuel majeur s'accompagne d'une amélioration de l'efficacité des usages de l'énergie, c'est-à-dire d'une diminution de la consommation d'énergie pour un même service rendu.
Des résultats remarquables, aboutissant à la stabilisation de la consommation d'énergie des pays de l'OCDE entre 1975 et la fin des années 1980, ont ainsi été obtenus par la multiplication des actions de maîtrise de l'énergie dans tous les secteurs de consommation, à des coûts bien inférieurs à tout ce que la production d'énergie pouvait proposer ou qu'elle a mis en uvre. En France, la Direction de l'énergie et des matières premières (DGMP) a estimé les économies d'énergie réalisées pour la seule année 1986 à 35 millions de tonnes équivalent pétrole, résultant d'investissements de l'ordre de 100 milliards de francs, réalisés pendant les dix années précédentes.
Or, contrairement à une idée couramment admise, les gisements d'économies d'énergie restent considérables. D'abord parce que le progrès technique apporte en permanence sur le marché des équipements plus efficaces ; ensuite parce que l'essentiel des efforts d'efficacité énergétique a porté en France sur les secteurs de l'industrie et du logement - et, dans ces secteurs, sur les produits pétroliers - ; enfin parce que les infrastructures lourdes ont une durée de vie longue et n'ont été encore que peu transformées.
Au niveau mondial comme en France, énormément reste à faire, tout particulièrement dans l'efficacité des usages de l'électricité et dans le secteur des transports.
Les avantages de l'efficacité énergétique sont évidentes pour l'environnement (l'énergie qui pollue le moins est celle qui n'est pas produite), comme pour l'économie, si le coût nécessaire pour réaliser une économie d'énergie pour un service donné est inférieur au coût nécessaire pour la produire.
Enfin, une politique ambitieuse de maîtrise de l'énergie est l'occasion d'exploiter un potentiel considérable d'innovation sociale, économique et technologique. Mise en œuvre à grande échelle, une telle politique est créatrice d'activités diversifiées et d'emplois.
Aujourd'hui, les contraintes économiques et politiques rejoignent les exigences environnementales pour soutenir au niveau mondial le développement d'une stratégie d'efficacité énergétique. Celle-ci permettra de satisfaire les exigences d'un développement durable. Cette stratégie offre l'avantage considérable d'ouvrir les choix de politique énergétique.
Regardons maintenant du côté de l'offre d'énergie.
Trois grandes familles de sources énergétiques primaires sont utilisées, chacune étant nommée par sa propriété la plus remarquable : les énergies fossiles, l'énergie nucléaire et les énergies renouvelables.
I. Fossiles
Les sources fossiles sont prépondérantes : 36 % pour le pétrole, 24 % pour le charbon, 19 % pour le gaz naturel. Viennent ensuite les énergies renouvelables, dont 7 % pour l'hydraulique et 6 % pour la biomasse. Enfin, l'énergie nucléaire représente 6 %.
Cette consommation est très inégalement répartie : les pays d'Amérique du Nord, de l'Europe et de la CEI en absorbent près de 60 %, pour 20 % de la population.
Le pétrole : vers une réorientation du secteur des transports
Le prix du pétrole est redescendu à un niveau très bas, mais ses réserves restent limitées et inégalement réparties. Il faut toutefois garder à l'esprit que les chiffres disponibles sur les réserves pétrolières sont fonction d'un niveau donné de technologie et d'économie et sont aussi, en fin de compte, éminemment politiques.
L'importance du pétrole dans l'économie mondiale, surtout dans le secteur des transports, en fait un enjeu géostratégique majeur et une cause permanente de tensions et de conflits. Le transfert modal et l'utilisation de carburants alternatifs sont donc un impératif. L'Europe est particulièrement pauvre en pétrole et cette réorientation est vitale pour la santé à long terme de son économie.
Le gaz naturel : doublement de la consommation en vue
Les ressources mondiales en gaz naturel sont au moins aussi importantes que les réserves pétrolières, et elles ont l'avantage d'être mieux réparties.
Cette source d'énergie connaît un développement spectaculaire dans la production d'électricité, grâce à la technique du cycle combiné : les appels d'offres internationaux montrent des rendements en progression (supérieurs à 50 %), des coûts d'investissement en baisse (3 000 F du kilowatt installé) et des temps de construction très courts (18 mois). Le gaz naturel carburant présente également de grands avantages, notamment vis-à-vis de la pollution atmosphérique.
Le doublement de la consommation de gaz naturel au niveau mondial est possible à moyen terme. L'Europe a tout intérêt à diversifier son approvisionnement et à jouer un rôle actif dans la construction des grands gazoducs internationaux. La France, de son côté, ne doit pas rester en dehors de ce marché mondial, d'une part pour ses propres besoins, notamment pour l'électricité hors de la base, et pour la vitalité de son industrie.
Le charbon : développer les utilisations efficaces et peu polluantes
Le charbon est marqué par une histoire de conditions de travail difficiles, d'accidents et de pollutions. L'Europe n'en produit plus guère, du moins dans des conditions économiques favorables, mais a en revanche développé des techniques remarquables pour son utilisation, en particulier la chaudière à lit fluidisé circulant, dont la France possède un prototype de 250 MW électriques à Gardanne.
Le charbon est-il condamné par la menace de changement climatique ? La technique a permis de réduire considérablement les polluants SO2 et NOX. Reste le CO2, que la combustion du charbon produit en quantité double que celle du gaz naturel pour la même énergie produite.
Les ressources mondiales en charbon sont de très loin les plus abondantes. C'est la ressource énergétique majeure de pays comme l'Inde et la Chine, qui doivent impérativement augmenter leur consommation d'énergie pour soutenir leur développement économique. Il serait à la fois irréaliste et hypocrite de prétendre que ces pays devraient renoncer à l'utilisation de leur première ressource à cause de l'aggravation de l'effet de serre, alors que leur consommation d'énergie par habitant est de l'ordre de vingt fois inférieure à celle des Etats-Unis.
Un effort énorme est donc à faire pour augmenter l'efficacité de la consommation d'énergie dans les pays charbonniers et améliorer les techniques d'utilisation du charbon. Ce serait une erreur industrielle de ne pas poursuivre le développement des chaudières à lit fluidisé circulant en France - sans les multiplier - car elles représenteront un atout pour l'industrie française.
II. Le nucléaire : relativement marginal et très concentré
L'électricité d'origine nucléaire représente aujourd'hui 6 % de l'énergie primaire consommée dans le monde. Et si l'on regarde la consommation d'énergie finale, au niveau des consommateurs, la contribution de l'électricité d'origine nucléaire est de 2,6 %. C'est peu.
Par ailleurs, 87 % de la production mondiale d'électricité d'origine nucléaire est réalisée dans seulement 10 pays. La part du nucléaire dans la production d'électricité de ces pays est au maximum d'un tiers, sauf pour l'Ukraine et pour la France qui, avec 80 % d'électricité d'origine nucléaire, occupe dans le monde une position tout à fait particulière, pour ne pas dire isolée.
Quelles sont les conséquences d'une telle spécificité vis-à-vis des défis internationaux de la politique énergétique française ?
L'énergie nucléaire est une réalité physique : c'est l'énergie de liaison des noyaux des atomes. Que les scientifiques aient trouvé les moyens de l'utiliser est une découverte admirable. Que des Etats en aient développé les usages à des fins militaires et que certains continuent à le faire, cela est condamné par beaucoup. Que les techniques actuellement utilisées dans l'électro-nucléaire, réacteurs et cycle du combustible, soulèvent des interrogations, des inquiétudes et des oppositions, cela est un fait.
Je conseille en particulier la plus grande prudence face aux affirmations enthousiastes qui présentent le nucléaire comme la solution idéale pour combattre l'effet de serre. Car l'électronucléaire telle que nous le connaissons aujourd'hui souffre de trois handicaps : le risque d'accident grave, le traitement des déchets à long terme, la prolifération du plutonium.
La France a un parc électronucléaire considérable, qui doit être géré avec une grande prudence dans les options technologiques, une extrême rigueur dans la sûreté nucléaire et la radioprotection, un soin particulier dans les opérations de démantèlement et de stockage des déchets, un effort permanent de dialogue et de transparence.
Au sein du gouvernement, je suis responsable, avec Christian Pierret, de la sûreté nucléaire. A ce titre, je suis tenue d'en assurer un contrôle rigoureux et efficace, et d'en rendre compte devant les citoyens. J'ai été scandalisée par l'attitude de certains, à l'occasion de ce que l'on a appelé les " incidents " des transports contaminés de combustibles irradiés. Je vous pose la question : Qu'est-ce qui met le plus en danger les postes de travail, la santé des travailleurs et celle des populations ? Est-ce la foi irrationnelle dans la technologie et la confiance aveugle dans les habitudes prises ? Ou la rigueur dans la mise en œuvre des procédures destinées à permettre le maintien d'un haut niveau de sûreté ?
Je suis pour ma part résolue à assumer la responsabilité du contrôle, qui incombe aux ministres de tutelle, et l'information complète et objective, qui est due aux citoyens.
Pour l'avenir, il appartient aux chercheurs, aux ingénieurs et aux organismes qui les rassemblent, d'éclairer les choix politiques, en mettant au point des techniques d'utilisation de l'énergie nucléaire qui surmontent ces obstacles. Il ne s'agit pas de faire de la publicité ni de pratiquer la méthode Coué en petit comité. Un effort de recherche et d'innovation est nécessaire pour que des réponses satisfaisantes soient apportées.
La surcapacité actuelle du parc électronucléaire français a pour conséquence de libérer du temps pour préparer l'avenir et ouvrir les choix : sachons en tirer profit.
III. Les énergies renouvelables : un énorme potentiel
Les énergies renouvelables sont très diverses. Leurs ressources sont largement réparties, mais de façon inégale. Les unes sont inépuisables, les autres doivent être soigneusement gérées. Elles n'ont pas toutes atteint le même degré de maturité technique et économique. Enfin, il faut les rendre plus accessibles et élargir leurs domaines d'utilisation.
Dans le bilan énergétique mondial, hydraulique et biomasse représentent 13 %. En France : 12 %. C'est loin d'être négligeable.
Les protecteurs de l'environnement ne sont pas de grands amateurs de l'hydraulique, à cause des dégâts énormes causés par les barrages et de certaines mauvaises expériences avec la petite hydraulique. Celle-ci représente pourtant une ressource importante, surtout pour les pays montagneux. Elle se développe à un rythme soutenu et l'industrie française y occupe une bonne place. Ses effet sur l'environnement doivent pouvoir être maîtrisés par une concertation accrue.
La biomasse est probablement, pour le siècle qui vient et à l'échelle mondiale, la ressource la plus prometteuse. Dans beaucoup de pays pauvres, la misère entraîne la déforestation, dont les pires excès sont surtout liés à l'exploitation commerciale, sans contrôle, des forêts. Mais la biomasse entretenue et convenablement exploitée est le gage de la bonne santé de la forêt, et représente une ressource appréciable pour plusieurs régions défavorisées. La France a une des forêts les plus vastes d'Europe : elle peut en tirer des ressources énergétiques importantes.
L'électricité d'origine éolienne approche de la compétitivité économique. En France, le programme Eole 2005 doit permettre de rattraper notre retard, et d'aider les industriels.
Un champ énorme s'offre à l'énergie solaire directe : photovoltaïque en site isolé ou lointain, chauffe-eau solaire, architecture bioclimatique sont particulièrement adaptés au bassin méditerranéen et à la zone caraïbe. Les efforts déjà accomplis doivent permettre aux industriels français d'y occuper une bonne place.
L'importance de ces énergies produites localement, souvent en petites quantités, ne doit pas seulement être appréciée en termes de milliards de tonnes équivalent pétrole. Pour ceux qui manquent cruellement d'énergie, notamment dans les zones rurales des pays en développement, les énergies renouvelables représentent un saut qualitatif dans leurs conditions de vie.
La possibilité de développer l'utilisation des énergies renouvelables, pratiquement dans tous les pays, leur qualité pour l'environnement, l'intérêt social de leur caractère décentralisé (création d'emplois locaux) en font des ressources de choix dans la perspective du développement durable. Associées à l'efficacité énergétique, elles constituent la meilleure parade à l'aggravation de l'effet de serre.
Le développement de chacune de ces filières représente un enjeu enthousiasmant pour l'ingénieur (ce n'est pas vous qui me contredirez, M. Destot). Il ne s'agit pas de brûler les étapes - nous l'avons trop reproché à d'autres - mais de poursuivre un effort constant, sans fanfaronnades mais sans faiblesses.
Une politique énergétique efficace, répondant aux exigences de développement durable, est une politique équilibrée, préoccupée de la même façon par la demande et par l'offre d'énergie, soucieuse des moyens industriels et de l'amélioration de l'environnement, transparente dans l'information et démocratique dans les décisions.
Je me réjouis de la tenue de ces rencontres parlementaires sur les défis internationaux de la politique énergétique française. Je souhaite que vos débats ne présentent pas le caractère irrationnel de nombre d'exercices de ce genre, et ne se limitent pas à la comparaison caricaturale entre d'une part la propreté clinique du nucléaire, joker magique contre l'effet de serre, et d'autre part l'atroce perspective d'une planète couverte de centrales à charbon d'un autre âge, poussiéreuses et poussives. Le sujet est complexe ; ne le réduisons pas un débat pro- ou antinucléaire.
À ce titre, je regrette que les intervenants ne viennent pas d'horizons plus divers, ce qui aurait permis de relayer la diversité des attentes de la société civile. Je pense bien sûr aux associations de consommateurs ou de protection de l'environnement, mais pas seulement. Personne ici ne présente les enjeux sociaux, voire philosophiques, pourtant essentiels lorsqu'on débat des défis internationaux de la politique énergétique française.
C'est ce qu'ont bien compris les Canadiens, par exemple, confiant aux scientifiques, mais aussi aux sociologues et aux philosophes, le soin d'éclairer les choix publics en matière de déchets radioactifs.
Je vous souhaite de bons travaux.
Je vous remercie.
(Source http://www.environnement.gouv.fr, le 24 septembre 2001)