Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à "Sud-Ouest dimanche" le 9 mai 1999, sur l'évolution de la position de la Russie dans le cadre de la mise en place d'une force de sécurité au Kosovo et sur le futur statut de la région.

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Média : Sud Ouest

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Q - L'un des principes définis lors de la rencontre jeudi des ministres des Affaires étrangères du "G8" suscite beaucoup de commentaires. Il s'agit de l'éventuel déploiement d'une force "civile et de sécurité", ce que le président de la République a traduit hier par "force militaire". Quelles sont les armées qui pourraient être engagées ?
R - A Bonn, nous avons franchi une étape très importante en recommençant à travailler ensemble, Occidentaux et Russes, et en adoptant les principes généraux de la solution pour le Kosovo. Il nous faut maintenant préparer l'étape suivante, c'est à dire la rédaction de la résolution qui devra être adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies - ce sur quoi la France a insisté depuis le début - sous chapitre VII. A Bonn, étant donné qu'il y avait le Japon qui n'est pas membre de l'OTAN et compte tenu du fait que les Russes ne peuvent pas encore employer le mot "militaire", nous avons décidé d'user d'une périphrase en parlant de "présence de sécurité" et en disant que celle-ci devait être efficace et capable d'atteindre les objectifs fixés. Quand on analyse ces objectifs, d'abord le retour des réfugiés du Kosovo, en sécurité ou encore la démilitarisation de l'UCK, il est évident qu'il ne pourra s'agir que d'une force militaire. Après la réunion et après que nous en ayons informé les Russes, les ministres occidentaux l'ont tout de suite précisé.
Q - Dans quelle mesure les Russes pourraient-ils y participer ?
R - Depuis Rambouillet, les Russes sont prêts à participer à une force internationale de sécurité au Kosovo dans certaines conditions. Ce sont ces conditions que nous cherchons à faire évoluer en travaillant avec eux. Les Russes estiment encore qu'une telle force ne peut se concevoir qu'avec l'autorisation de Belgrade. Mais, comme dans le même temps ils acceptent de travailler avec nous à une résolution "chapitre VII", précisément prévue par la Charte des Nations unies pour imposer des mesures indispensables à un état récalcitrant, je pense que les choses se clarifieront le moment venu. La question de la composition de cette force va se poser maintenant. La présence des Russes est indispensable, comme celle des pays de l'OTAN. Celle d'autres pays est souhaitable. Tout en précisant la composition de cette force, il faudra régler le problème du fonctionnement. Il est exclu que cette force soit paralysée par des systèmes parallèles de commandement. Nous aurons besoin qu'elle soit réellement efficace.
Q - En quoi l'évolution des Russes est-elle sensible ? Sont-ils capables d'expliquer à Milosevic qu'il faut arrêter de subordonner tout accord à l'arrêt des frappes ?
R - Le plus important, pour le moment, ce n'est pas ce qui se passe entre M. Milosevic et les Russes, c'est ce qui se passe entre les Russes et les Occidentaux. C'est à dire la progression vers un accord précis sur une solution entre nous. Là les progrès sont visibles. Les Russes ont évolué : au début des frappes, ils refusaient de discuter au sein du Groupe de contact. Ils ont ensuite renoncé à la condition qu'ils avaient fixée de ne discuter au sein du G8 qu'après l'arrêt des bombardements. Ils récusaient au départ toute idée de force internationale de sécurité. Ils ont ensuite évolué par petites touches et cela se comprend bien tant l'affaire est délicate à gérer pour eux sur le plan de la politique intérieure russe. Nous sommes tout à fait conscients de leurs contraintes. L'important est que nous allions maintenant dans la même direction.
Q - M. Tchernomyrdine va retourner à Belgrade, le président de la République française va aller en Russie, quelle avancée pour la paix peut-on attendre de ce ballet diplomatique incessant ?
R - Dans les jours qui viennent, nous allons intensifier notre travail diplomatique pour mettre au point la résolution qui devra être adoptée par le Conseil de sécurité. Nous allons préciser le statut international futur du Kosovo, traiter de la composition et du commandement de la force d'intervention internationale. Nous devons pour cela nous mettre d'accord avec les Russes. Le président de la République déjeunera jeudi avec M. Eltsine, le Premier ministre rencontrera M. Primakov le 24. Je serai moi-même à Moscou ce mardi.
Q - Combien de temps faudra-t-il pour aboutir, le cas échéant, à l'adoption d'une résolution du Conseil de sécurité ?
R - Le texte du G8 nous fournit une solide base, et nous avons relancé un processus. Nous avons désormais les principes qui fonderont la solution mais beaucoup de questions concrètes restent à régler.
Q - La Chine est membre du Conseil de sécurité. Pourrait-il y avoir un problème avec Pékin ?
R - Nous veillons à tenir la Chine étroitement informée, dans la perspective de la résolution.
Q - La bavure de l'OTAN samedi pourrait-elle remettre en cause l'adoption de la résolution ?
R - L'OTAN a exprimé ses regrets. J'ai fait part à mon collègue chinois de ma sympathie et de mes condoléances. Quant à la future résolution, les Chinois savent qu'elle aura pour objet de refonder la paix au Kosovo.
Q - Dans sa déclaration de principe, le G8 prône le retour des réfugiés. Faut-il continuer à en accueillir en France ?
R - Il fallait d'abord aider la Macédoine et l'Albanie, pays fragiles qui ont leurs propres difficultés, à les accueillir le mieux possible. Ensuite répondre avec diligence et humanité aux demandes de ceux qui veulent venir chez nous. Mais il ne faut pas infliger à ces personnes chassées de chez elles de nouveaux traumatismes en les transférant dans des pays où elles ne veulent pas aller. La connaissance de la langue ou un lien familial peuvent faciliter l'insertion de certains, tout en sachant bien que leur plus cher désir, telles les familles de Kosovars que j'ai rencontrées à Nevers la semaine dernière, est de rentrer chez eux. Après des actions d'urgence, nous allons fixer dans la résolution le droit absolu des réfugiés au retour. En pratique, ils n'accepteront de revenir chez eux que dans des conditions de sécurité convaincantes. Ce qui nous ramène à la fois à la question de la force et à celle de la future administration civile du Kosovo.
Q- Protectorat de l'Union européenne, territoire sous statut international contrôlé par l'OTAN ou par les Nations unies, indépendance pure et simple Quelle est l'hypothèse la plus plausible pour l'avenir du Kosovo ?
R - La solution retenue par le G8, est celle d'un Kosovo autonome - et non indépendant - sous administration internationale pendant une période transitoire. Il reste à trancher la question de savoir à qui le Conseil de sécurité va la confier. Les Quinze ont proposé que cela soit à l'Union européenne. Les Etats-Unis et les Russes considèrent qu'ils doivent jouer un rôle aussi, ce qui pourrait se faire, par exemple dans le cadre de l'OSCE. Rien n'est définitivement décidé. Nous pensons que l'Union européenne est la mieux placée pour assurer le leadership de cette future administration
Q - La Yougoslavie perdrait donc toute souveraineté sur ce territoire.
R - Non. La résolution des Nations unies réaffirmera, comme la conclusion du G8, la souveraineté et l'intégrité de la Yougoslavie, ainsi que celle des autres Etats de la région. Et l'administration internationale sera provisoire et transitoire.
Q - Une solution sur la crise du Kosovo pourrait-elle conduire à envisager un traitement d'ensemble de la "poudrière balkanique" afin qu'elle n'explose pas tous les ans ?
R - Au delà du problème du Kosovo, il faudra à la fois que nous précisions nos vues sur l'avenir sur la réinsertion dans l'Europe de la Yougoslavie devenue démocratique et agir dans le cadre d'une approche globale et coordonnée des Balkans. L'Union européenne a une responsabilité à l'égard de cette région. Je dis pour ma part depuis longtemps, qu'il faut "européaniser les Balkans". Cela suppose de faire jouer le rôle le plus utile et le mieux coordonné possible aux différentes organisations compétentes : Union européenne, OSCE, Banque mondiale, Fonds monétaire international, Haut commissariat aux réfugiés, OTAN. Cette politique devra être à la fois conçue pour toute la région et adaptée à chaque cas particulier. Accompagner la Roumanie et la Bulgarie vers l'Union, consolider les Accords de Dayton en Bosnie, aider l'Albanie requièrent des politiques différenciées. Il existe déjà une quinzaine de plans, schémas, chartres, ou pactes pour la région. Le "Pacte de stabilité proposé par l'Allemagne pour l'Europe du sud-est" est intéressant en ce qu'il englobe presque tous les facteurs de stabilité : la sécurité, la démocratie, le développement. Nous allons apporter une contribution à ce projet et participer très activement à la préparation de la conférence sur les Balkans prévue par l'Union.
Q - N'y aura-t-il pas fatalement concurrence avec les Etats-Unis, pour ce qui concerne le rôle "d'agent de sécurité" dans la région ?
R - Les Etats Unis souhaitent que l'OTAN joue un rôle important. Ce rôle est indéniable pour ce qui concerne la sécurité dans la région. Non seulement parce qu'elle y est déjà présente - en Bosnie et Macédoine notamment - mais aussi parce plusieurs pays le demandent. L'OSCE a aussi un rôle à jouer. D'autre part, nous estimons que c'est à l'Union européenne d'élaborer un plan global à long terme qui permettra de faire des Balkans de demain une partie de l'Europe.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mai 1999)