Déclaration de M. Alain Juppé, Premier ministre, sur la situation en Bosnie, notamment les offensives des Bosno-serbes et les propositions de ripostes françaises et américaines, Paris le 22 juillet 1995.

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Circonstance : Rencontre avec l'Abbé Pierre suite à la conférence des pays du "groupe de contact" sur la Bosnie à Londres le 21 juillet 1995

Texte intégral

ABBÉ PIERRE
Faire prendre conscience à notre chère France que, là bas, sur ce petit coin de terre, ce jour, toutes les valeurs que, nous, Français, qui que nous soyons, croyants ou pas croyants, républicains attachés au souvenir de la grande Révolution ou braves gens d'aujourd'hui, là bas, ce jour, toutes les valeurs qui nous font aimer, espérer de notre pays, ces valeurs... Là bas, dans ce petit territoire - il y avait eu la domination de Tito - qui avait su résister aux pressions que voulait faire surgir le colosse soviétique...
J'avais connu la Yougoslavie dans la première année du pouvoir de Tito - invité un mois là bas - il avait réussi à ce qu'il y ait des entités multiples, respectées et dans Sarajevo, je l'ai vu avant-hier, dans les conversations avec les représentants de tous les courants d'opinion et de religion, entre musulmans, orthodoxes, catholiques et juifs, c'était la fraternité. Ils étaient habitués à vivre ensemble. Et on me disait : "les mariages mixtes sont fréquents et c'est la fête des deux communautés. Et le jour de la fête du Yom Kippour pour le Juif ou de telle fête pour l'Islam ou Pâques pour les chrétiens, les voisins de l'immeuble se réunissent, c'est la fête commune de tous, chacun conservant, bien sûr, l'originalité de sa foi". Mais si nous laissons périr un lieu comme cela, le néo-nazisme, qui est déjà commencé chez nous, qui fait déjà tellement de terribles ravages, inquiétants, chez nos voisins - nos frères désormais - allemands. Ce néo-nazisme, si nous ne faisons pas que la force vienne cogner sur la brute qui veut écraser une petite Nation, si nous ne faisons pas tout ce qu'il faut pour cela...
Je continuerai auprès des Américains et des Britanniques pour que des décisions autres que des avertissements sérieux, comme la conclusion de la journée de Londres, autre chose que cela, mais que des coups qui font mal frappent la brute qui veut dévorer le faible. Si nous ne le faisons pas, prenons garde ! L'Europe n'est pas encore faite, elle n'est pas forte, elle est fragile, et les forces du néo-nazisme peuvent faire évanouir nos espérances. Il faut que nous luttions de toutes nos énergies. Je leur ai dit là bas, malheureusement, votre malheur arrive 10 ans trop tôt, l'Europe n'a pas encore pris l'habitude de prendre des décisions avec un gouvernement et de les exécuter. Les militaires, du simple soldat aux généraux, me disaient : "Mais nous, on est des soldats, on est aux ordres des hommes politiques, on attend qu'ils nous commandent. Jusqu'ici, on a un stock d'armes, mais on nous interdisait de nous en servir, alors qu'on nous envoyait là pour protéger. Mais pour se servir des armes, il fallait attendre qu'on ait été tué. Quand on voyait que l'ennemi approchait et allait enlever..." Car il y a des faits dont on nous a donné des détails épouvantables, ils sélectionnent des jeunes filles en se disant : celle-ci est assez jolie, alors, on la prend et telle autre, dans un autre camion, elle ira crever dans les prairies, on la lâchera jusqu'au moment où on fera des tentes.
C'est ça qui se vit là bas, et c'est cela qui menace l'Europe en guerre et finalement le monde, si nous ne faisons pas que le faible ne soit pas impunément... J'ai dit aux Serbes, si vous n'entrez pas dans un autre chemin, le châtiment tombera comme la foudre. Je souhaite que la force de frappe que les Américains envisagent, qui serait le point le plus important des travaux de la journée de Londres, soit le châtiment qui tombe comme la foudre sur, pas seulement les combattants serbes, mais leurs dirigeants. Que la force de frappe tombe sur le Parlement, sur le palais présidentiel qui, hypocrites, nous font croire que ce sont des unités insoumises qui font toutes ces agressions contre la Bosnie. Ce n'est pas vrai, c'est un mensonge, c'est consenti, c'est accepté, c'est voulu par les suprêmes généraux et par les suprêmes hommes politiques de Belgrade. Et si véritablement on est décidé à ce que le faible soit sauvé, il faudra probablement frapper aussi sur les têtes des responsables.
ALAIN JUPPÉJ'étais très attentif au témoignage de l'Abbé Pierre pour qui j'ai toujours eu beaucoup de respect, et je crois qu'il est le mieux à même de situer le débat là où il doit se situer, c'est-à-dire, au niveau des valeurs et des principes qui sont les nôtres. L'abbé Pierre a évoqué la conférence de Londres, elle a le mérite d'avoir permis, notamment aux Français, aux Britanniques et aux Américains, d'exprimer une claire détermination à ne pas laisser se reproduire ce qui s'est passé à Srebrenica et à Zepa. J'aurais préféré pour ma part que la proposition française fut immédiatement agréée. Mais la conférence de Londres vaudra par la manière dont le message clair adressé aux Serbes sera appliqué. Sera-ce une fois encore un avertissement non suivi des faits ? Ou allons-nous véritablement nous donner les moyens de le faire respecter ? C'est ce à quoi nous travaillons, et la France est pour sa part décidée à tout faire pour que les moyens suivent. Voilà ce que j'ai dit, ce matin, à l'Abbé Pierre que j'ai été heureux de recevoir ici à l'Hôtel Matignon.