Interview de Mme Geneviève Fioraso, secrétaire d'Etat à l'enseignement supérieur et à la recherche dans "La Tribune" du 28 novembre 2014, sur la recherche spatiale et le rôle du CNES et de l'Agence spatiale européenne.

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Média : La Tribune

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Q - Rosetta est un succès incroyable. Quels enseignements en tirez-vous ?
R - Trois enseignements ! Le premier, c'est que Hubert Curien a eu une intuition formidable de faire de l'espace un dossier européen avec l'Agence spatiale européenne (ESA) et donc de pousser les compétences françaises à travers l'Europe. Le deuxième, c'est que Rosetta démontre que la France, en s'appuyant sur ses organismes de recherche, son agence spatiale, le CNES, son opérateur Arianespace, ses industriels, peut être fer de lance des meilleurs talents de l'Europe du spatial, tant sur le plan scientifique qu'industriel. Pour saluer l'exploit européen de Rosetta, la Nasa a félicité l'ESA. Rosetta a peut-être été moins spectaculaire que les premiers pas de l'homme sur la Lune, mais elle est au même niveau quand on connaît la prouesse scientifique et technologique de cette mission.
Q - La France est-elle condamnée à jouer collectivement dans l'espace ?
R - Il ne faut surtout pas jouer tout seul parce que ce n'est pas la bonne échelle. Quand l'Europe s'unit, elle peut faire de grandes choses. Et pour le faire, il faut être Européen car c'est la bonne taille critique. La France ne perd donc pas son âme quand elle est européenne. Au contraire, une mission comme Rosetta valorise les atouts de la filière spatiale française, fondée sur l'excellence scientifique du CNES et de ses partenaires de recherche publique comme sur celle de ses industriels.
Elle est même l'une des meilleures armes antipopulistes : c'est l'Europe de l'excellence qui tire vers le haut. C'est pour cela qu'il faut pérenniser dans la constance les investissements de moyen et long terme dans l'espace. Il ne faut surtout pas lâcher, même dans les périodes de contrainte budgétaire. Il faut donc continuer à investir dans des domaines de recherche fondamentale, et l'espace en fait partie.
Q - Pas facile en période de crise d'investir dans la recherche fondamentale...
R - C'est mon troisième enseignement. Il ne faut pas opposer recherche technologique et recherche fondamentale. Rosetta est le meilleur exemple de la rencontre de la technologie et de la recherche scientifique fondamentale au plus haut niveau. Concrètement, les astrophysiciens ont travaillé sur la mission Rosetta avec des informaticiens, des électroniciens, des spécialistes de l'optronique, des matériaux... La technologie accélère la science fondamentale et celle-ci stimule la technologique.
Q - Aujourd'hui, l'Europe peut-elle consacrer 1,3 milliard d'euros à un projet de l'ampleur de Rosetta dans une période où les budgets sont contraints ?
R - Mais Rosetta a coûté à la France 14 millions d'euros par an depuis le début de la mission, en 1996. Il faut relativiser. Le ministère de la recherche gère des budgets récurrents plus importants.
Q - Quels sont les prochains défis ?
R - Nous sommes aujourd'hui dans la dimension des exo planètes. Avec la grande exploration spatiale, les nouveaux défis sont là. Et ce ne sont pas seulement des questions scientifiques, politiques, de souveraineté ou encore de prestige des États, ce sont également des questions quasi métaphysiques qui touchent tout le monde. Ces grands projets nous renvoient à nos origines, à la possibilité de vie ailleurs que sur la Terre, font rêver et réfléchir. Aujourd'hui, il y a de nombreuses aventures en cours, dont Galileo, le grand GPS européen, qui sont de véritables défis scientifiques, technologiques, industriels.
Q - Justement, Galileo, c'est compliqué...
R - Ce n'est pas une raison pour ne pas s'y engager. Au contraire. Le risque zéro n'existe pas, même si, dans le spatial, compte tenu des investissements, tous les dispositifs de sécurité sont poussés au maximum.
Q - Galileo est-il aujourd'hui un échec ?
R - C'est un projet très ambitieux. Il y a des difficultés mais une partie de la constellation était prévue comme satellites de réserve en cas de problème...
Q - Mais il manque déjà au moins six satellites...
R - Nous n'avons pas complètement perdu les deux derniers satellites : ils envoient des données, même s'ils ne sont pas sur la bonne orbite. Ce n'est pas forcément en adéquation avec les objectifs initiaux, mais ils ne sont pas inutiles et nous donneront des informations précieuses. S'agissant des satellites de validation en vol et d'une façon générale, il est encore trop tôt pour tirer un diagnostic. Mais nous allons y arriver. Il faut persévérer sur ce type de projets très ambitieux et apprendre à rebondir après des difficultés. Nous n'allons pas abandonner maintenant. Les agences spatiales et les scientifiques doivent faire au préalable un point précis, stabiliser la situation et indiquer la feuille de route. À ce moment-là, la Commission européenne validera ou pas. J'ai confiance dans ce programme.
Q - En revanche, il y a un projet sur les rails semble-t-il, c'est Ariane 6. Comment avez-vous convaincu l'Allemagne de se lancer sans passer par Ariane 5 ME ?
R - Cela fait plusieurs mois que nous parlons régulièrement, mon homologue Brigitte Zypries et moi, pour avancer ensemble vers une solution convergente. Deux arguments l'ont convaincue. Le premier, c'est la concurrence internationale qui s'accélère. Ce qui implique que nous n'avons plus le temps de prendre des chemins de traverse. Il faut aller droit au but. Et droit au but, c'est Ariane 6. Car il faut aller tout de suite vers le lanceur le plus compétitif, le plus modulaire et le moins cher. Le second argument, c'est la fiabilité de la feuille de route. Elle a fait l'objet d'une convergence, d'une coconstruction entre les agences et les industriels, mais pas d'un chèque en blanc. C'est la première fois qu'un programme de lanceur fait l'objet d'une coconstruction entre les agences, les industriels et les utilisateurs. Mais, in fine, ce qui emporte l'adhésion, c'est bien la vision politique commune.
Q - Pourquoi cette feuille de route est-elle la plus fiable ?
R - Le programme Ariane 6 tel qu'il est défendu par la France est le mieux à même de faire face à la concurrence internationale qui s'est accélérée. Il offre moins de ruptures technologiques que la solution qui avait précédemment été proposée par les agences, le PPH. Avec le PHH, nous sommes dans une configuration validée. Les technologies utilisées par la propulsion sont connues et déjà expérimentées. En outre, les retours industriels sont plus équilibrés au niveau qualitatif entre la France et l'Allemagne. Nous sommes davantage dans un partage. Il y a un socle franco-allemand : la France ne pouvait pas faire Ariane 6 sans les Allemands, ni sans le soutien des autres pays européens, bien entendu. En outre, il fallait, comme le demandait l'Allemagne, une intégration industrielle plus importante, une prise de risques plus grande des industriels - les deux tiers du marché relèvent du secteur commercial et un tiers de l'institutionnel. Quand les deux tiers du marché proviennent du marché commercial, il est normal que l'industrie prenne plus de risques. Et si elle prend davantage de risques, il est normal qu'elle participe davantage à la conception et qu'elle partage la stratégie.
Q - L'autorité de conception est-elle confiée aux industriels ?
R - Il y a une démarche partagée. Les agences vont définir les spécifications de haut niveau et les industriels auront plus de marge dans la manière de mettre en oeuvre et de répondre à ces spécifications. Pour faire simple, l'ESA garde la coordination générale, fixe les grandes lignes, parle au nom des États membres et ensuite les industriels s'engagent sur des objectifs... qu'ils s'engagent à tenir. Chacun est dans son périmètre de responsabilités. Enfin, la société commune proposée par Airbus Defence and Space et Safran pour les lanceurs augmente la fiabilité de la feuille de route. Elle permet une meilleure intégration industrielle ainsi qu'une meilleure cohérence et cohésion industrielle.
Q - Et l'Allemagne a été convaincue...
R - J'ai fait valoir à mon homologue allemande que tous les prérequis demandés par l'ESA et voulus par l'Allemagne avaient été pris en compte. La France a fait plusieurs pas en direction de l'Allemagne en modifiant la solution initiale PPH, en faisant en sorte que les industriels s'engagent vers plus d'intégration tout en partageant davantage les risques. Tous les pas ont donc été faits en direction de l'Allemagne. Il devait ensuite y avoir des pas de l'Allemagne en direction de la France. Cela a été fait dans un esprit résolument européen, avec l'ensemble des États membres.
Q - Les Allemands ont quand même récupéré de la charge...
R - Mais ils l'auraient eue. À partir du moment où la solution technique avec PHH a été proposée, nous savions que OHB allait récupérer de la charge de travail. En Allemagne, ce n'était pas complètement homogène non plus. La DLR, qui avait participé aux travaux de cet été, était plutôt favorable. C'était plutôt du côté du BMWI que s'exprimaient les réticences les plus fortes. Nous avons emporté la décision politiquement grâce à Brigitte Zypries, en accord avec le ministre allemand Sigmar Gabriel, dont elle est proche. Et nous sommes arrivés le 13 novembre à une orientation favorable à Ariane 6.
Q - Comment les pays se répartissent-ils le programme Ariane 6 ?
R - Nous ne pouvons pas encore donner les pourcentages de répartition. Mais il y a encore une marge de négociations à la ministérielle, mais la situation n'est pas bloquée contrairement à la dernière ministérielle de Naples. Les participations seront du même ordre, même si des ajustements sont encore en cours.
Q - Les Allemands, ils ont obtenu un point d'étape, à mi-2016. Pourrait-il y avoir un blocage pour Ariane 6 ?
R - C'est toujours le cas pour les grands projets. Cela me paraît normal qu'il y ait des points d'étape pour de tels investissements, publics et privés. Il y a effectivement un « gono go » en 2016 mais la décision politique sera prise à Luxembourg.
Q - Vous avez donc gagné...
R - Il faut attendre le 2 décembre, mais je suis raisonnablement optimiste. C'est l'Europe qui est gagnante, sa souveraineté, son industrie, avec des emplois à la clé. On a davantage anticipé qu'en 2012. Et nous sommes bien plus avancés que la dernière fois, où la conférence n'avait pas été anticipée par mes prédécesseurs.
Q - Quels sont les droits et devoirs de la société commune entre Airbus et Safran ?
R - La répartition des responsabilités entre l'ESA et les industriels est en train d'être formalisée. Il y aura un Mémorandum of Understanding (MoU) sur les principes de gouvernance entre l'ESA, les industriels en tant qu'autorités sur les lanceurs et le CNES en tant qu'autorité de conception sur le segment sol. Tout sera formalisé : les interfaces, la définition des interfaces, les modes de contrôle, les modes de suivi, le partage des risques en cas d'échec, les paiements, qui seront débloqués après franchissement de livrables technologiques. Il n'y aura pas de micro management de projet.
L'ESA gardera une vision globale pour les États membres sur l'ensemble du projet et sera l'autorité de contractualisation des développements, l'industrie deviendra maître d'oeuvre du lanceur et le CNES maître d'oeuvre du pas de tir, en concertation avec Arianespace. Aucun chèque en blanc n'est donné, ni d'un côté, ni de l'autre. Il n'est pas question de privatiser le spatial, comme je le lis parfois. Nous ne déléguons pas une ambition spatiale aux industriels. Nous avons besoin d'eux et ils ont besoin de nous, la filière étant duale.
Q - Allez-vous garantir cinq lancements institutionnels ? Est-ce possible ?
R - Cela fait partie de l'accord.
Q - Mais cinq lancements institutionnels, cela paraît énorme...
R - Ce sont les ordres de grandeur entre l'ESA, Eumetsat, la commission et les États membres. Nous avons pris des ordres de grandeur réalistes. Le nombre de lancements institutionnels annuels pour Ariane 6 ne sera pas augmenté par rapport à aujourd'hui pour atteindre cet objectif chiffré. Mais cela signifie, tacitement, que chaque pays membre accepte le principe d'une préférence européenne.
Q - Mais ce n'est pas obligatoire...
R - On ne peut pas écrire obligation, à cause des règles européennes. Mais préconiser la préférence européenne est déjà un signe fort.
Q - Quand Arianespace va-t-elle rejoindre la société commune ? Et le CNES ?
R - J'ai rencontré des salariés de la direction des lanceurs du CNES à la Cité des sciences de la Villette lors de l'atterrissage de Philae. Ils n'étaient pas opposés au projet. Personne n'a compris que la DLA allait déménager ou être absorbée. Ce n'est pas du tout l'état d'esprit. Ils ont bien compris qu'il y aurait des compétences et des expertises qui seraient, peut-être, sollicitées. Mais personne ne sera contraint. Les choses vont se faire progressivement. Quant à Arianespace, elle n'est pas concernée par la première étape de la société commune. Mettons déjà en oeuvre la première étape et on verra ensuite pour la deuxième. Allons-y pas à pas. Je pense que la nouvelle gouvernance sera beaucoup plus simple et cohérente.
Q - Les femmes sont-elles bien représentées dans les métiers de l'espace ?
R - Non, et la situation doit évoluer. Je voudrais lancer un appel pour que les jeunes filles se dirigent davantage vers les professions de l'espace. Ce n'est pas normal que les filles, plus nombreuses à obtenir des bacs scientifiques, avec un meilleur niveau que les garçons, s'orientent majoritairement vers les sciences de la vie, la biologie, la chimie et les professions de santé quand elles choisissent des carrières scientifiques. Elles ne vont pas suffisamment vers les maths, la physique, l'espace, l'astrophysique... c'est dommage ! La mixité des équipes est toujours un plus. C'est plus productif, plus créatif. Il faut soutenir toutes les initiatives stimulant l'accès des femmes aux professions scientifiques, en particulier dans l'espace.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er décembre 2014