Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec les correspondants de l'AFP et du "Monde", sur les relations franco-japonaises et sur la lutte contre le dérèglement climatique, à Tokyo le 13 mars 2015.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Déplacement au Japon, les 13 et 14 mars 2015

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Nous avons un dialogue régulier avec le Japon, qui se fonde sur une communauté de valeurs et sur notre volonté d'agir pour la paix afin d'assumer notre responsabilité internationale. Nous avons donc un dialogue régulier, une rencontre annuelle au plus haut niveau : cette année, il est probable que ce sera le Premier ministre français qui arrivera ici à l'automne. Nous avons des consultations permanentes entre les affaires étrangères et j'ai eu depuis octobre trois entretiens avec mon collègue et ami M. Kishida ; des visites nombreuses entre les deux pays ont été par ailleurs effectuées. Nous avons des réalisations concrètes dans un certain nombre de domaines : développement durable, énergie, innovation et l'accent sera mis dessus à partir de l'année prochaine avec l'Année de l'innovation, mais aussi défense et sécurité.
Cette visite-ci aura trois aspects : d'abord un format bilatéral, cet après-midi je vois le Premier ministre, M. Abe, ensuite nous avons avec M. Le Drian une réunion en format 2+2.
Un autre aspect de cette visite, c'est que je vais m'exprimer en tant que président de la COP 21 au Forum de Sendai : je rencontrerai aussi M. Ban Ki-moon. Enfin, nous avons une troisième partie à dominante gastronomique.
Prenons les trois aspects :
Le 2+2 : nous avons mis en place ce format affaires étrangères/défense avec le Japon, qui est le seul pays de la région asiatique avec lequel nous avons cette formule. Le Japon veut plus s'engager en tant que stabilisateur sur la scène internationale en faveur de la paix. Il y a déjà eu un certain nombre de résultats en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, car nous sommes malheureusement tous touchés ; nous avons aussi un accord intergouvernemental dans le domaine des équipements de défense, ce qui sera le cadre d'une autre coopération, avec un certain nombre de perspectives pour l'espace, les hélicoptères. Et puis nous avons déjà des actions communes en Afrique et dans le Pacifique Sud. Nous pouvons et nous voulons aller plus loin et échanger sur les crises internationales (Ukraine, Irak, Syrie, Iran). Au-delà de ce format, je rencontrerai le Premier ministre durant ce séjour, ce sera une occasion d'aborder les points importants en matière internationale.
Sendai : c'est intéressant parce que c'est une conférence sur la réduction des risques de catastrophes. On pourrait dire que la réduction des risques de catastrophes est une chose différente de la lutte contre le réchauffement climatique. De fait pourtant, il faut savoir que les deux tiers des catastrophes dites «naturelles» viennent du dérèglement climatique. Le succès de la conférence de Sendai sera une clé pour le succès de la conférence de Paris. Je suis invité à m'exprimer en tant que président de la COP 21 et je montrerai le lien entre ces deux aspects, je montrerai ce qui peut être fait. Nous souhaiterions rassembler tout ce qui est fait pour que les personnes et territoires vulnérables (les petites îles du Pacifique) puissent être avertis à l'avance de la survenance de catastrophes, mais aussi en termes d'actions, que certains secteurs, la construction par exemple, prennent en compte ces problèmes. Cela fait partie de ce qu'on appelle l'adaptation. J'expliquerai aussi quelle est ma vision de la COP 21.
Il y aura aussi l'aspect diplomatie économique et en l'occurrence diplomatie gastronomique. Je suis un adepte de la diplomatie globale, il y a l'aspect stratégique, l'Iran, l'Irak, mais aussi culturel, économique que j'ai mis en tête de mes actions. Comme j'ai demandé à récupérer le tourisme et que cela a été fait, je mets beaucoup l'accent sur la gastronomie car c'est un des atouts de la France. Il y avait eu des patrons japonais qui avaient été bien reçus en France, nous faisons désormais l'opération retour. Nous avons invité un certain nombre de très grands patrons japonais et il y a quatre chefs cuisiniers français étoilés qui vont faire la cuisine. Le lendemain, nous serons reçus pour un repas dans un restaurant japonais par le grand chef M. Murata, qui a des liens étroits avec la France. C'est à la fois pour renforcer la proximité avec ces patrons japonais, mais aussi pour leur dire que la France est un pays accueillant aussi bien pour la gastronomie et pour les investissements - aussi bien par la presse que cela va engendrer, c'est une incitation au déplacement touristique.
Au-delà de ces trois aspects, nous avons l'intention d'aborder le thème de l'innovation, thème de l'année 2016, où les Français et les Japonais se retrouvent.
Q - Sur l'AIG, quels sont les points sur lesquels la partie japonaise a insisté et ceux sur lesquels la France a insisté ?
R - L'AIG est un cadre sur lequel on peut avancer. Les points importants c'est être présent en Afrique et c'est la lutte antiterroriste. L'AIG est un cadre pour développer des actions communes en matière de défense.
Q - Pour le Japon, c'est le 4e accord de ce type, il y a une comptabilisation pour la France ?
R - Ce n'est pas le premier accord de coopération pour la France, évidemment, mais c'est le premier dans cette formule de 2+2.
Q - Peut-on en savoir plus sur ce que vous allez dire à la conférence de Sendai ?
R - Prévenir les catastrophes, d'un côté, et agir pour le climat, de l'autre, sont deux actions qui se rejoignent. La réduction des effets des catastrophes est un jalon vers l'accord pour la réduction du réchauffement climatique : le succès de la COP 21 à Paris passe par un succès de la conférence de Sendai.
J'en profiterai pour dire aux participants comment nous voyons la conférence de Paris ; hier j'ai reçu à Paris à la fois avec Mme Christiana Figueres, secrétaire exécutive de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, et MM. Ahmed Djoghlaf et Daniel Reifsnyder, co-présidents du groupe de travail international «ADP» à la Conférence de Paris, ainsi que le président du Pérou, car c'est à Lima que s'est tenue la COP 20. On a donc estimé bon de préparer les choses ensemble, on les avait aidés pour la COP 20 et ils vont nous accompagner pour la préparation de la COP 21. Je vais dire un mot sur la façon dont on prépare la COP 21 : tous les pays doivent remettre leurs contributions le plus tôt possible, en théorie avant la fin mars, pour dire ce que chacun s'engage à faire en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il y a un travail à faire pour chaque conférence internationale : c'est uniquement quand nous aurons ces contributions que nous saurons le travail à faire.
Q - Y a-t-il une dynamique positive ?
R - C'est indispensable d'avoir un succès : comme le dit Ban Ki-moon, il n'y a pas de plan B car il n'y a pas de planète B et que le dérèglement climatique peut rendre la planète invivable. Mais c'est difficile, car c'est un texte où tous les participants doivent se mettre d'accord entre 196 parties, par consensus, sur des matières très compliquées. Pour la France, c'est la plus vaste conférence diplomatique, c'est évidemment au centre de mon tour du monde pour le climat, que je fais avec le président de la République, qui s'est rendu récemment aux Philippines. Je serai accompagné ici par Mme Girardin, qui s'occupe en particulier du développement et aussi d'Afrique, qui, elle, s'exprimera pour la France.
Q - Quels engagements précis pris à Sendai pourraient constituer selon vous le succès de la Conférence ?
R - C'est un ensemble de choses. Il y a beaucoup de choses qui sont déjà faites par rapport aux catastrophes, on rendra compte de cela, on s'intéressera aux évolutions supplémentaires proposées par les Américains, les Japonais. Mon souhait est qu'on puisse aboutir à un système mondial où chaque territoire, chaque citoyen, qui est menacé par une catastrophe naturelle, qui a souvent des causes humaines, puissent être avertis suffisamment à l'avance de sa survenance. Si on prend l'exemple des Philippines, un système permettant de prévenir les typhons au moment du typhon Haiyan aurait permis d'éviter beaucoup de morts. Des systèmes existent, mais il faut généraliser leur utilisation. Dans l'idéal, ce système indiquerait aussi aux personnes touchées où aller - en Thaïlande, les gens auraient pu se retirer à l'intérieur des terres au moment du tsunami de 2004, même si c'est un territoire plat. Il y a aussi l'aspect construction : comment construire des bâtis plus résistants aux catastrophes.
Q - Margareta Wahlström, représentante spéciale de l'ONU pour la réduction du risque de catastrophe, insiste beaucoup sur l'implication du secteur privé. Qu'en pensez-vous ?
R - C'est en effet un aspect très important. Les compagnies d'assurance sont directement intéressées par cet effort, car le dérèglement climatique a des conséquences directes pour elles. Elles ont tout intérêt à s'associer à la lutte contre celui-ci, par exemple en développant la finance verte, car tout cela est lié. Les investissements dans l'économie verte, source de croissance considérable, contribuent à diminuer le dérèglement climatique, ce qui permet de réduire le risque de catastrophes : les compagnies d'assurance en sont conscientes.
La COP 21 repose ainsi sur quatre piliers : l'accord juridique, les contributions, les questions de financement et l'Agenda des solutions (apparu dans accord de Lima) qui rassemble les propositions d'action des collectivités, des grandes organisations et des compagnies privées, qui valorise l'innovation.
Q - Il y a aussi un aspect technologique très important, notamment sur la question de l'alerte précoce : le Japon peut être précurseur, car il dispose de technologies dans ce domaine
R - Beaucoup de choses ont été faites. La question est de leur généralisation, de leur mise à disposition à l'ensemble des pays. C'est l'objectif de la conférence actuelle.
Q - L'industrie est-elle de plus en plus sensible à ces questions ?
R - C'est le principal changement depuis la situation d'il y a quelques années. Trois grands changements sont intervenus depuis 5-6 ans :
La réalité de ce phénomène de réchauffement n'est plus contestée, il est formellement relié à l'activité humaine. Cette évolution est due en particulier aux travaux du GIEC.
Les entreprises sont convaincues de l'importance de ce phénomène et de la nécessité d'agir, car c'est aussi une occasion de croissance («green growth»).
Beaucoup de responsables politiques sont désormais convaincus qu'il faut s'engager : le président Obama, les responsables chinois, le secrétaire général de l'ONU, l'Union européenne...
Cela étant dit, aucun accord global n'a été trouvé jusqu'à présent. Paris 2015 est le moment où il faut arriver à cet accord - ce sera difficile, mais c'est absolument indispensable.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2015