Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "La Croix" du 21 mai 1999, sur l'aide aux réfugiés du Kosovo, la préparation de leur retour, la composition d'une "présence internationale de sécurité", la "future administration transitoire" du Kosovo et l'évocation d'un "Pacte de sécurité pour les Balkans".

Prononcé le

Média : La Croix

Texte intégral

Q - Le ministère serbe des Affaires étrangères s'est dit mardi prêt à discuter des exigences du G8. L'attitude de Belgrade évolue-t-elle réellement ?
R - Nous devons ne rien négliger, tout en restant très prudents. Pour la première fois mardi, le porte-parole du ministère yougoslave des Affaires étrangères a déclaré que la Yougoslavie pouvait "travailler sur la base des conclusions du G8, avec des réserves". Je rappelle que les ministres des Affaires étrangères du G8 ont repris, le 6 mai à Bonn, les conditions élaborées par les Alliés, notamment le déploiement d'une force qui assurera la sécurité dans le Kosovo de demain (dénommée à la demande des Russes, "présence internationale de sécurité" mais il s'agit de la même chose). S'il était confirmé que Belgrade accepte ces principes du G8 et s'engage vraiment à le mettre en oeuvre, cela changerait la situation. M. Tchernomirdyne a été à Belgrade mercredi. Nous allons analyser les propos qui lui ont été tenus.
Jusqu'ici les ouvertures faites par Belgrade se sont révélées être de pseudo-ouvertures, mais il est possible que les actions politiques et militaires menées jusqu'ici commencent à porter leurs fruits.
Q - L'urgence qu'il y a, pour la communauté internationale, à régler le problème posé par les centaines de milliers de réfugiés kosovars n'est-elle pas une source de faiblesse pour les Alliés et une arme entre les mains de Milosevic ?
R - Si c'est une arme, elle démontre la nature profonde du régime qui l'a employée. Et cela justifie amplement, s'il en était besoin, la décision, collective, des Alliés de mettre un terme à cette politique menée depuis des années. Mais si ce devait être une arme, elle n'a pas fonctionné : bien que fragiles, l'Albanie et la Macédoine ont bien résisté. Malgré quelques jours d'inévitable cafouillage, la communauté internationale s'est mobilisée en aidant et en confortant la Macédoine et l'Albanie et en ne cédant pas à une réaction précipitée qui aurait consisté à disperser les Kosovars de force n'importe où, contre leur gré. Des programmes importants (aide d'urgence, aide à la reconstitution des structures sociales des villages partout où cela est possible, aide pour que les familles séparées puisse se retrouver, soutien à une presse libre qui a pu renaître hors du Kosovo, etc.) ont été mis en place. Cependant, le but est évidemment que les réfugiés puissent rentrer chez eux en sécurité. Et le plus tôt possible.
Q - A quelle échéance est-il imaginable que les réfugiés rentrent après l'arrêt des frappes ?
R - Après le vote de la résolution, et la suspension des frappes, il faudra que la force internationale se déploie au plus vite pour sécuriser le Kosovo. Interviendra alors un élément psychologique : les réfugiés ne reviendront en masse que quand ils seront sûrs que l'accord est durable, que leur sécurité sera assurée de manière crédible, et qu'ils ne vont pas revivre à nouveau ce qu'ils ont subi. D'où l'importance de la future force militaire internationale. Nous irons aussi vite que nous pourrons.
Q - Les conditions du G8 à Slobodan Milosevic en échange d'un arrêt des frappes sont-elles négociables pour obtenir le vote d'une résolution au Conseil de sécurité ?
R - Il n'y a pas de négociation avec Belgrade sur les conditions. La discussion a lieu entre les membres du G8 et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité en vue de parvenir au vote de la résolution, qui est un élément clé de la solution.
Q - La pause dans les frappes de l'OTAN suggérée par les Italiens pour donner à Slobodan Milosevic l'opportunité d'accepter les conditions du G8 vous paraît-elle envisageable ?
R - Qu'est-ce qui empêche les autorités de Belgrade, même sans pause, de dire qu'elles acceptent les conditions posées par la communauté internationale, qu'elles retirent leurs forces et acceptent la solution définie par le G8 ?
A quel moment les frappes doivent-elles s'arrêter ? A nos yeux, l'engagement par Belgrade d'appliquer la résolution, le vote de la résolution, la suspension des frappes sont liés.
Q - Partagez-vous l'opinion de votre collègue britannique, Robin Cook qui plaide pour l'envoi rapide de troupes au sol au Kosovo ?
R - Déjà au sommet de l'OTAN à Washington, les Britanniques ont plaidé en faveur de la préparation d'une offensive terrestre, tout en souhaitent ne pas avoir besoin d'aller jusque là. Mais lors de ce sommet, les 19 pays de l'Alliance ont décidé de persévérer dans leur stratégie actuelle. Ils n'ont pas décidé d'offensive terrestre. Nous en sommes là.
Q - Vous dites ne pas négocier avec Belgrade. Pourtant, il n'est plus question, aujourd'hui, d'envoyer au Kosovo une force de l'OTAN comme envisagé lors des pourparlers de Rambouillet mais seulement une "force internationale de sécurité". N'est-ce pas une concession à Milosevic ?
R - Non, car comme je l'ai indiqué c'est un simple changement de vocabulaire, à la demande des Russes, qui désigne la même chose ; une force militaire, sur les modalités de fonctionnement de laquelle nous continuons à travailler et dont nous n'avons jamais dit, même à Rambouillet, qu'elle serait exclusivement otanienne. La participation des Russes en particulier était en débat. À ce moment-là, les Russes n'étaient pas prêt à y participer. Ils se sont depuis rapproché de nous.
Q - Cette force devrait-elle être sous commandement de l'OTAN ?
R - Les principaux points qui restent à régler avant de pouvoir adopter la résolution sont les suivants : tout d'abord, qui sera principalement chargé de la future administration transitoire du Kosovo ? Les Quinze ont proposé que ce soit l'Union européenne. Ensuite, la force. Nous voulons qu'elle soit composée de contingents des pays de l'OTAN, de la Russie, et de pays tiers (pays neutres, pays de la région ou d'autres pays). De ces trois composantes, il faut faire un ensemble coordonné avec une chaîne de commandement efficace. Tout cela sous le chapeau de l'ONU puisque découlant d'une résolution. En Bosnie, avec la SFOR, il y a un mandat de l'ONU et une chaîne de commandement de l'OTAN à laquelle les Russes sont associés. Les Russes ne veulent pas reproduire ce schéma à l'identique. On cherche une solution ad hoc pour le Kosovo. On la trouvera.
Q - Avez-vous l'impression que la Russie et son nouveau Premier ministre sont bien arrimés à cet attelage ?
R - La Russie a été très engagée, à côté de nous dans le Groupe de contact, durant toute l'année écoulée, dans la recherche d'une solution politique. Elle s'est séparée de nous sur l'action militaire. Pour autant, le contact n'a jamais été rompu. Depuis la réunion ministérielle du G8, elle est de nouveau vraiment du travail avec nous, même si elle a ses propres positions et exigences. Le changement de Premier ministre n'a pas eu d'effet sur ce point.
Q - Le président Milosevic, dont certains ministres occidentaux ont dit qu'ils perpétrait un "génocide" au Kosovo, reste-t-il à vos yeux un partenaire ?
R - Aucun président, aucun Premier ministre ni aucun ministre des Affaires étrangère n'a employé ce mot. Rappelons nous quelles abominations comparables à rien, commises entre 1941 et 1945, ce terme de génocide désigne. Il n'est nul besoin de perdre le sens des proportions pour dénoncer les horreurs commises en Yougoslavie et vouloir y mettre un terme. C'est bien du président Milosevic que les pays de l'OTAN exigent l'acceptation des cinq conditions. Les Alliés ont adressé des questions précises à Belgrade. Ils maintiennent leur pression et attendent sa réponse. De qui d'autre pourrait-elle venir ?
Q - Si Belgrade répond positivement, continuerez-vous à traiter Milosevic comme un partenaire et le garant des accords futurs ?
R - Précisons. Nous ne serons pas sur le terrain d'un accord de partenariat mais de la mise en oeuvre des dispositions précises définies par une résolution du Conseil de sécurité fondée sur le chapitre VII de la Charte des Nations unies qui autorise le recours à la force. Ce chapitre, qui fait toute la différence entre l'ONU et la Société des Nations d'avant-guerre a précisément été conçu pour pouvoir imposer quelque chose à un Etat, malgré sa souveraineté. Nous attendrons des autorités de Belgrade, quelles qu'elles soient, qu'elles appliquent cette résolution.
Q - Les Alliés et notamment la France seraient-ils prêts à donner à Milosevic certaines garanties, par exemple une immunité pour lui et sa famille devant le TPI de La Haye et les mains libres dans le reste de la Yougoslavie, c'est à dire en Voïvodine et au Monténégro ?
R - C'est une question qui ne se pose pas, et qui n'a pas été posée.
Q - Les pratiques du président Milosevic pourraient le conduire à être inculpé par le TPI de La Haye.
R - C'est à Mme Louise Arbour, le procureur général du TPI d'en décider. Elle a sa responsabilité, nous avons la nôtre. Nous coopérons étroitement. Nos démarches sont appelées à se rejoindre.
Q - Et dans le camp des Kosovars, le leader Ibrahim Rugova vous paraît-il encore représentatif ?
R - Ce n'est pas à nous, mais aux Kosovars de se prononcer quand ils le pourront. La difficulté, c'est qu'il sont dispersés et n'ont pas de moyens d'expression. Ibrahim Rugova que j'ai rencontré lundi à Bruxelles avec mes collègues des Quinze m'a paru éprouvé par les pressions qu'il a subies de la part de Belgrade, et plus encore par la mort de son ami M. Fehmi Agani. Mais, fidèle à lui-même, tranquillement courageux et fondamentalement pacifiste, il reste, me semble-t-il, en désaccord avec l'UCK sur les méthodes comme elle le reste avec lui. Rien de ce qu'il dit ne me paraît inspiré par un désir d'accommodement avec Belgrade. Il considère que l'OTAN a fait ce qui devait être fait. Pour lui, la priorité, c'est de sécuriser le Kosovo pour que les réfugiés puissent rentrer au plus tôt. Il est angoissé à l'idée qu'ils ne rentrent pas. La question du leadership kosovar ne se pose donc pas vraiment à ce stade. D'où l'attitude adoptée par les ministres des affaires étrangères des pays concernés qui consiste à avoir des contacts avec les uns et les autres : avec l'UCK et avec Ibrahim Rugova, et les autres organisations.
Q - Comment envisagez-vous le Kosovo de demain ?
R - Comme un Kosovo autonome qui fait encore partie de la République fédérale de Yougoslavie, dont nous avons, dans chaque déclaration, rappelé que la souveraineté et l'intégrité seraient préservées quelle que soit la personne qui gouverne à Belgrade. C'est une question de principe, de sens des responsabilités. Et aussi pour éviter une contagion - la grande Albanie - et une grave déstabilisation supplémentaire de la région.
Q - La France appuie la proposition allemande d'un "Pacte de stabilité" pour les Balkans. De quoi s'agit-il ?
R - Le document préparé par l'Allemagne en tant que président en exercice de l'Union européenne sous le nom de "Pacte de stabilité" synthétise nombre d'idées qui circulent depuis des années et fournit une bonne base de travail pour une grande politique de l'Union européenne. C'est dans cet esprit que nous l'avons adopté à quinze.
Depuis des années, je dis qu'il faut "européaniser les Balkans". Les peuples de cette région ne parviennent pas à coexister en sécurité et en confiance, encore moins à coopérer et, du coup, leurs problèmes nous rattrapent. Il faut rompre ce cycle infernal. Ce grand chantier s'impose à nous. Pour des raisons politiques, historiques, géographiques et de simple bon sens, l'Union Européenne doit s'y investir. C'est pour elle à la fois une responsabilité incontournable, et une occasion de mener une grande action de politique étrangère commune. L'Europe doit rassembler pour cela toutes ses forces, tous ses moyens, toutes ses politiques. Pour stabiliser la région il faut à la fois s'attaquer au sous-développement, aux racines de la crainte qu'éprouvent les groupes ethniques (en développant démocratie, respect des Droits de l'Homme, solution pacifique des différents). Il faudra consolider la sécurité avec l'OTAN et l'OSCE, coordonner les organismes compétents (OTAN, OSCE, UE, HCR, BERD, FM ...) pour éviter à tout prix concurrence et incohérence entre eux.
La conférence des Balkans qui aura cette fonction sera dans l'esprit de la France, un processus de longue haleine : 5, 10, 15 ans ? La solution durable à la crise du Kosovo, la réinsertion pleine et entière de la Yougoslavie devenue démocratique dans l'Europe moderne s'inscrivent dans ce processus. Concevoir et réussir cette grande politique pour les Balkans sera pour l'Europe, au sortir de la guerre au Kosovo, une responsabilité historique.
Q - Cette démarche implique-t-elle l'élargissement de l'Union européenne aux pays des Balkans ?
R - Une démarche "ad hoc" sera plus efficace. Il ne faut pas simplement dire "on les fait entrer dans l'OTAN", ou "on les fait entrer dans l'Union", ce n'est pas aussi simple et mécanique. Nous sommes aussi comptable du bon fonctionnement de l'Union européenne. La France n'a pas travaillé depuis des dizaines d'années sur le développement de l'Europe pour que celle-ci se dissolve dans un vaste ensemble ingérable et sans cohésion. Il faut surmonter cette contradiction. Les négociations en vue de l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie dans l'Union pourraient s'ouvrir dans un délai pas trop éloigné. Mais d'autres pays des Balkans sont très loin d'en remplir les conditions. Il faut travailler, être imaginatif, ménager des étapes, inventer une approche adaptée, qui soit "une voie vers l'Europe" pour les Balkans.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 mai 1999)